Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 83

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 189-191).

83. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

modifier
À Paris, vendredi au soir, 15 janvier 1672.

Je vous ai écrit ce matin, ma fille, par le courrier qui vous porte toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de Provence ; mais je veux vous écrire encore ce soir, afin qu’il ne soit pas dit que la poste arrive sans vous apporter de mes lettres. Tout de bon, ma belle, je crois que vous les aimez ; vous me le dites : pourquoi voudriez-vous me tromper en vous trompant vous-même ? Mais si par hasard cela n’était pas, vous seriez à plaindre de l’accablement où je vous mettrais par l’abondance de mes lettres : les vôtres font ma félicité. Je ne vous ai point répondu sur votre belle âme : c’est L’anglade qui dit, la belle âme, pour badiner ; mais, de bonne foi, vous l’avez fort belle ; ce n’est peut-être pas de ces âmes du premier ordre, comme chose[1], ce Romain qui, pour tenir sa parole, retourna chez les Carthaginois, où il fut pis que martyrisé ; mais, au-dessous, vous pouvez vous vanter d’être du premier rang : je vous trouve si parfaite et dans une si grande réputation, que je ne sais que vous dire, sinon vous admirer, et vous prier de soutenir toujours votre raison par votre courage, et votre courage par votre raison.

La pièce de Racine m’a paru belle, nous y avons été ; ma belle-fille [2] m’a paru la plus miraculeusement bonne comédienne que j’aie jamais vue : elle surpasse la Desœillets de cent mille piques ; et moi, qu’on croit assez bonne pour le théâtre[3], je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence ; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazef est beau ; j’y trouve quelque embarras sur la fin ; mais il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice. Je trouve pourtant, à mon petit sens, qu’elle ne surpasse pas Andromaque, et pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus,

que votre idée était au-dessus de Appliquez, et ressouvenez-vous

de cette folie, et croyez que jamais rien n’approchera, je ne dis pas surpassera, je dis que rien n’approchera des divins endroits de Corneille. Il nous lut l’autre jour, chez M. de la Rochefoucauld, une comédie qui fait souvenir de sa défunte veine[4]. Je voudrais cependant que vous fussiez venue avec moi après-dîner, vous ne vous seriez point ennuyée ; vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt ; vous auriez admiré votre bellesœur ; vous auriez vu lésante. ? (les demoiselles de Grancey) devant vous, et la Bordeaux[5], qui était habillée en petite mignonne. M. le Duc était derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son nez dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu’il y fasse ; tout le bel air était sur le théâtre : le marquis de Villeroi avait un habit de bal ; le comte de Guiche ceinturé comme son esprit ; tout le reste en bandits. J’ai vu deux fois ce comte chez M. de la Rochefoucauld ; il me parut avoir bien de l’esprit, et il était moins surnaturel qu’à l’ordinaire. Voilà notre abbé, chez qui je suis, qui vous mande qu’il a reçu le plan de Grignan, dont il est très-content : il s’y promène déjà par avance ; il voudrait bien en avoir le profil ; pour moi, j’attends à le bien posséder que je sois dedans. J’ai mille compliments à vous faire de tous ceux qui ont entendu les agréables paroles du roi pour M. de Grignan. Madame de Verneuil me vient la première, elle a pensé mourir. Adieu, mon enfant. Que vous dirai-je de mon amitié, et de tout l’intérêt que je prends à vous à vingt lieues à la ronde, depuis les plus grandes jusques aux plus petites choses ? J’embrasse Y admirable Grignan, le prttde/i^coadjuteur, et le présomptueux Adhémar : n’est-ce pas là comme je les nommais l’autre jour ?


  1. M. de Sauvebeuf, rendant compte à M. le Prince d’une négociation pour laquelle il était allé en Espagne, lui disait : Chose, chose, le roi d’Espagne, m’a dit, etc.
  2. Madame de Sévigné désigne par ces mots la Champmèlé, que son fils avait aimée.
  3. On voit par là que madame de Sévigné jouait très-bien la comédie en société. Elle parle à M. de Pomponne du théâtre de Fresnes, dans la lettre du 1er août 1667.
  4. Cette pièce ne pouvait être Pulchérie, représentée en 1672.
  5. Dont la fille fut mariée au comte de Fontaine-Martel, premier écuyer de la demoiselle d’Orléans.