Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 60

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 146-150).

60. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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Aux Rochers, dimanche 26 juillet 1671.

Je veux vous apprendre qu’hier, comme j’étais toute seule dans ma chambre avec un livre précieusement[1] à la main, je vois ouvrir ma porte par une grande femme de très-bonne mine ; cette femme s’étouffait de rire, et cachait derrière elle un homme qui riait encore plus fort qu’elle : cet homme était suivi d’une femme fort bien faite, qui riait aussi ; moi, je me mis à rire sans les reconnaître, et sans savoir ce qui les faisait rire. Quoique j’attendisse aujourd’hui madame de Chaulnes, qui doit passer deux jours ici, j’avais beau la regarder, je ne pouvais comprendre que ce fut elle : c’était elle pourtant, qui m’amenait Pomenars, qui en arrivant à Vitré lui avait mis dans la tête de me venir surprendre. La Murinette beauté était de la partie, et la gaieté de Pomenars était si extrême, qu’il aurait réjoui la tristesse même : ils jouèrent d’abord au volant ; madame de Chaulnes y joue comme vous ; et puis une légère collation, et puis nos belles promenades, et partout il a été question de vous. J’ai dit à Pomenars que vous étiez fort en peine de toutes ses affaires, et que vous m’aviez mandé que, pourvu qu’il n’y eût que le courant, vous ne seriez point en inquiétude ; mais que tant de nouvelles injustices qu’on lui faisait vous donnaient beaucoup de chagrin pour lui : nous avons fort poussé cette plaisanterie, et puis cette grande allée nous a fait souvenir de la chute que vous y fîtes un jour ; la pensée m’en a fait devenir rouge comme du feu. On a parlé longtemps là-dessus, et puis du dialogue bohème, et puis enfin de mademoiselle du Plessis, et des sottises qu’elle disait, et qu’un jour vous en ayant dit une, et son vilain visage se trouvant auprès du vôtre, vous n’aviez pas marchandé, et lui aviez donné un soufflet pour la faire reculer ; et que moi, pour adoucir les affaires, j’avais dit : Mais voyez comme ces petites filles se jouent rudement ; et que j’avais dit à sa mère : Madame, ces jeunes créatures étaient si folles ce matin, qu’elles se battaient : mademoiselle du Plessis agaçait ma fille, ma fille la battait ; c’était la plus plaisante chose du monde ; et qu’avec ce tour, j’avais ravi madame du Plessis, de voir nos petites filles se réjouir ainsi. Cette camaraderie de vous et de mademoiselle du Plessis, dont je ne faisais qu’une même chose pour faire avaler le soufflet, les a fait rire à mourir. La Murinette vous approuve fort, et jure que la première fois qu’elle viendra lui parler dans le nez, comme elle fait toujours, elle vous imitera, et lui donnera sur sa vilaine joue. Je les attends tous présentement : Pomenars tiendra bien sa place ; mademoiselle du Plessis viendra aussi ; ils me montreront une lettre de Paris faite à plaisir, où l’on mandera cinq ou six soufflets donnés entre femmes, afin d’autoriser ceux qu’on veut lui donner aux états, et même de les lui faire souhaiter pour être à la mode. Enfin je n’ai jamais vu un homme si fou que Pomenars : sa gaieté augmente en même temps que ses affaires criminelles ; s’il lui en vient encore une, il mourra de joie. Je suis chargée de mille compliments pour vous ; nous vous avons célébrée à tout moment. Madame de Chaulnes dit qu’elle vous souhaiterait une madame" de Sévigné en Provence, comme celle qu’elle a trouvée en Bretagne ; c’est cela qui rend son gouvernement beau, car quelle autre chose pourrait-ce être ? Quand son mari sera venu, je la remettrai entre ses mains, et ne m’embarrasserai plus de son divertissement ; mais vous, ma chère fille, que je vous plains avec votre tante d’Harcourt [2]! quelle contrainte ! quel embarras ! quel ennui ! Voilà qui me ferait plus de mal mille fois qu’à personne, et vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison. Oui, mon enfant, je vous le jure et si j’étais à Grignan, j’écumerais votre chambre pour vous faire plaisir, comme j’ai fait mille fois-: après cette marque d’amitié, ne m’en demandez plus, car je hais l’ennui plus que la mort, et j’aimerais fort à rire avec vous, Vardes et le seigneur Corbeau. Défaites-vous de cette trompette du jugement : il y a vingt ans qu’elle me déplaît, et que je lui dois une visite.

Je trouve votre vie fort réglée et fort bonne. Notre abbé vous aime avec une tendresse et une estime qu’il n’est pas aisé de dire en peu de mots ; il attend avec impatience le plan de Grignan et la conversation de M. d’Arles ; mais, sur toutes choses, il vous souhaiterait bien cent mille écus, soit pour faire achever votre château, soit pour tout ce qu’il vous plairait. Toutes les heures ne sont pas comme celles qu’on passe avec Pomenars, et même on s’ennuierait bientôt de lui : les réflexions qu’on fait sont bien contraires à la joie. Je vous ai mandé que je croyais que je ne bougerais d’ici ou de Vitré. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle : le désert de Buron [3], ou l’ennui de Nantes avec madame de Molac, ne conviennent point à son humeur agissante. Je serai souvent ici ; et madame de Chaulnes, pour m’ôter les visites, dira toujours qu’elle m’attend. Pour mon labyrinthe, il est net, il a des tapis verts, et les palissades sont à hauteur d’appui ; c’est un aimable lieu : mais, hélas ! ma chère enfant, il n’y a guère d’apparence que je vous y voie jamais.

Di mcmoria nudrirsi, più che di speme.

C’est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne comprenez-vous pas bien qu’il n’y a jour, ni heure, ni moment, que je ne pense à vous, que je n’en parle quand je puis, et qu’il n’y a rien qui ne m’en fasse souvenir ? Nous sommes sur la fin du Tasse, e Goffredo a spiegato il gran vessillo délia crose sopra 7 muro. Nous avons lu ce poëme avec plaisir. La Mousse est bien content de moi, et de vous encore plus, quand il songe à l’honneur que vous faites à sa philosophie. Je crois que vous n’auriez pas eu moins d’esprit quand vous auriez eu la plus sotte mère du monde : mais enfin tout ensemble n’a pas mal fait. Nous avons envie de lire Guichardin, car nous ne voulons point quitter l’italien ; la Murinette le parle comme le français. J’ai reçu une lettre de notre cardinal[4], qui me dit encore pis que pendre du gros abbé[5] qui est avec lui. Adieu, ma très-aimable ; je ne daigne pas vous dire que je vous aime, vous le savez, et je ne trouve point de paroles qui puissent vous faire comprendre comme mon cœur est pour vous. J’achèverai demain cette lettre, et vous manderai à quoi se divertit ma compagnie.

Ma compagnie est couchée, parce qu’il est minuit. Nous avons fait ce soir de grandes promenades, et après souper nous avons coupé les cheveux à la petite du Cernet, et lui avons mis le premier appareil, que nous lèverons demain. La Murinette beauté est habile comme la Vienne[6]. Pomenars ne fait que de sortir de ma chambre ; nous avons parlé assez sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de sa tête. Le comte de Créance veut à toute force qu’il ait le cou coupé ; Pomenars ne veut pas : voilà le procès[7]. Madame de Chaulnes me disait tantôt que l’abbé Testu, après avoir été quelque temps à Richelieu, enfin, sans autre façon, s’était établi chez madame de Fontevrault, où il est depuis deux mois ; ils le virent, en passant, il y a un mois ; le prétexte, c’est qu’il y a de la petite vérole à Richelieu : si cette conduite ne lui est fort bonne, elle lui sera fort mauvaise. Je ne savais pas que M. de Condom eût rendu son évêché ; madame de Chaulnes m’a assuré que cela était fait[8]. La petite personne a en voyé des chansons à sa sœur ; nous ne les trouvons pas trop bonnés : je suis fort aise que vous ayez approuvé les miennes ; on ne peut pas les élever plus haut que de les mettre sur le ton des dragons ; il me semble que j’aurais dû l’entendre d’ici ; cela fait voir qu’il y a bien loin d’ici à Grignan. Hélas ! que cette pensée m’afflige, et que je m’ennuie d’être si longtemps sans vous voir ! Adieu, ma chère fille ; je vais me coucher tristement, et vous embrasse de tout mon cœur.

Ma petite est aimable, et sa nourrice est au point de la perfection : mon habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la merveille de ce maréchal qui devint excellent peintre par amour.


  1. Avant la comédie des Précieuses ridicules, le titre de précieuse se prenait en bonne part, et signifiait la distinction et la suprême élégance en toute chose.
  2. Elle était venue à Grignan voir son neveu, Elle habitait ordinairement le Pont-Saint-Esprit.
  3. Terre de M. de Sévigné, située à quelques lieues de Nantes.
  4. De Retz.
  5. Pierre Camus, abbé de Pontcarré, aumônier du roi.
  6. Valet de chambre du roi.
  7. Il s’agissait de l’enlèvement de Mlle de Bouille par le marquis de Pomenars. Le comte de Créance, père de la demoiselle, poursuivait pour crime de rapt M. de Pomenars.
  8. Bossuet, ayant été nommé précepteur de M. le dauphin, ne crut pas devoir conserver un évêché dans lequel il ne pouvait plus résider.