Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 297

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 613-616).

297. — DE Mme DE SÉ\IGNÉ À Mme DE GRIGNAN. modifier

Aux Rochers, dimanche 16 octobre 1689.

Quelle joie, ma chère enfant, que le quinquina ait produit ses effets ordinaires ! Je vous avoue que je tremblais en ouvrant votre lettre, car tout est à craindre d’un tempérament comme celui de M. le chevalier. Quel bonheur qu’un remède si chaud se soit accommodé avec la chaleur de son sang ! vous avez grande raison de croire que je prenais un extrême intérêt à la suite de cette terrible maladie. Mais comme vous êtes le centre de toutes les conduites, et la cause de toutes les santés, je me réjouis infiniment avec vous de tant de bons succès, car M. de Grignan s’en veut mêler aussi. Savez-vous bien que je suis encore plus surprise que la goutte ait guéri les entrailles de M. de Grignan, et que le beau temps ait chassé la goutte, que je ne suis étonnée que le quinquina ait guéri la fièvre ? Vous pouvez donc vous applaudir du régime du riz, qui est si adoucissant, et qui peut avoir fait tous ces miracles. Je n’ai garde de m’éloigner de Grignan, pendant que vous avez la joie de voir vos Grignans en si bonne santé ; j’y prends trop de part. Je ne veux pas même aller à Paris, de peur de me distraire : c’est une chose plaisante que la manière dont madame de Lavardin m’en presse, et m’en facilite tous les moyens, et de quels tons madame de Chaulnes se sert aussi ; il semble qu’elle soit gouvernante de Bretagne ; mais je lui ferai bien voir que c’est à présent la maréchale d’Estrées[1], et que je ne suis plus sous ses lois. En vérité, elles sont aimables ; je ne crois pas qu’on puisse employer des paroles plus fortes, ni plus pressantes, ni trouver de plus solides expédients ; et le tout, parce qu’elles craignent que je ne m’ennuie, que je ne sois malade, que mon esprit ne se rétrécisse, que je ne meure enfin ; elles veulent me voir, me gouverner : M. du Bois s’en mêle aussi : cette conspiration est trop jolie ; je l’aime et je leur en suis très-obligée, sans en être émue. Je veux vous garder leurs lettres ; vous verrez si l’amitié et la vérité n’y brillent pas.

On me mande que c’est M. de Coëtlogon qui aura la députation[2] ; je n’en ai pas douté, et je crois que M. de Chaulnes n’en doutait pas non plus. Il avait bon esprit, il voyait le retour du parlement, le présent de la ville de Rennes, la part que M. de Coëtlogon paraissait avoir à tout cela, comme gouverneur de cette ville, où l’on tient les états : tout parle pour lui ; il fait une dépense enragée : c’est un bonheur que le voyage de Rome brouille et confonde tout cela : je doute que ce bon duc en corps et en âme eût pu l’emporter ; ainsi Dieu fait tout pour le mieux. Mais quand j’ai accusé M. de Chaulnes de négligence, je n’étais pas moins pour lui dans les pièces justificatives. Quoi, ma fille ! vous toute cartésienne, toute raisonnable, toute juste dans vos pensées, je vous attraperais à juger qu’il a tort sur un sujet où il a raison, parce qu’il aurait manqué d’activité dans une autre occasion ! et cet endroit vous empêcherait de voir les autres ! Voilà une étrange justice ! vous seriez bien fâchée que la quatrième des enquêtes eût jugé ainsi votre procès : moi misérable, je me trouvai toute telle à cet égard que si nous avions eu la députation. Je sentis pourtant cet endroit en l’écrivant : mais je crus qu’il trouverait son passeport auprès de vous, et que vous vous souviendriez d’une chose que je dis souvent : ce qui est bon, est bon ; ce qui est vrai, est vrai^ cela doit être toujours vu de la même façon : s’il y a des facettes sur d’autres sujets, il ne faut point les mêler, non plus que de certaines eaux dans certaines rivières. Je crus encore que vous vous souviendriez que l’ingratitude est ma bête d’aversion ; de bonne foi, je ne la puis souffrir, et je la poursuis en quelque lieu que je la trouve : mais je vois bien que vous avez oublié tout cela, puisque vous avez cru voir quelque chose de forcé dans ce que je vous disais : je le sentis, mais sauvez-moi du moins de la pensée que j’aie voulu me parer de cette sotte générosité de province ; je serais fâchée que vous me crussiez si changée : je trouvai ce beau sentiment si naturellement au bout de ma plume, que je vous en reparle fort naïvement, et je vous conjure qu’avec la même justice vous soyez persuadée que si la lenteur et la négligence ont paru dans cette dernière occasion, les justificatives n’en sont pas moins vraies, ni les ingrats moins ingrats ; en vérité, cela ne se doit point confondre, et même vous voyez présentement que ces bous gouverneurs n’ont pas tort.

Je ne suis point encore revenue de mon étonnement au sujet de l’esprit de M. de Chaulnes, et du changement que vous me dites y avoir remarqué : en vérité, je ne le reconnais pas ; il était tout un autre homme dans notre petit voyage ; c’était votre génie qui le ressuscitait, votre présence était trop forte, jointe avec les affaires de Rome ; il en était accablé. Il y a un cardinal vénitien, nommé Barbarigo y évêque de Padoue, qui avait plus de voix qu’il ne lui en fallait au scrutin pour être pape ; mais l’accessit[3] gâta tout ; je ne sais ce que c’est, je vois bien seulement que c’est quelque chose qui empêche qu’on ne soit pape : cependant il n’y en aura un que trop tôt ; je me promène souvent avec cette triste pensée.

J’aime tout à fait les louanges naturelles de Coulanges pour Pauline ; elles lui conviennent fort, et m’ont fait comprendre sa sorte d’agrément, bridé pourtant par des gens qui ont un peu mis leur nez[4] mal à propos : si ce comte avait voulu ne donner que ses yeux et sa belle taille, et vous laisser le soin de tout le reste, Pauline aurait brûlé le monde[5]. Cet excès eût été embarrassant : ce joli mélange est mille fois mieux, et fait assurément une aimable créature. Sa vivacité ressemble à la vôtre ; votre esprit dérobait tout y comme vous dites du sien ; voilà une louange que j’aime. Elle saura l’italien dans un moment, avec une maîtresse meilleure que n’était la vôtre. Vous méritiez bien une aussi parfaitement aimable fille que celle que j’avais : je vous avais bien dit que vous feriez de la vôtre tout ce que vous voudriez, par la seule envie qu’elle a de vous plaire ; elle me paraît fort digne de votre amitié. Me revoilà seule ; mon fils et sa femme sont encore à Rennes ; ma femme de Vitré s’en est allée ; je suis fort bien, ne me plaignez pas. Mon fils attend M. de la Trémouille, qui vient incessamment. Il est avec ce maréchal (d’Estrées), comme avec un homme dont il est connu ; il joue tous les soirs au trictrac avec lui. Tout brille de joie à Rennes, du retour du parlement, qui sera le premier de décembre ; les états s’ouvriront le 22 de ce mois ; le maréchal a des manières agréables et polies ; les Bretons en sont fort contents ; on aime le changement : voilà, ma très-chère, tout ce que je sais. Ne soyez point en peine de ma solitude, je ne la hais pas ; ma belle-fille reviendra incessamment. J’ai soin de ma santé ; je ne voudrais point être malade icirquand il fait beau, je me promène ; quand il fait mouillé, quand il fait brouillard, je ne sors point ; je suis devenue sage ; mais vous, la reine et la cause efficiente de la santé des autres, ayez soin de la vôtre, reposez -vous de vos fatigues, et songez que votre conservation est encore un plus grand bien pour eux que celui que vous leur avez fait.


  1. Le maréchal d’Estrées commandait en Bretagne en l’absence de M. de Chaulnes.
  2. M. de Chaulnes avait promis de faire avoir cette députation à M. de Sévigné, et ne l’avait pas fait.
  3. L’arrivée des cardinaux français, savoir : les cardinaux de Bouillon, de Bonzi, et de Furstemberg ; le cardinal d’Estrées était déjà dans le conclave.
  4. Le nez de Pauline ressemblait d’abord à celui de madame de Sévigné, et plus tard à celui de M. de Grignan.
  5. Mot de Tréville sur madame de Grignan.