Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 259

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 539-541).

259. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.

modifier
À Paris, ce 25 avril 1687.

Je commence ma lettre aujourd’hui, et je ne l’achèverai qu’après avoir entendu demain l’oraison funèbre de M. le Prince, par le P. Bourdaloue. J’ai vu M. d’Autun qui a reçu votre lettre, et le fragment de celle que je vous écrivais. Je ne sais si cela était assez bon pour lui envoyer ici : ce qui est bon à Autun, pourrait n’avoir pas les mêmes grâces à Paris. Toute mon espérance est qu’en passant par vos mains vous l’aurez raccommodé, car ce que j’écris en a besoin. Quoiqu’il en soit, mon cousin, cela fut lu à l’hôtel de Guise ; j’y arrivai en même temps ; on me voulut louer, mais je refusai modestement les louanges, et je grondai contre vous et contre M. d’Autun. Voilà l’histoire du fragment. La pensée d’être fâché de paraître guidon dans le livre de notre généalogie est tellement passée à mon fils, et même à moi, que je ne vous conseille point de rien retoucher à cela. Il importe peu que dans les siècles à venir il soit marqué pour cette charge, qui a fait le commencement de sa vie, ou pour la sous-lieutenanee.

Je suis charmée et transportée de l’oraison funèbre de M. le Prince, faite par le P. Bourdaloue. Il s’est surpassé lui-même, c’est beaucoup dire. Son texte était : Que le Roi l'avait pleuré, et dit à son peuple : Nous avons perdu un Prince qui était le soutien d Israël.

Il était question de son cœur, car c’est son cœur qui est enterré aux Jésuites. Il en a donc parlé, et avec une grâce et une éloquence qui entraîne ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fait voir que son cœur était solide, droit et chrétien. Solide, parce que, dans le haut de la plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus des louanges ; et là il a repassé en abrégé toutes ses victoires, et nous a fait voir, comme un prodige, qu’un héros en cet état fût entièrement au-dessus de la vanité et de l’amour de soi-même. Cela a été traité divinement.

Un cœur droit. Et sur cela il s’est jeté sans balancer tout au travers de ses égarements, et de la guerre qu’il a faite contre le roi. Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite, qui fait qu’on tire les rideaux, qu’on passe des éponges, il s’y est jeté lui à corps perdu, et a fait voir par cinq ou six réflexions, dont l’une était le refus de la souveraineté de Cambrai, et de l’offre qu’il avait faite de renoncer à tous ses intérêts plutôt que d’empêcher la paix, et quelques autres encore, que son cœur dans ses dérèglements était droit, et qu’il était emporté par le malheur de sa destinée, et par des raisons qui l’avaient comme entraîné à une guerre et à une séparation qu’il détestait intérieurement, et qu’il avait réparées de tout son pouvoir après son retour, soit par ses services, comme à Tolhuys, Senef, etc., soit par les tendresses infinies et par les désirs continuels de plaire au roi, et de réparer le passé. On ne saurait vous dire avec combien d’esprit tout cet endroit a été conduit, et quel éclat il a donné à son héros, par cette peine intérieure qu’il nous a si bien peinte, et si vraisemblablement.

Un cœur chrétien. Parce que M. le Prince a dit dans ses derniers temps que, malgré l’horreur de sa vie à l’égard de Dieu, il n’avait jamais senti la foi éteinte dans son cœur ; qu’il en avait toujours conservé les principes : et cela supposé, parce que le prince disait vrai, il rapporte à Dieu ses vertus même morales, et ses perfections héroïques, qu’il avait consommées par la sainteté de sa mort. Il a parlé de son retour à Dieu depuis deux ans, qu’il a fait voir noble, grand et sincère ; et il nous a peint sa mort avec des couleurs ineffaçables dans mon esprit et dans celui de l’auditoire, qui paraissait pendu et suspendu à tout ce qu’il disait, d’une telle sorte qu’on ne respirait pas. De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible ; et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque. C’est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël. Enfin, mes chers enfants, voilà ce qui vous doit toujours donner une assez grande curiosité pour voir cette pièce imprimée. Celle de M. de Meaux l'est déjà. Elle est fort belle, et de main de maître. Le parallèle de M. le Prince et de M. de Turenne est un peu violent ; mais il s’en excuse en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c’est un grand spectacle qu’il présente de deux grands hommes que Dieu a donnés au roi, et tire de là une occasion fort naturelle de louer Sa Majesté, qui sait se passer de ces deux grands capitaines, tant est fort son génie, tant ses destinées sont glorieuses. Je gâte encore cet endroit ; mais il est beau. Adieu, mon cousin ; je suis lasse, et vous aussi. Je t’embrasse, ma nièce, et ton petit de Langheac.