Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 25

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 80-82).

25. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN. modifier

À Paris, lundi 9 février 1671.

Je reçois vos lettres, comme vous avez reçu ma bague ; je fonds en larmes en les lisant ; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié : on croirait que vous m’écrivez des injures ou que vous êtes malade, ou qu’il vous est arrivé quelque accident, et c’est tout le contraire ; vous m’aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d’une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse ; et lorsque j’apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l’état où je suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m’écrire vos sentiments que vous n’aimez à me le dire ; de quelque façon qu’ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité qui n’est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites sentir pour vous tout ce qu’il est possible de sentir de tendresse ; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense continuellement à vous : c’est ce que les dévots appellent une pensée habituelle, c’est ce qu’il faudrait avoir pour Dieu, si l’on faisait son devoir : rien ne me donne de distraction ; je vois ce carrosse qui avance toujours, et qui n’approchera jamais de moi : je suis toujours dans les grands chemins, il me semble que j’ai quelquefois peur que ce carrosse ne verse ; les pluies qu’il fait depuis trois jours me mettent au désespoir ; le Rhône me fait une peur étrange. J’ai une carte devant mes yeux ; je sais tous les lieux où vous touchez : vous êtes ce soir à Nevers ; vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je n’ai pu vous écrire qu’à Moulins par madame de Guénégaud. Je n’ai reçu que deux de vos lettres : peut-être que la troisième viendra ; c’est la seule consolation que je souhaite, pour.d’autres, je n’en cherche pas. Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble ; cela viendra peut-être, mais il n’en est pas question encore. Les duchesses de Verneuil et d’Arpajon[1] me veulent réjouir ; je les en ai remerciées : je n’ai jamais vu de si belles âmes qu’il y en a dans ce pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez madame de Villars [2] à parler de vous, et à pleurer ; elle entre bien dans mes sentiments. Hier je fus au sermon de M. d’Agen [3] et au salut, et chez madame de Puisieux, et chez madame de Pui-du-Fou, qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un petit manteau fourré, elle aurait l’esprit en repos. Aujourd’hui je m’en vais souper au faubourg tête à tête [4]. Voilà les fêtes de mon carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous : c’est une dévotion qui n’est pas chimérique. Je n’ai vu Adhémar [5] qu’un moment ; je m’en vais lui écrire, pour le remercier de son lit ; je lui en suis plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir, ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Continuez à m' écrire. Tout ce que vous avez laissé d’amitiés ici est augmenté : je ne finirais point à vous faire des compliments, et à vous dire l’inquiétude où l’on est de votre santé.

Mademoiselle d’Harcourt fut mariée avant- hier ; il y eut un grand souper maigre à toute la famille ; hier, un grand bal et un grand souper au roi, à la reine, à toutes les dames parées : c’était une des plus belles fêtes qu’on puisse voir.

Madame d’Heudicourt est partie avec un désespoir inconcevable, ayant perdu toutes ses amies, convaincue de tout ce que madame Scarron avait toujours défendu, et de toutes les trahisons du monde [6]. Mandez-moi quand vous aurez reçu mes lettres. Je fermerai tantôt celle-ci.

Lundi au soir.

Avant que d’aller au faubourg je fais mon paquet, et je l’adresse à M. l’intendant à Lyon. La distinction de vos lettres m’a charmée : hélas ! je la méritais bien par la distinction démon amitié pour vous.

Madame de Fontevrault [7] fut bénite hier ; MM. les prélats furent un peu fâchés de n’y avoir que des tabourets.

Voici ce que j’ai su de la fête d’hier : toutes les cours de l’hôtel de Guise étaient éclairées de deux mille lanternes. La reine entra d’abord dans l’appartement de mademoiselle de Guise[8], fort éclairé, fort paré ; toutes les dames se mirent à genoux autour de ia reine, sans distinction de tabourets : on soupadans cet appartement. Il y avait quarante dames à table ; le souper fut magnifique ; le roi vint, et fort gravement regarda tout sans se mettre à table ; on monta plus haut, où tout était préparé pour le bal. Le roi mena la reine, et honora l’assemblée de trois ou quatre courantes, et puis s’en alla au Louvre avec sa compagnie ordinaire. Mademoiselle ne voulut point venir à l’hôtel de Guise. Voilà tout ce que je sais

Je veux voir le paysan de Sully, qui m’apporta hier votre lettre ; je lui donnerai de quoi boire : je le trouve bien heureux de vous avoir vue. Hélas ! comme un moment me paraîtrait, et que j’ai de regret à tous ceux que j’ai perdus ! Je me faits des dragons[9] aussi bien que les autres. Adieu, ma chère enfant, l’unique passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c’est la seule chose qui me peut donner de la consolation.


  1. Catherine-Henriette d’Harcourt-Beuvron, troisième femme de Louis, duc d’Arpajon. La duchesse de Verneuil était fille du chancelier Séguier.
  2. Mère du maréchal duc de ce nom.
  3. Claude Joly, célèbre prédicateur, depuis évêque d’Agen.
  4. Avec madame de la Fayette, rue de Vaugirard.
  5. Joseph Adhémar de Monteil, frère de M. de Grignan, connu d’abord sous le nom d’Adhémar, fut appelé le chevalier de Crignan, après la mort de Charles-Philippe d' Adhémar son frère ; et, s’étant marié dans la suite avec N... d’Oraison, il reprit le nom de comte d’Adhémar.
  6. Il parait qu’elle écrivait à M. de Béthune, ambassadeur en Pologne, ce qui se passait de plus particulier à la cour.
  7. Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, célèbre par son esprit et par son savoir. Elle était sœur du duc de Vivonne, et de mesdames de Thianges et de Montespan.
  8. Marie de Lorraine, qui mourut en 1688, à 93 ans.
  9. Expression familière entre la mère et la fille, pour dire des chagrins, des inquiétudes.