Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 226

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 469-473).

226. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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À Paris, mercredi l €f mai 1680.

Je ne sais quel temps vous avez en Provence, mais celui qu’il a fait ici depuis trois semaines est si épouvantable, que plusieurs voyages en ont été dérangés ; le mien est du nombre. Voilà un commencement de lune qui pourra nous ramener du beau temps, et me faire partir : je ne sais point encore le jour ; je ne puis vous dire la douleur que me donne ce second adieu : il me semble que je suis folle de m’ éloigner encore de vous, et de mettre une distance de cent lieues par-dessus celle qui y est déjà. Je hais bien les affaires ; je trouve qu’elles nous gourmandent beaucoup, et nous font aller et venir, et tourner à leur fantaisie. Je serai si affligée en partant, qu’il ne tiendra qu’à ceux qui me verront monter en carrosse de croire que je les regrette beaucoup ; car il me sera impossible de retenir mes larmes ; cependant il faut s’en aller pour revenir.

Mademoiselle de Méri est dans votre petite chambre ; le bruit de cette porte qui s’ouvre et qui se ferme, et la circonstance de ne vous y point trouver, m’ont fait un mal que je ne puis vous dire. Tous mes gens font de leur mieux auprès d’elle ; et si je voulais me vanter, je vous montrerais bien un billet qu’elle m’écrivit l’autre jour, tout plein de remercîments des secours que je lui donne ; mais je suis modeste, je me contenterai de le mettre dans mes archives. J’ai vu madame de Vins ; elle est abîmée dans ses procès ; nous causâmes pourtant beaucoup, nous admirâmes cet étrange mélange des biens et des maux, et l’impossibilité d’être tout à fait heureuse. Vous savez tout ce que la fortune a soufflé sur la duchesse de Fontanges ; voici ce qu’elle lui garde, une perte de sang si considérable, qu’elle est encore à Maubuisson dans son lit avec la fièvre qui s’y est mêlée, elle commence même à enfler ; son beau visage est un peu bouffi. Le prieur de Cabrières ne la quitte pas ; s’il fait cette cure, il ne sera pas mal à la cour. Voyez si l’état où elle se trouve n’est pas précisément contraire au bonheur d’une telle beauté. Voilà de quoi méditer ; mais en voici un autre sujet. Madame de Dreux[1] sortit hier de prison ; elle fut admonétée, qui est une très-légère peine, avec cinq cents livres d’aumône. Cette pauvre femme a été un an dans une chambre où le jour ne venait que d’un très-petit trou d’en haut, sans nouvelles, sans consolation. Sa mère, qui l’aimait très-passionnément, qui était encore assez jeune et bien faite, et qu’elle aimait aussi, mourut, il y a deux mois, de la douleur de voir sa fille en cet état ; madame de Dreux, à qui on ne l’avait point dit, fut reçue hier à bras ouverts de son mari et de toute sa famille, qui l’allèrent prendre à cette chambre de l’Arsenal. La première parole qu’elle dit, ce fut : Et où est ma mère ? et d’où vient qu’elle n’est pas ici ? M. de Dreux lui dit qu’elle l’attendait chez elle. Elle ne put sentir la joie de sa liberté, et demandait toujours ce qu’avait sa mère, et qu’il fallait qu’elle fût bien malade, puisqu’elle ne venait point l’embrasser. Elle arrive chez elle : Quoi ! je ne vois point ma mère ! Quoi ! je ne l’entends point ! Elle monte avec précipitation ; on ne savait que lui dire : tout le monde pleurait : elle courait dans sa chambre, elle l’appelait ; enfin, un père célestin, son confesseur, parut, et lui dit qu’elle ne> la trouverait point, qu’elle ne la verrait que dans le ciel ; qu’il fallait se résoudre à la volonté de Dieu. Cette pauvre femme s’évanouit, et ne revint que pour faire des plaintes et des cris qui faisaient fendre le cœur, disant que c’était elle qui l’avait tuée ; qu’elle voudrait être morte en prison ; qu’elle ne pouvait rien sentir que la perte d’une si bonne mère. Le petit Coulanges était présent à ce spectacle ; il avait couru chez M. de Dreux, comme beaucoup d’autres, et il nous conta tout ceci, hier au soir, si naturellement et si touché lui-même, que madame de Coulanges en eût les yeux rouges, et moi j’en pleurai sans pouvoir m’en empêcher. Que dites-vous de cette amertume, qui vient troubler sa joie et son triomphe, et les embrassements de toute sa famille et de tous ses amis ? Elle est encore aujourd’hui dans des pleurs que M. de Richelieu ne peut essuyer ; il a fait des merveilles dans toute cette affaire. Je me suis jetée insensiblement dans ce détail, que vous comprendrez mieux qu’une autre, et dont tout le monde est touché. On croit que M. de Luxembourg sera tout aussi bien traité que madame de Dreux ; car même il y avait des juges qui étaient d’avis de la renvoyer sans être admonétée ; et c’est une chose terrible que le scandale qu’on a fait,1 sans pouvoir convaincre les accusés : cela marque aussi l’intégrité des juges.

Le discours de votre prédicateur nous a paru admirable. Le Bourdaloue prêcha, comme un ange du ciel, l’année passée et celle-ci, car c’est le même sermon. Ce que vous m’avez mandé de ce monde, qui paraîtrait un autre monde si l’on voyait le dessous des cartes de toutes les maisons, est quelque chose de bien plaisant et de bien véritable. Eh, bon Dieu ! que savons-nous si le cœur de cette princesse dont nous disons tant de bien est parfaitement content ? elle a paru triste trois ou quatre jours ; que sait-on ? elle voudrait être grosse, elle ne l’est pas encore ; elle voudrait peut-être voir Paris et Saint-Cloud ; elle n’y a point encore été : elle est complaisante, et ne songe qu’à plaire ; que sait-on si cela ne lui coûte rien ? que sait-on si elle aime également les dames qui ont l’honneur d’être auprès d’elle ? que sait-on enfin si une vie si retirée ne l’ennuie point ? Je suis à cet endroit, lorsque je reçois dans ce moment votre aimable et triste lettre du 24 ; vraiment, ma très-chère, elle me touche sensiblement.

Je ne suis point encore partie, c’est le mauvais temps qui m’a arrêtée ; c’eut été une folie de s’exposer, tout était déchaîné. Je vous écrirai encore vendredi de Paris, et vous parlerai du petit bâtiment ; j’y donne mon avis la première, et je ne suis pas si sotte que vous pensez, quand il est question de vous. Il y a des histoires qui nous content de plus grands miracles ; et pourquoi certaines amitiés cèderaient-elles à l’autre ; ainsi je deviens architecte. Je vous admire sur tout ce que vous dites de la dévotion : eh, mon Dieu ! il est vrai que nous sommes des Tantales, nous avons l’eau tout auprès de nos lèvres, nous ne saurions boire. Un cœur de glace, un esprit éclairé, c’est cela même. Je n’ai que faire de savoir la querelle des jansénistes et des molinistes pour décider ; il me suffit de ce que je sens en moi ; le moyen d’en douter dès le moment que l’on s’observe un peu ? Je parlerais longtemps là-dessus, et j’en eusse été ravie, quand nous étions ensemble : mais vous coupiez court, et je reprenais tout aussitôt le silence ; Corbinelli en avait l’endosse, car j’aime ces vérités. Il vient d’entendre par hasard un sermon de l’abbé Fléchier[2], à la vêture d’une capucine dont il est charmé. C’était sur la liberté des enfants de Dieu, que le prédicateur a ex pliquée hardiment. « Il a fait voir qu’il n’y avait que cette fille de « libre, puisqu’elle avait une participation de la liberté de J. C. et « des saints ; qu’elle était délivrée de l’esclavage de nos passions, « que c’était elle qui était libre, et non pas nous ; qu’elle n’avait <« qu’un maître, que nous en avions cent ; et que bien loin de la « plaindre, comme nous faisions, avec une grossièreté condamnais ble, il fallait la regarder, la respecter, l’envier, comme une personne choisie de toute éternité pour être du nombre des élus. » J’en supprime les trois quarts : mais enfin c’était une pièce achevée. On n’imprime point l’oraison funèbre de madame de Longueville.

Vous me demandez pourquoi je ne mène point Corbinelli. Il s’en va en Languedoc, il est comblé des biens et des manières obligeantes de M. de Vardes, qui accompagne les douze cents francs {de pension) d’une si admirable sauce ; je veux dire de tant de paroles choisies, et de sentiments si tendres et si généreux, que la philosophie de notre ami n’y résiste pas. Vardes est tout extrême ; et comme je suis persuadée qu’il le haïssait, parce qu’il le traitait mal, il l’aime présentement, parce qu’il le traite bien : c’est le proverbe italien[3] et son contraire. Je m’en vais donc avec le bon abbé et des livres, et votre idée, dont je recevrai tous mes biens et tous mes maux. Je vous promets qu’elle m’empêchera de demeurer le soir au serein ; je me représenterai que cela vous déplaît : ce ne sera pas la première fois que vous m’aurez fait rentrer au logis de cette sorte. Je vous promets de vous consulter et de vous obéir toujours, faites-en de même pour moi, et ne vous chargez d’aucune inquiétude ; reposez-vous de ma conservation sur ma poltronnerie ; je n’ai pas en vous les mêmes sujets de confiance, j’ai bien des choses à vous reprocher ; et, sans aller jusqu’à Monaco, n’ai-je pas les bords du Rhône, où vous forcez tous les braves gens de votre famille à vous accompagner malgré eux ? malgré eux, vous dis-je ; souvenez-vous au contraire que je mourais de peur a pied en passant les vaux d’Olioules[4] : voilà ce qui doit justifier mes craintes et fonder votre tranquillité. Faites donc en sorte que mon souvenir vous gouverne, comme le vôtre me gouvernera ; je ne vous dis point les peines que me causera cet éloignement ; j’y donnerai les meilleurs ordres que je pourrai, et j’éclaircirai, autant qu’il me sera possible, l’entre chien et loup de nos bois : je commence par la Loire et par Nantes, qui n’ont rien de triste. Je crois que mon fils viendra me conduire jusqu’à Orléans. Je suis persuadée des complaisances de M. de Grignan ; il a des endroits d’une noblesse, d’une politesse, et même d’une tendresse extrême ; je vois en lui d’autres choses dont les contre-coups sont difficiles à concevoir ; et comme tout est à facettes, il a aussi des endroits inimitables pour la douceur et l’agrément de la société ; on l’aime, on le gronde, on l’estime, on le blâme, on l’embrasse, on le bat. Adieu, ma très-chère, je vous quitte enfin. Il me semble que vous vous moquez de moi, quand vous craignez que je n’écrive trop ; ma poitrine est à peu près délicate comme celle de Georget[5] : excusez la comparaison, il sort d’ici : mais vous, ma très-belle, je vous conjure de ne point m’écrire. Montgobert, prenez la plume, et ne m’abandonnez pas.


  1. Impliquée dans l’affaire des poisons.
  2. Esprit Fléchier, nommé à l’évêché de Lavaur eu 1685, et transféré à celui de Nimes en 1687.
  3. Chi offendi non perdona.
  4. Les vaux d’Olioules, qu’on appelle en langage du pays leis baous d’Olioules, ne sont autre chose qu’un chemin étroit, d’environ une lieue, à côté d’une petite rivière qui passe entre deux montagnes très-escarpées en Provence.
  5. Fameux cordonnier pour femmes.