Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 2

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 44-46).

2. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE[1]. modifier

Aujourd’hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette ; il s’est assis sans façon, comme l’autre fois. M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main : il a répondu qu’il avait déjà dit les raisons qui l’empêchaient de prêter le serment. Là-dessus M. le chancelier s’est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre ; que le roi l’avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.

M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.

M. le chancelier a interrompu : Comment ! vous dites donc que le roi abuse de sa puissance ? M. Fouquet a répondu : C’est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi : ce n’est point ma pensée, et j’admire qu’en l’état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais, monsieur, vous savez bien vous-même qu’on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste ; le lendemain vous-le cassez : vous voyez qu’on peut changer d’avis et d’opinion.

Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j’y suis ; mais je n’y suis pas par ma volonté, on m’y mène ; il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c’est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main : peut-être pouvait-on bien me l’épargner, après les services que j’ai rendus et les charges que j’ai eu l’honneur d’exercer.

Après cela M. le chancelier a continué l’interrogatoire de la pension des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement ; je voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.

Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri [2] ; et comme ceux qui ont donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on prétend faire le procès à Gadagne ; il y a des gens qui en veulent à sa tête : tout le public est persuadé pourtant qu’il ne pouvait pas faire autrement. On parle fort ici de M. d’Aleth, qui a excommunié les officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre père, comme cela le réunira avec le P. Annat [3]. Adieu, je sens l’envie de causer qui me prend ; je ne veux pas m’y abandonner : il faut que le style des relations soit court


  1. Les lettres qui suivent, et qui concernent l’affaire de Fouquet, ont été adressées au marquis de Pomponne, qui fut depuis ministre des affaires étrangères.

    Le procès de Fouquet est un des événements remarquables du règne de Louis XIV. Le projet de le perdre fut tramé avec un art si odieux, et la conduite de ses ennemis, dont plusieurs étaient ses juges, fut si passionnée, qu’on s’intéresserait pour lui, quand même il eût été plus coupable qu’il ne Tétait. Accusé et arrêté comme coupable- du désordre des finances, il fut condamné au bannissement pour crime d’État. Son crime était un projet vague de résistance, et de fuite dans les pays étrangers, qu’il avait jeté sur le papier quinze ans auparavant, dans le temps où les factions de la Fronde partageaient la France, et où il croyait avoir à se plaindre de l’ingratitude de Mazarin. Ce projet, qu’il avait absolument oublié, fut trouvé dans les papiers qui furent saisis chez lui.

    On sait qu’on était parvenu à faire croire à Louis XIV que Fouquet pouvait être à craindre. Il fut accompagné d’une garde de cinquante mousquetaires qui le conduisirent à la citadelle de Pignerol, le roi ayant converti le bannissement en prison perpétuelle. On craignait qu’il ne lui restât des appuis formidables. Il lui resta Pellisson et la Fontaine : l’un le défendit avec éloquence, et l’autre pleura ses malheurs dans une élégie très-belle et très-touchante, dans laquelle il osa même demander sa grâce au roi.

    Le récit fait par madame de Sévigné sur ce grand procès a un tel intérêt historique, que nous avons cru devoir le reproduire dans ce choix de lettres.

  2. Première expédition contre Alger.
  3. Confesseur de Louis XIV.