Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 184

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 384-385).

184. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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À Paris, mardi 8 juin 1677.

Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout ; vous ne savez que trop ce que mon cœur est pour vous : mais puis-je vous cacher tout à fait l’inquiétude que me donne votre santé ? c’est un endroit par où je n’avais pas encore été blessée ; cette première épreuve n’est pas mauvaise : je vous plains d’avoir le même mal pour moi ; mais plût à Dieu que je n’eusse pas plus de sujet de craindre que vous ! Ce qui me console, c’est l’assurance que M. de Grignan m’a donnée de ne point pousser à bout votre courage ; il est chargé d’une vie où tient absolument la mienne : ce n’est pas une raison pour lui faire augmenter ses soins ; celle de l’amitié qu’il a pour vous est la plus forte. C’est aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande encore ma fille : observez-la bien, parlez à Montgobert, entendez-vous ensemble pour / une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma chère Montgobert. Ah ! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont autour de vous ne vous manqueront pas ; mais ils vous seront bien inutiles, si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux que personne ; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller à Grignan, et que tout d’un coup vous trouviez que vous n’en avez pas assez pour revenir à Paris ; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne voudront pas que l’honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au point d’être plus épuisée que vous ne l’êtes ; ah ! ne croyez pas que je puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu’à notre honte tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l’affront que vous ferez à l’air natal, pourvu que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez la bonne Troène, dont l’amitié est charmante ; nulle autre ne m’était propre ; je vous écrirai encore demain un mot ; ne m’ôtez point cette unique consolation. J’ai bien envie de savoir de vos nouvelles ; pour moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. J’ai dîné, je m’en vais chercher madame de Vins et mademoiselle de Méri. Adieu, mes chers enfants : que cette calèche que j’ai vue partir est bien précisément ce qui m’occupe, et le sujet de toutes mes pensées !