Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 140

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 299-302).

140. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN. modifier

À Paris, lundi 9 septembre 1675.

Adieu, ma très-chère, je m’en vais monter en carrosse. Je quitte Paris pour quelque temps, avec la douleur de ne recevoir plus si règlement vos lettres, ni celles de mon fils, dont l’armée n’est point tant composée de pâtissiers, que je ne sois fort en peine de lui, non pas quand je pense au prince d’Orange, mais à M. de Luxembourg, qui est dans l’armée de mon fils, et à qui les mains démangent furieusement. Hélas ! vous souvient-il de notre folie, que M. de Turenne était dans V armée de votre frère ? Enfin, voilà tous mes commerces dérangés : je n’espère pas même que je puisse encore être bonne à votre divertissement : tout le fagotage de bagatelles que je vous mandais va être réduit à rien ; et si vous ne m’aimiez, vous feriez fort bien de ne pas ouvrir mes lettres. Je m’en vais donc, ma très-chère, avec le bon abbé et Marie ; y ai deux hommes à cheval et six chevaux : je m’en vais par Orléans et par Nantes : je vous écrirai par les chemins ; c’est une de mes tendresses, comme dit Monceaux.

Je n’ai jamais vu un homme adorable comme d’Hacqueville ; je ne sais pas comme sont les autres ; mais, pour celui que nous connaissons, je croirais qu’il n’a point son pareil, sans la notoriété qui dit les d’Hacqueville[1]. Je lui ai recommandé une affaire du sénéchal de Rennes ; ne le connaît-on point dans votre voisinage ? Elle était épineuse, et il fallait de l’habileté pour l’entendre ; je priai d’Hacqueville d’y entrer ; il en a fait la sienne, il y a travaillé, il a disputé contre Parère[2], qui était contraire ; il l’a rapportée devant M. de Pomponne, pour empêcher qu’il ne la comprit mal ; enfin il n’y a qu’à baiser les pas par où il passe. Le sénéchal est si étonné de trouver un cœur comme celui-là sur la terre, et d’avoir gagné son affaire, qu’il me croit la plus riche femme de France d’avoir un tel ami ; il a raison : servez- vous-en donc, sans crainte de le fatiguer ; et du gros abbé (de Pontcarré), si vous avez quelque lettre de change à envoyer ; car il faut connaître les talents. Vous ne manquerez pas de nouvelles ; la bonne Troche vous mandera les grandes ; mais, comme vous dites, tout va bien ; il n’y aura que douceur et agrément dans le reste de cette année : comprenez un peu ce que c’est que ce grand prince de Condé, qui se retire, qui se retranche, et qui envisage le mois d’octobre et la goutte. M. de Lorraine ne voulait point qu’on s’amusât au siège de Trêves, et disait : « Vous y périrez, messieurs ; songez qu’il y a quatre mille hommes dans Trêves, et un maréchal de France en colère. » En effet, ce maréchal fait des miracles ; il nettoie la tranchée tous les deux ou trois jours avec une propreté extraordinaire : mais enfin, mes belles, rien n’est imprenable, il faudra se rendre. La maréchale (de Créqui) dit toujours que M. de Sanzei est dans Trêves ; je ne le crois point du tout : ce serait une belle chose si, pendant que sa femme le pleure d’un côté, et refuse l’espérance de le trouver dans cette place assiégée, elle allait apprendre qu’il y eût été tué !

Je dis hier adieu à M. de la Garde ; s’il vous embrasse, laissezle faire, c’est pour moi : je l’aime beaucoup ; profitez bien de son bon esprit. Je vous exhorte, ma chère enfant, à conserver votre santé, si vous m’aimez. J’entends que vous me dites la même chose, et je vous assure que je le ferai dans la vue de vous plaire : ne vous amusez point à vous inquiéter en l’air, cela n’est point de votre bon esprit ; conservez bien votre courage, et m’en envoyez un peu dans vos lettres : c’est une bonne provision dans cette vie ; parlez-moi beaucoup de vous : tous les détails sont admirables, quand l’amitié est à un certain point.

Écrivez à notre cher cardinal : savez-vous bien que vous n’avez pas pensé droit sur la cassolette, et qu’il a été piqué de la hauteur dont vous avez traité cette dernière marque de son amitié ? Assuv rément, vous avez outré les beaux sentiments ; ce n’est pas là, ma fille, où vous devez sentir l’horreur d’un présent d’argenterie : vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous délier de vous, quand vous êtes seule de votre avis.

Hier au soir je dis adieu au plus beau de tous les prélats[3] ; il me pria de lui prêter mon portrait, c’est-à-dire le vôtre, pour le porter chez madame de Fontevrault ; je le refusai rabutinemenf, et lui dis que je l’avais refusé à Mademoiselle : et en même temps je le portai moi-même dans une petite chambre, où il fut placé et reçu avec tendresse et envie de me plaire : je suis sûre qu’on ne l’en tirera pas ; on sait trop bien ce que c’est pour moi que cette charmante peinture ; et si on vient le demander ici, on dira que je L’ai emporté : M. de Coulanges vous apprendra où il est. M. de Pomponne le voulut voir l’autre jour ; il lui parlait, et croyait que vous deviez répondre, et qu’il y avait de la gloire[4] à votre fait : votre absence a augmenté la ressemblance ; et ce n’est pas ce qui m’a le moins coûté à quitter.

Nous avons ri aux larmes de votre madame de la Charce et de Philis, sa fille aînée, âgée de trente-neuf ans ; je la vois d’ici. Que voulez-vous dire, que vous ne narrez point bien ? Il n’y a chose au monde si plaisamment contée, et personne n’écrit si agréablement ; mais il faut pleurer d’être dans un pays où l’on porte le deuil si burlesquement. Je vous remercie de la peine que vous avez prise de narrer cette folie : c’est un style que vous n’aimez pas, mais il m’a bien réjouie : M. de Coulanges vous en parlera. Il lut cet endroit en perfection. Il me semble que je n’ai plus rien à dire : qu’on me mène aux Rochers, je neveux plus écrire ; allons, l’abbé, c’est fait[5] : je vais partir, belle comtesse ; adieu donc ma très-chère comtesse :

Je vais partir, belle Hermione[6] Je vais exécuter ce que l’abbé m’ordonne, Malgré le péril qui m’attend.

C’est pour dire une folie ; car notre province est plus calme que la Saône.

On fait présentement à Notre-Dame le service de M. de Turenne en grande pompe. Le cardinal de Bouillon et madame d’Elbeuf vinrent hier mêle proposer ; mais je me contente de celui de Saint-Denis, je n’en ai jamais vu un si bon. N’admirez-vous point ce que fait la mort de ce héros, et la face que prennent les affaires, depuis que nous ne l’avons plus ? Ah ! ma chère enfant, qu’il y a longtemps que je suis de votre avis ! rien n’est bon que d’avoir une belle et bonne âme : on la voit en toute chose comme au travers d’un cœur de cristal : on ne se cache point ; vous n’avez point vu de dupes là dessus : on n’a jamais pris longtemps l’ombre pour le corps ; il faut être, si l’on veut paraître : le monde n’a point de longues injustices ; vous devez être de cet avis pour vos propres intérêts. Adieu ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. On l’appelait les d’Hacqueville, parce qu’il se multipliait pour le service de ses amis.
  2. Premier commis de M de Pomponne.
  3. C’est le bel abbé de Grignan.
  4. Gloire est pris ici pour orgueil.
  5. Parodie de ces vers de Corneille dans Polyeucte, acte IV, scène IV :
    Qu’on me mène à la mort, je n’ai plus rien à dire.
    Allons, gardes, c’est fait.
  6. Parodie de l’adieu de Cadmus, dans l’opéra de Quinault.