Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 8


HUITIÈME LETTRE

Je ne sais si vous êtes grand astronome ; j’entends par grand astronome celui qui, levant les yeux, perçoit autre chose que des clous d’or et une sombre coupole. Je crois pourtant que cette connaissance des astres a de l’affinité avec ces perceptions indirectes qui anticipent sur vos instruments. Pour moi je tiens barbares ces sciences intermédiaires, comme physique et chimie, qui ne s’arrêtent point à percevoir, et qui imaginent toujours, sans vérifier qu’indirectement ; ce sont des magies prudentes, qui en sont encore à inventer des causes. La biologie au contraire, autre astronomie, se garde de supposer la structure ; elle a assez de la découvrir. Revenant à ce corps humain dont les affections traduisent sa propre structure et celle de l’univers autour, mais tout mêlé, je dirais que l’objet du savoir est seulement de démêler ce qui est à nous et ce qui est extérieur, reculant le soleil en son lieu comme il recule cette fenêtre, cet arbre, cette barrière, cette route, ce pont, chaque chose à sa place ; ainsi ce que la perception commence, la science le continue ; et, comme j’ai appris et je sais que ce pont a un autre côté et se présente sous d’autres vues encore, ce que j’explique par sa forme, ainsi Copernic nous a appris à mieux percevoir la forme du système solaire et ses mouvements ; et, comme je suis, en son parcours, cette voiture d’après ses apparitions, ainsi je suis Vénus faisant son tour, et Mars, et la Terre elle-même sur laquelle je roule, corrigeant les mouvements d’apparence, d’après le mien propre, à la manière du voiturier, qui sait bien que les arbres ne courent pas à sa rencontre. Ainsi bien percevoir serait le tout de la connaissance, et je m’en tiens là. J’étais donc dans notre problème et le nez dessus quand vous me supposiez rêvant à la lune.

Ici revient le corps entier, par cette unité conquise, par cette mimique juste, par ce sentiment dirigé et retenu. Celui qui a dit que penser, c’est se retenir d’agir, je ne sais qui c’est, a chanté, je dirais presque, le poème de l’homme percevant l’oiseau. C’est un oiseleur qui renonce à prendre. Ainsi le trappeur devient contemplateur, ouvrant entre les branches ces passages où il n’entre point, plus heureux de sentir son propre pouvoir que de l’exercer. D’où ce libre jeu des muscles seulement essayés, et ce sentiment de soi, conquis sur l’ivresse d’entreprendre ; car l’action dévore la pensée. L’ennui des passions vient de ce qu’elles ne peuvent pleinement sentir faute d’aimer percevoir. Je suis comme assuré, quoique sans preuves, que les hommes eurent d’abord l’univers en eux, et pour ainsi dire la lune dans l’estomac, ne pouvant digérer cette accablante nourriture, et se battant entre eux pour oublier tout. Ce fut leur art, trace et monument d’abord de leur folie, qui leur apprit la contemplation, par cette peur sacrée qui, les détournant des tombeaux, les conduisit enfin à les voir. Et la perspective des colonnes nous apprit celle des arbres ; et, quoique cela étonne, il faut juger que c’est par la peinture que nous apprenons à voir les couleurs. Aussi le mouvement est juste de cet auteur que nous venons de perdre, toujours sortant de l’œuf, et qui perçoit l’aubépine d’après l’estampe japonaise ; car on sait qu’il faut apprendre à voir, mais on sait moins qu’il faut toujours apprendre, et renvoyer chaque chose à sa place ; soutenir enfin ce monde comme Atlas, ce monde qui retombe sur nous dans notre sommeil. Ces jeunes filles furent d’abord, et furent toujours un petit moment, comme une frise en mouvement, peut-être de mouettes sur le sable, et non séparées de ces filets de bleu pur, comme on voit les émaux. Je rappelle ces images en naissance pour faire entendre ce que c’est que voir, et comment la mimique des doigts donne un sens au relief, et celle des jambes, aux chemins. Le sentiment de la nature tient au sublime par ceci, qu’il nous fait saisir comme un spectacle des choses toutes et toujours redoutables, sous cette condition de paix intérieure, mais active et gouvernée, sans laquelle nous ne les verrions seulement pas. Car que peut voir de l’incendie celui qui fuit par-dessus les femmes et les enfants ? Sans penser donc à ce fier courage, lorsqu’il regarde l’éclipse à travers son carreau enfumé, l’occupant de cette terre voyageuse le sent pourtant. « Si le ciel rompu tombait sur lui… » ; mais le ciel tombe à tout moment.

Aimer ce monde c’est d’abord aimer, comme aimer n’importe quoi c’est d’abord aimer. Et, au contraire, haïr n’importe quoi, c’est d’abord haïr ; on dit : « ne pouvoir souffrir », et cette forte expression dit bien ce qu’elle dit. Voici un homme qui ne peut souffrir, qui ne sait souffrir, qui ne sait pas être, et qui s’irrite déjà contre tout, et contre moi, sans m’avoir vu. Peut-être ai-je assez expliqué finalement que celui qui ne surmonte pas son propre être ne peut aussi rien percevoir autour, sinon mêlé à lui, et comme un désordre en lui pardessus les autres. Ici se trouvent les sources de la bienveillance, qui fait clairvoyance. Et, quoique votre propre gouvernement ne soit pas tel que vous vous trompiez souvent, peut-être vous trompez-vous du moins là-dessus, étonné de cet amour qui vous rend attentif, et que vous soupçonnez de pitié peut-être. Mais pitié ne donne pas secours ; et le bien qu’un homme peut faire ne vient pas de faiblesse, mais de force. Ce généreux et perçant intérêt, qui est l’attention d’Hercule, est égal sur tout objet et contemplatif par ce système équilibré et ce bonheur d’être que la statue représente si bien. L’impartialité, mon cher, n’est point froide, mais plutôt chaude à tout, comme le soleil. Ainsi c’est toujours par notre bonheur d’abondance que nous éclairons les maux d’autrui.

9 avril 1923.