Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 5


CINQUIÈME LETTRE

Ce petit monde, que j’ai imprudemment agrandi, n’y vais-je point rester ? Monde du tressaillement, de l’impatience, de l’hypochondrie ou de l’ennui. Mais comment en sortir ? L’homme de cœur me fait voir par où l’on en sort. Ces sentiments inquiets, et qui retombent toujours à l’émotion du lièvre et de la biche, ne font pas une vie d’homme, quoique ce genre de mélancolique ait longtemps gouverné le monde humain par la prédiction. Et il est vrai que celui qui tressaille au monde sait beaucoup en un sens et même tout ; mais il faut un observateur pour lire ce prodigieux texte. Il faut donc sortir de la peur par le courage ; et ce mouvement, qui commence chacune de nos actions, est aussi, quand il est retenu, à la naissance de chacune de nos pensées. Mais je dois diviser, si je veux développer.

Il me semble que le passage de l’émotion au sentiment se fait par l’action d’abord. Par quoi le tumulte organique est d’abord méprisé, et aussitôt surmonté, enfin repris à la manière des ornements par la ferme ligne de l’action ; et cette sonorité des peines fondues en joie est ce qui donne un corps à la victoire. Non sans pensée, cela va de soi, car on n’en saurait rien ; mais il faut que le discours sépare ce qui est ensemble. C’est pourquoi je suis d’abord l’oublieuse action. Violente d’abord, comme on voit dans le nourrisson qui s’agite et crie contre soi.

Le mouvement naît du muscle ; il faut partir de là, et écarter cette vue mythologique d’après laquelle le mouvement nait d’un centre des nerfs. D’après ce que l’on sait, la fonction des nerfs est autant d’arrêt ou de modération que d’excitation ; mais ces difficiles recherches seraient peut-être éclairées si l’on examinait comment une action réussit. La maladresse est la loi de l’essai humain ; et je crois qu’on trouverait qu’elle est la loi aussi des mouvements de l’instinct, si l’on étudiait jusqu’au détail l’araignée, le fourmi-lion, et l’oiseau qui fait son nid, au lieu d’admirer sommairement les effets. Tenons-nous à l’homme, pour lequel il est clair que le moindre mouvement est d’abord contrarié ; et la peur est l’effet de cette contrariété, bien loin qu’elle en soit la cause. Le fait est que le maladroit use en même temps de tous ses muscles, et que la perfection d’une action, que ce soit la danse, ou le tir à l’arc, ou la couture, suppose que la terreur musculaire soit apaisée, et que ce qui ne sert point reste au repos, ce qui donne aisance et souplesse. C’est ainsi que le violoniste n’arrive qu’après un long temps à n’intéresser que peu de muscles, même dans la force, et d’abord à ne point serrer les dents. Le cavalier et l’escrimeur ont à gagner de la même manière sur la primitive agitation. Et ce qui est surtout à noter ici, c’est que la précieuse habitude, bien différente de la coutume nouée, est ce qui rend possibles les actions les plus variées et d’un mot les démarches de volonté. Gardons-nous seulement de concevoir la volonté mythologiquement, comme serait le pouvoir si souvent et si vainement décrit de délibérer et de décider sans rien faire ; ce n’est qu’une autre manière de concevoir une élaboration cérébrale séparée, et des conseils de cabinet dans la pointe du front. Il est clair au contraire que les méditations de cet ordre supposent une agitation des muscles parleurs, et même une mimique de tout le corps, mais retenue, et toujours convulsive. Dont la musique et la gymnastique nous délivrent d’abord, qui nous donnent la paix en nous-mêmes, et nous forment à ne délibérer et à ne décider qu’en action. Par ce Savoir-Vivre, l’unité du corps est conquise, visible en l’athlète, et le cerveau ne retarde plus les affaires, mais laisse passer librement, au contraire, ces secousses entretenues, accordées, compensées, qui font l’heureux état de paix. Aussi est-ce un grand signe de perfection que de se réveiller tout, ce qui revient à accorder tout son corps à la moindre action, ou bien à discipliner chacun des mouvements selon tous les autres, ce qui suppose excitation et modération ensemble ; et, par exemple, la fonction des nerfs respiratoires serait normalement de régler les mouvements de la cage thoracique, non point d’après une formule fixe inscrite dans un centre bien savant, mais plutôt d’après tous les autres mouvements ; vaste cerveau serait ample passage.

Vous admirerez comme j’incline à écrire ici ne sait. C’est que tout vaut mieux, à ce que je crois, que cette conception mythologique d’un cerveau où trôneraient pensée et volonté. C’est pourquoi il vaut ici mieux conjecturer d’après le tout que connaître d’après les parties. La statuaire grecque marque un beau moment de la pensée, par cette représentation du libre accord des parties, sans aucun centre revendicateur, et de façon que la pensée y soit inscrite par cette obéissance de chacune des parties à toutes les autres ; ce qui se voit principalement à ce crâne élargi en arrière et par dessous sans aucune prétention du front. Par quoi d’avance l’algèbre était réduite, et la géométrie rappelée à l’honneur de son nom. Qui ne voit que ces belles figures invitent à ne jamais penser sans faire, comme à ne jamais aimer sans aider ? Ce fut la maxime d’Hercule ; il mourut de l’avoir oubliée. Autant dire que la grande révolution d’amour et de pensée, que l’on nomme chrétienne, devait s’ordonner à partir du courage. C’est ce qui fait que ces imperturbables forines nous émeuvent profondément. Ai-je débrouillé quelque chose ? Attendiez-vous ce sermon-ci pour retourner à ces belles images qui sont vos amies ?

6 avril 1923.