Lettres (Spinoza)/XXII. Spinoza à J. B.

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 419-421).

Lettre XXII.

À MONSIEUR J. B.,

B. DE SPINOZA.



MONSIEUR ET CHER AMI,


Il m’a été impossible jusqu’à ce moment de répondre à la dernière lettre que j’ai reçue de vous voici déjà longtemps ; des occupations diverses et mille soucis m’ont ôté toute liberté, et c’est à peine si je suis enfin parvenu à me débarrasser de ce fardeau. Mais puisque je commence enfin à respirer un peu, je ne puis tarder plus longtemps à m’acquitter envers vous, en vous remerciant de l’affection et de l’obligeance que vous me témoignez, et dont vous m’avez donné plusieurs fois, notamment dans votre lettre, des marques si sensibles .... Je viens à votre question, que vous posez de cette manière : Existe-il, peut-il exister une méthode capable de nous conduire d’un pas ferme et sûr à la connaissance des objets les plus relevés ; ou bien nos âmes sont-elles, comme nos corps, livrées aux chances du hasard, et est-ce la fortune, plutôt que l’art, qui a la conduite de nos pensées ?

Il me paraît que j’aurai satisfait à cette question si je fais voir qu’il doit nécessairement y avoir une méthode par laquelle nous pouvons conduire et enchaîner nos perceptions claires et distinctes, et que l’entendement n’est pas, comme le corps, sujet aux chances du hasard. Or c’est ce qui résulte de ce seul point, savoir : qu’une perception claire et distincte ou plusieurs ensemble peuvent être cause par elles seules d’une autre perception claire et distincte. Je dis plus : toutes nos perceptions claires et distinctes ne peuvent naître que de perceptions de même espèce, lesquelles sont primitivement en nous et n’ont aucune cause extérieure. D’où il suit que toutes ces perceptions ne dépendent que de notre seule nature et de ses lois invariables et déterminées ; en d’autres termes, c’est de notre seule puissance qu’elles dépendent et non point de la fortune, je veux dire des causes extérieures, qui sans doute agissent suivant des lois déterminées et invariables, mais nous demeurent inconnues, étrangères qu’elles sont à notre nature et à notre puissance propre. Quant aux autres perceptions, j’avoue qu’elles dépendent le plus souvent de la fortune. On peut voir par là quelle doit être la vraie méthode et en quoi elle consiste principalement, savoir, dans la seule connaissance de l’entendement pur, de sa nature et de ses lois ; et pour acquérir cette connaissance, il faut sur toutes choses distinguer entre l’entendement et l’imagination, en d’autres termes, entre les idées vraies et les autres idées, fictives, fausses, douteuses, toutes celles, en un mot, qui ne dépendent que de la mémoire. Remarquez que pour comprendre tout cela, du moins en ce qui touche à la question de la méthode, il n’est point nécessaire de connaître la nature de l’âme par sa cause première ; une petite histoire de l’âme ou de ses perceptions, à la façon de Bacon, suffit parfaitement.

Je crois donc avoir expliqué et démontré en ce peu de mots la nature de la vraie méthode, et en même temps marqué le chemin qui y conduit. Il me reste cependant un avertissement à vous donner : c’est que la pratique de la méthode dont je parle demande une méditation assidue, un esprit attentif, une résolution ferme ; et pour satisfaire à ces conditions, il est nécessaire avant tout de se faire une règle de conduite invariable et de se proposer une fin bien déterminée 1. Mais je n’insiste pas davantage ....


Woorburg, 10 juin 1666.