LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 319-322).


XXIV

À SON FRÈRE, EN ITALIE.


Lundi 22 mai (1843).


Je te remercie de ta lettre, mon cher ami. Elle m’a fait grand plaisir, à moi d’abord, comme disait notre ami De Guer, et ensuite à d’autres. J’ai montré ce soir même à madame J… ton dessin catanais. — Elle m’a chargé de te dire qu’elle ne t’écrira pas tant que tu seras en Sicile, parce qu’elle a peur d’une éruption et qu’il ne resterait plus, dans un monceau de cendres, que ta poche et sa lettre.

Puisque je te parle de la rue T…, tu sauras que, depuis peu, on y est pris d’une rage de magnétisme. C’est la chose du monde la plus curieuse. J’ai assisté à un certain nombre de séances. Ce que j’ai vu d’abord m’avait presque rendu incrédule. Le petit Alexis (c’est le nom d’un somnambule) a été collé trois fois de suite par moi, dans une séance à laquelle, par parenthèse, assistait Paulinette, qui nous a chanté un air de Palestrina, une sicilienne, qui est la plus belle chose qu’on puisse entendre.

Trois fois de suite, à peu près, je n’ai donc vu que des niaiseries, ou des tours de cartes, ce qui revient au même. Alexis a joué à l’écarté avec moi, les yeux bandés, mais très mal. Il avait fait pourtant des choses assez singulières : ayant deux cardes de coton sur les yeux et un mouchoir bien serré par-dessus, il venait de jouer avec un des graves collègues du conseiller, et non seulement il jouait très lestement, mais il indiquait le jeu de l’adversaire, — comme de lui dire, par exemple : « Pourquoi ne jouez-vous pas la dame de carreau ? » Et il a touché du doigt la carte. Cela n’était pas tout à fait facile ; mais, pour moi, ce n’était pas suffisant. Mademoiselle Julie (autre somnambule) a commencé de même avec moi par être bête comme une oie ; et puis voici le tour qu’elle m’a joué : Achille la magnétisait, Achille en personne, qui n’était pas compère[1]. Je lui ai demandé si elle pourrait lire un mot, non pas écrit, mais dans ma pensée. Elle m’a dit que oui ; je lui ai pris la main. J’avais pensé le nom de Rachel. Elle m’a dit qu’elle voyait les lettres, mais qu’elle ne pouvait pas lire le mot (dans mon cerveau, note bien). — Je lui ai demandé si elle pourrait écrire ces lettres. « Oui. » On lui a donné du papier et un crayon. Elle a écrit C-L-E d’abord ; ensuite, d’un seul coup, A-H. Elle a cherché longtemps, et enfin elle a écrit Charle. C’est précisément l’anagramme de Rachel. Ce sont les mêmes lettres. N’est-ce pas très baroque ? Il faut dire qu’on l’aide un peu malgré soi. Cependant comment pêcher, endormi ou non, un mot dans la cervelle d’un homme ? Du reste, la même demoiselle Julie a lu très vite ton propre nom, écrit de ma blanche main sur un morceau de papier que je lui avais délicatement glissé dans le dos, sous sa robe. Ce genre de lecture n’est pas très commode. Elle répétait sans cesse Po, Po, d’une voix presque éteinte. « Eh bien, lui dit Achille, Po, Po ! après ? » Elle a fait un éclat de rire, et elle a prononcé ton nom. Ainsi, mon cher ami, tu es de moitié dans la farce. Qu’est-ce que c’est que tout cela ? je n’en sais rien du tout.

Je ne sais pas si vous savez, vous autres, à Catane, que le Principe*** a enlevé la comtesse de***. Il y avait deux ans qu’ils étaient ensemble au su de tout Paris. La comtesse s’est disputée, à ce qu’il paraît, avec son mari ; elle est arrivée chez le prince (qui devait chanter le soir dans un concert) ornée de son mouchoir pour tout bagage, et elle lui a dit : « Allons-nous-en. » Ils sont en route. Le vent est aux enlèvements à Paris, dans ce moment-ci, ou pour mieux dire, aux séparations. Je viens de voir de mes yeux la même plaisanterie, qui est beaucoup moins gaie qu’on ne pense. Je t’expliquerai cela un jour ; mais, si tu m’en crois, n’enlève jamais personne, à moins que ce ne soit la reine d’Espagne.

Que te dirai-je encore de nouveau ? Mademoiselle H… (tu t’en souviens) se marie. Mademoiselle de B… se marie. Mademoiselle T… s’est mariée, il y a un mois, et se meurt. A…, la nouvelle marquise, est plongée dans les douceurs de la lune de miel.

La tragédie de Judith de madame de Girardin a été jouée par Rachel. Je vais demain chez la même madame de G. entendre mademoiselle Hagn, la première tragédienne de l’Allemagne, dit-on, déclamer, en allemand, devant la même Rachel. Je regretterai de ne pouvoir pas t’en rendre compte. Ce sera curieux, — personne n’y comprendra mot. — M. Ponsard, jeune auteur arrivé de province, a fait jouer à l’Odéon une tragédie de Lucrèce, très belle, — malgré les acteurs. — C’est le lion du jour ; on ne parle que de lui, et c’est justice. — Je me suis réconcilié avec V. Hugo. Nous nous sommes rencontrés à déjeuner chez Guttinguer. — Madame Hugo m’a envoyé son album ; j’y ai écrit un sonnet sur cette rencontre, qui m’avait réellement touché ; — il m’a répondu une lettre très bien. J’ai fait aussi plusieurs sonnets pour madame Ménessier, qui m’en a renvoyé deux très jolis ; Hetzel en est pâle. — Chenavard continue à aller au Divan.

Adieu, mon cher ami, je te dis des niaiseries, à quatre ou cinq cents lieues de distance, comme si nous causions à souper. Amuse-toi, porte-toi bien ; nous t’aimons tous.

Ton frère et ami.
Alf. M.
  1. M. Achille Bouchet.