LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 288-289).


IX

À SA MARRAINE.


Vous vous trompez, ma chère marraine, en croyant que c’était sur vous que je comptais. Je n’avais vu, non plus que vous, dans la proposition du conseiller qu’une bonne volonté sans résultat possible. C’était mon ami Tattet qui devait retenir une loge, et il n’en a pas pu trouver. J’avais présumé ce que vous me dites du concert, d’après le récit de mon frère. — J’en aime encore moins Bériot, que je n’aimais pas, d’avoir sacrifié la jeune fille. Mais c’était à parier qu’il en arriverait ainsi.

Puisque mon idée de comparaison vous plaît, tâchez de réaliser votre bonne intention de me faire voir encore une fois Paulette (je tiens à l’appeler ainsi et non Pauline). Vous comprenez que, pour que ces choses-là signifient quelque chose, il faut que ce ne soit pas une amplification rimée sur une thèse qu’on devine. Il faut que ce soit senti à fond. Vous savez, d’ailleurs, que j’ai et aurai toujours la bêtise d’être consciencieux là-dessus. — J’aime mieux faire une page simple, mais honnête, qu’un poème en fausse monnaie dorée.

Pour la petite, comme on l’appelle au Théâtre-Français, je la connais passablement. Je voudrais croiser le fer avec Paulette pendant un quart d’heure, après quoi je rêvasserais à mon aise. — Très réellement, je crois qu’il y a, dans ce moment-ci, un coup de vent dans le monde artiste. La tradition classique était une admirable convention, le débordement romantique a été un déluge, au milieu duquel il y avait de bons côtés. Nous voilà aujourd’hui à la vérité pure, et dégagée de tout. Je donnerais bien cent écus, comme dit Vernet, pour n’avoir que vingt ans, à l’heure qu’il est, et pouvoir m’envoler, dans cette bourrasque, en compagnie de Paulette et de Rachel, quitte a me perdre dans les nues avec elles. Je suis bien vieux pour un tel voyage, et l’on m’a passablement brûlé les ailes en temps et lieu. Mais n’importe : si je ne les suis pas, je puis, du moins, les regarder partir, et boire à leur santé le coup de l’étrier. Nous trinquerons ensemble, n’est-ce pas, ma chère marraine ?

Je finis ma nouvelle ; c’est ce qui m’empêche d’aller vous voir. Mille remerciements comme toujours, et mille amitiés à toujours.

Alf. M.
Lundi 17 (décembre 1838).

Cette lettre contient, en substance, la pensée que l’auteur a développée dans l’article de la Revue des Deux Mondes, où il a comparé mademoiselle Rachel à mademoiselle Pauline Garcia, et qui se termine par une pièce de vers adressée aux deux jeunes filles. On a vu, par la lettre précédente, qu’il n’avait pu assister au concert ; mais il alla chez mademoiselle Garcia, qui lui fit entendre les morceaux qu’elle y avait chantés. Ce poète qui se disait bien vieux avait vingt-huit ans.