Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 634-668).
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LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

VII.[1]
LES PAGODES DU SUD
Trichinopoly, l’Ile de Sriringam. — Madura.


Trichinopoly, octobre 1901.

… Mon dernier entretien avec Soupou a eu je ne sais quoi de touchant. Debout sur le seuil de la porte extérieure de son hôtel, entouré de ce personnel que je lui rendis fidèlement à mon retour de Genji, le petit homme bronzé se sentait en proie à deux désirs contraires. Il eût voulu me voir emmener tout ce monde vers des régions lointaines et d’où l’on ne revient point, et aussi me garder comme pensionnaire perpétuel et me produire comme une vivante enseigne de son établissement.

C’était aux premières heures de la nuit. Il avait plu dans la soirée, et cette pauvre pluie d’octobre avait apaisé l’ardeur brûlante de la terre. Au-dessus de nos têtes, les arbustes humides semblaient pleurer. On eût dit que le ciel implacable du Coromandel se faisait serein dans l’espoir de me retenir et que le murmure lent et mou de la mer ne m’appelait que pour m’attacher davantage à cette ville morte d’où le grand politicien indigène dictait la loi aux ministres de Paris.

« Non, murmurait la brise du large, tu n’abandonneras pas ce Pondichéry que le gouvernement de la République, s’il était logique, devrait appeler du nom, à la fois plus sonore et moderne, de Chanoumougapaléom. Arrête, écoute ! Oublies-tu que dans quelques mois les urnes électorales recevront dans leurs flancs plus de bulletins de vote que toute l’Inde française ne compta jamais d’habitans, sans omettre les femmes et les petits enfans ? Peux-tu d’un cœur léger renoncer à ce spectacle émouvant qui est de voir un bataillon d’électeurs, recrutés sur le territoire anglais, accabler sous les coups de bâton les citoyens assez audacieux pour apporter eux-mêmes leurs votes à la mairie, où l’on n’en a que faire, puisque le scrutin est réservé, de tout temps, aux seuls partisans du protégé, de celui-là qui règne à Pondichéry ? Attends les élections ! »

La brise parla en vain. L’artificieuse clémence des élémens se heurtait à la tenace volonté d’un malade qui venait de passer, chez son ami son pou, des semaines, étendu sur une chaise longue, éventé par l’aile vibrante des moustiques et n’ayant pour consolation que de lire les résultats d’une enquête sur les divinités les plus familièrement honorées dans les villages. La plupart des préposés avaient donné ce renseignement : « Les gens ne veulent pas répondre, soit qu’ils craignent que le gouvernement ferme les pagodes, soit qu’ils redoutent un impôt. Ou bien encore, à la colonne où j’avais posé la question : « Existe-t-il un culte des Déesses Mères ? » je trouvais cette réponse : « Ici, il n’y a pas de divinités de la mer. » Et ainsi du reste. Ou bien enfin, je recevais la visite de quelque Français progressiste, toujours empressé à me dire, quand je me plaignais de la difficulté qu’on trouve à se procurer de bons renseignemens : « Mais, pourquoi ne demandez-vous pas à M. Chanoumouga ? Il vous dira tout cela ! » L’extrême faiblesse où je me trouvais m’obligeait à entendre beaucoup de propos de cette sorte, car je n’avais plus la force de m’en irriter.

L’expédition de Genji m’a pris, en effet, ce qui me restait de vigueur physique au départ. C’est un valétudinaire qui s’en retourne, riche de souvenirs, mais ruiné de santé. Les soins bienveillans du docteur Gouzien, du docteur Lhomme m’ont, assez remonté pour que je puisse m’embarquer pour l’Europe, mon voyage en Inde a pris sa fin. A Pondichéry, je ne serai plus bon à rien, pas même capable de travailler à la bibliothèque. Sourd à la voix de M. Rodier, du capitaine Fouquet, de ces amis qui m’ont prodigué leurs soins affectueux, j’ai fermé mes caisses, bouclé mes malles, tout expédié en avant. Et, muni d’une simple valise, me voilà sur la route du Maduré. La voiture m’attend qui me conduira à Cuddalore (lisez Goudelour), d’où le South Indian Railway m’emportera, à minuit, vers Trichinopoly où succomba la fortune de Dupleix. Demain matin, je visiterai le Roc imprenable, l’île de Sriringam, le temple de Çiva, et celui de Vichnou. Péroumal dont l’image fut miraculeusement retrouvée à Deli. Puis je gagnerai Madura, prendrai la mer à Tuticorin, arriverai à Colombo où je monterai sur le paquebot français, en route pour Marseille !

Cheick Iman est déjà installé auprès du cocher, et ses caleçons rouges, son baudrier écarlate, son turban pourpré s’éclairent de lueurs sanglantes au reflet des lanternes. Deux mendians attendent une dernière aubaine. Sous la clarté de la lune, le Dupleix de bronze semble s’avancer, la main sur son épée ; les hautes colonnes sculptées qui l’entourent se dressent et projettent leur ombre gigantesque sur le sable clair de la place déserte.

— Adieu, mon vieux Soupou ! Serrons-nous la main, Soupou Krichnassamy ! Je vous ai bien secoué, vieux Malabar, et vous et tous ces braves gens qui nous servent, mais nous nous quittons à regret. Sans doute, Soupou, ne nous reverrons-nous plus en ce monde…

— On ne sait jamais, monsieur. Pour moi, quelque chose me dit que vous reviendrez un jour à Pondichéry.

— J’en doute, mon cher Soupou. Mais si j’y retourne jamais, par grand hasard, je vous jure, ami Soupou, que je ne descendrai pas ailleurs que chez vous.

Soupou me chargea de tous ses vœux, les étendit sur ma famille, y joignit ceux de sa femme, créature légendaire, et dont rien, jusqu’ici, ne m’a prouvé qu’elle vécût. Et la voiture roula par les rues mortes, puis entre les porchers, les manguiers, les figuiers qui se succédaient à la file, des deux côtés des vastes avenues, sous la brise fraîche et humide, dans la paix de la nuit et la solitude silencieuse de la route droite et sans fin. Le salut de police men agitant des lanternes m’apprit que je venais de passer sur la terre anglaise et les chevaux recommencèrent de trotter. Si on laisse quelque chose de soi aux lieux que l’on quitte, j’aurai beaucoup laissé dans ce pays inhospitalier et doux. Pour peu d’affection que je porte aux électeurs de Pondichéry, je garde mon amour entier pour l’Inde et ses enfans. Et, tandis que la voiture roule sous le dôme sombre des allées frissonnantes d’où s’élève, à courts intervalles, le chant discret et triste des oiseaux de nuit auquel répond l’appel terrestre et flûte du crapaud, je songe que je laisse, sans regrets, à la terre indienne, ce qu’il y eut de meilleur en moi. Si jamais, condamné à l’exil, je dois finir mes jours en quelque pays lointain, ce sera l’Inde dravidienne qui gardera mes os. Je voudrais, alors, que l’on écrivît sur la pierre qui me recouvrira : « Passant, va dire en France, que j’ai demandé à l’Inde de me prendre et de me garder. » Elle a été la joie de mes yeux, le trouble et la paix de mon cœur, l’oubli de mes maux. Elle m’a rendu la joie de vivre, mais elle m’a enseigné la petite valeur du moment. Elle a doublé pour moi le prix énorme de la croyance dans l’art, m’a fait chérir davantage la force qui s’épanouit dans un idéal de violence et de beauté. O ma bonne Inde, si des Barbares encore plus ingénus que pervers ont rêvé et rêvent encore de te réduire à leur mesure, je ne crains rien pour toi de leurs entreprises ! Tu leur échapperas plus aisément que ce Protée qui changeait de forme et coulait hors des liens dont on prétendait le charger. Qu’ils essayent de te dompter, et tu appelleras à ton aide les armes étincelantes que brandissent les cent mille mains de tes dieux. Tes déesses te couvriront de leurs bras plus blancs que le lait de la mer où les génies des quatre coins du ciel brassent l’Amourdon de l’immortalité. Et Rama prendra son arc sans craindre de voir Yamen, empruntant les espèces d’un karya, en ronger la corde tendue.

Tant que ce monde vivra, et certains de tes croyans le tiennent pour éternel, tu garderas ta vie morale entière et la pureté de tes races préservées des alliances qui diminuent. Les conquérans passeront et tu demeureras. Après Tamerlan, et Aureng-Zeb, que sont pour toi l’Anglo-Saxon ou le Cosaque ! Le pique-bœuf ne tue pas le buffle dont il picore l’échine et le souimanga ne détruit pas l’arbre en butinant le miel de ses fleurs. Tu vivras fidèle à tes anciens dieux, à leurs rites, à tes coutumes domestiques, à tes arts naïfs et parfaits. Les chemins de fer te pourront sillonner…

Et la voiture s’arrêta. La gare de Cuddalore était devant moi. Bientôt, allongé sur la couchette du compartiment dont j’étais le seul et bien heureux occupant, je me rendormis, rêvant des pagodes et des enceintes ruinées de Genji. Aux premières heures du matin, je me réveillai à Trichinopoly. Le bengalow de la gare me reçut. Une housemaid irlandaise me conduisit dans une chambre confortable avec abondance de brocs, de serviettes, et, par l’autre porte, un bottier hindou, en turban, se présenta, armé d’une bouteille de soda. Je reconnus à ces signes que j’étais en sûreté sur le territoire anglais. A Soupou succédait la civilisation. Sur la place plantée d’arbres sévèrement émondés à l’ordonnance, deux policemen se dressaient, portant leur court bâton. Ouï, j’étais dans l’Inde anglaise.

Cheick Iman, envoyé à la découverte, revint bientôt avec un fiacre. Cette boîte carrée, montée sur deux roues, attelée d’un minuscule cheval, poussait, à chaque mouvement, une plainte pareille à celle d’Argo à la voix humaine : « Bien sûr, me dis-je une fois installé et plié en deux dans ce véhicule sans grâce ; bien sûr, les ais vont se disjoindre, et je roulerai dans la poudre du chemin. Ou bien mon poids prévaudra sur celui du cheval qui, guindé entre les brancards, fendra inutilement l’air de ses quatre pieds. » Mais la savante voltige que pratiquait le cocher, pour compenser les deux masses en équilibre instable, empêcha cet accident, et je fus déposé sans dommage chez le collecteur du district. La maison n’en avait d’oriental que son architecture fondamentale : les vides occupaient quatre fois plus de surface que les pleins, suivant la disposition que les Européens donnent en tous pays chauds à leur résidence.

Dès l’entrée, l’Angleterre se manifestait dans le mobilier aux lignes grêles et sèches, aux profils anguleux, dans les vases aux courbes molles, dans les portemanteaux compliqués, les hottes pleines de cent outils qui servent à jouer au golf, les raquettes de tennis et leurs tendeurs : l’Inde disparut comme par enchantement. Le domestique qui m’accueillit, avec son veston anglais dont une boutonnière laissait passer la chaîne d’une montre, avec son court pagne de coton troussé sur une culotte de toile anglaise, ne gardait de l’Inde que le visage bronzé, et aussi les jambes et les pieds nus. Il s’exprimait en anglais. Il me demanda ma carte, puis disparut. Un autre boy lui succéda, qui était son exacte doublure. Il m’introduisit dans un grand salon, meublé à l’européenne. Le piano à queue se chargeait de partitions, des ouvrages de dames traînaient sur une petite table claire et vernie. Sur les consoles, le long des murs blancs, les vues d’Angleterre alternaient avec des séries de photographies. Et je sentis que ces portraits sans nombre étaient ceux des membres d’une même famille britannique, attentive, résolue, décidée à marcher droit dans la vie sans marchander l’effort, sans s’inquiéter des distances. Je compris que ce salon de Trichinopoly, où ne s’égarait aucun objet de l’Inde, était la continuation logique, dans l’espace, d’un autre salon anglo-saxon dont les fenêtres donnaient sur la Tamise ou l’Avon.

Le collecteur parut. Malgré l’heure extraordinairement matinale, il était habillé, rasé, coiffé. Son col, ses manchettes brillaient comme autant de cylindres en porcelaine. La correction irréprochable de son complet gris me frappa. Et si le pantalon de ce gentleman n’était pas relevé à hauteur des chevilles, c’est que sans doute le télégraphe avait annoncé qu’il ne pleuvait pas à Londres. Toutes ces impressions, je me les reproche, pour m’avoir été inspirées par une mesquine jalousie. Le haut fonctionnaire me reçut avec une indifférence assez polie pour m’en faire sentir les nuances. Son air distrait et ennuyé ajoutait à la tristesse de sa mine pâle. Les Anglais bruns étonnent, tant la coutume nous tient de voir en eux des hommes blonds, sanguins, rogues et souvent d’une jovialité narquoise. De cette dernière espèce j’en connus jadis certains dans le Sind, dont le souvenir me restera cher à jamais. Ils m’avaient reçu avec une grâce et un humour que je n’ai plus retrouvés. Tandis que celui-là semblait me dire, encore qu’il ne parlât point : « Je vous écoute par devoir. Mais dépêchez. Vous m’ennuyez, car il n’y a rien de commun entre nous. »

Sans insister sur le caractère officiel de ma mission, sans rappeler les promesses écrites de la haute administration de la Présidence, je demandai au morose collecteur de me fournir un guide assez averti pour me diriger, avec la moindre perte de temps, parmi les monumens qu’il me fallait visiter. Il me promit ce guide, et nous nous séparâmes, ayant échangé une douzaine de mots, à satisfaction réciproque. Jamais je n’ai été plus mal accueilli en terre étrangère. Au prix de ce collecteur, le gouverneur général de Madras avait été, à Otakamund, le plus empressé des hôtes.

Je regagnai le bengalow, et mon modeste déjeuner prenait sa fin, quand je vis arriver une voiture plus convenable que le fiacre de Cheick Iman, et attelée d’un grand cheval d’Australie-Mon orgueil entra aussitôt en travail : « Un pareil équipage m’est évidemment destiné. Le collecteur s’est repenti, et c’est, sans erreur, un bon homme. » — Cheick Iman me répondit bientôt : « Oui, monsieur, et il y a un brahme qui vous accompagnera. »

Un Hindou escortait en effet la calèche, il la suivait, monté sur une bicyclette. La vue de cet engin occidental m’a plongé dans une profonde tristesse, non moins que la physionomie de l’Hindou juché sur la sellette.

— Cheick Iman, m’écriai-je, Cheick Iman, renvoyez ce brahme sans tarder ! Plutôt visiter seul les temples de Sriringam que d’en voir les richesses avec un semblable cornac ! Cheick Iman, cet Hindou en veste d’alpaga appartient à la catégorie des Babous !… Renvoyez-le !… Et gardez la voiture !

Rien dans les allures de ce brahme n’était pour motiver, — me direz-vous, — cette poussée d’indignation. Souffrez que je m’explique : sans doute sa mine était décente et paisible, son turban de mousseline blanche striée d’or était venu certainement de Dacca tout exprès pour coiffer sa mine olivâtre et molle. Le col droit de son veston gris rejoignait son menton en ne laissant passer que ce qu’il fallait du faux-col empesé. Sa culotte blanche mourait aux genoux, rejointe par les leggins de lisière bise qui complétaient sa chaussure jaune. Mais l’alliance de ce turban, de ce costume anglais, de cet Hindou et de son odieuse machine nickelée eût exaspéré tout homme moins épris que moi de l’harmonie des ensembles. Et, s’il faut tout dire, l’expression bassement arrogante de ce brahme, déguisé à l’européenne, me donnait une envie singulière de le battre, et je craignais de ne pouvoir y résister. Après la canaille de Ceylan, le photographe que j’emmenai à Genji et quelques politiciens de Pondichéry, ce Babou est bien ce que j’ai vu de plus désagréable dans l’Inde tamoule.

Toujours sur sa machine, le Babou du collecteur de Trichinopoly se rapprochait du bengalow. J’en désertai le balcon, appelant mon pion à l’aide :

— Cheick Iman, envoyez promener ce Babou sous quelque prétexte. Ou plutôt, ne lui en fournissez aucun. Parlez-lui haut et sec, Cheick Iman, en bon musulman que vous êtes, et qui porte le baudrier français. Dites-lui, à ce Babou de malheur, que je n’ai pas besoin de sa compagnie. La voiture me ramènera chez le collecteur !…

Le Babou du collecteur est parti avec sa bicyclette. Je me rends chez le collecteur. Je reprendrai ma lettre ce soir, avant de monter en wagon.

… Il n’est que de s’entendre. Le collecteur m’a cette fois très bien reçu. La première impression réciproque fut mauvaise, la seconde fut meilleure. Nous comprîmes ce que nous étions l’un et l’autre : deux hommes malades, aigris, ruinés par un climat sans miséricorde, battus par la nostalgie et le spleen qu’elle engendre. A sept heures du matin, le thermomètre marquait 37° à l’ombre, la nuit avait été sans brise, mais maintenant un vent, semblant sortir de la gueule d’un four, chassait le sable par petits tourbillons : « Un doux pays, monsieur le collecteur ! Une joyeuse résidence ! — Oui, monsieur, l’année a été dure… Ah ! vous arrivez de Genji ? Vous avez vu la famine !… » La glace était rompue. Comprenant, sans que je la lui formulasse, mon aversion pour les Babous, le collecteur régla tout avec calme et aménité : « Je vois ce qu’il vous faut. Permettez-moi d’écrire ces quelques lignes ! » Trop souffrant pour m’accompagner de sa personne aux pagodes, il allait me recommander aux Pères du Collège Saint-Joseph. Et je partis, nanti d’une lettre pour le directeur de l’établissement.

Les Jésuites ! Je les avais oubliés, par ma foi ! Et tout en agitant ma lettre, en guise d’éventail, je me rappelais mon modeste et savant confrère de la Société Entomologique de France, le R. P. de Joannis. Quand je quittai Paris, ce printemps, il m’avoua qu’il m’avait déjà annoncé aux Pères de Trichinopoly : « Allez les trouver sans crainte, ils feront le nécessaire. » Légèreté, excès de travail, fatigue, que sais-je encore ? Les Pères de Trichinopoly m’étaient sortis de l’esprit.

Le grand cheval de mon fiacre avait plus de taille que de fond. Il se traînait, soutenu par les brancards, sans l’aide desquels il n’eût pu se tenir sur ses quatre pieds. Ce symbole de la famine, sourd aux objurgations du cocher, trottinait par les rues à peu près désertes du cantonnement. Ainsi nomme-t-on le quartier où résident les Européens, où sont casernées les troupes. Depuis 1878, les régimens anglais, appelés à la frontière afghane, ont été remplacés par des cipayes. Puis nous entrons dans le Fort, c’est-à-dire la ville indigène, avec ses rues étroites, sa multitude bronzée, ses maisons serrées, ses bazars bourdonnans, massés au pied du Grand Roc qui lève au-dessus des toits sa tête couronnée d’un temple et les domine de 80 mètres.

Le cheval, secouant son collier, s’arrête devant une grande porte que surmonte une croix. Je traverse, une cour, on me dirige vers un vaste cloître à arcatures, et là, assis dans un grand fauteuil de rotin, le supérieur me souhaite la bienvenue. C’est un vieillard de haute taille, et sa longue barbe blanche augmente la gravité et le sérieux de sa personne. Il me fait avancer un siège, me regarde dans les yeux et me dit, simplement, après avoir lu la lettre du collecteur : « Nous vous attendions. Je vais appeler le Père Castets. »

Le Père Castets ! Mais je ne connais que lui ! Et sans l’avoir vu, encore ! Les collections zoologiques qu’il expédie, depuis des années, à nos correspondans, sont connues de tout le monde savant. A mille lieues de la France, je me trouve ici chez moi !

Et le Révérend Père Castets paraît. Le supérieur me remet entre ses mains et me congédie avec une courtoisie sans morgue. Rarement ai-je rencontré simplicité plus tranquille. Le Révérend Père Castets me propose aussitôt de visiter le laboratoire de physique, le cabinet d’histoire naturelle du Collège : « Un instant, mon Révérend Père, s’il vous plaît ! Il est temps pour tout. Ne vaudrait-il pas mieux nous rendre, avant que le soleil nous écrase, aux temples de Sriringam et au Roc ? Du haut de ce Roc fameux je verrai se dérouler le champ de bataille où Clive et Lawrence vainquirent les troupes de Dupleix et de ses alliés hindous. Je verrai de mes yeux le Bois du Derviche, le Pain de Sucre, la Roche d’Or, tous lieux que je connais seulement par ouï-dire ! Profitons de la matinée. Et, après, quand le soleil au zénith nous criblera de ses traits, je visiterai le Collège en profitant de son ombre : rien ne vaut la fraîcheur quand on veut tout examiner en détail. Vous voyez un homme sur ses fins et à qui les médecins ont commandé la prudence. Partons pour l’île de Sriringam ! Voyez, j’ai une bonne voiture et un grand cheval ! »

Mon orgueil fut puni sans retard. Nous n’avions pas encore parcouru les espaces dénudés qui séparent le Collège des grèves arides de la rivière Cavery, que mon cheval fantôme butta, se releva, retomba, brisant les deux brancards. Puis il demeura couché sur le flanc, sourd aux imprécations désespérées de son cocher à turban. Et nous demeurâmes en panne, non loin du pont à trente-deux arches qui unit la terre ferme à l’île allongée qui dort entre le Coleron et la Cavery. Mais le Père Castets, dans sa prudence de missionnaire, avait prévu la catastrophe finale. Une de ces bonnes charrettes à bœufs, telle qu’en possédèrent les vieux rois mérovingiens, nous suivait depuis le départ. Les deux beaux zébus blancs qui la traînaient rassuraient par leur allure régulière et puissante. Avec ces bêtes cornues dont les clochettes tintaient doucement, on se serait mis en route, sans inquiétude, pour passer les cols de l’Himalaya, au bas mot. Installés sous la banne voûtée en nattes, nous continuâmes lotre chemin, reprenant la conversation interrompue, sur les amis de France.

Ainsi, moins d’une heure après l’éviction du Babou, j’avais retrouvé la patrie. Ce religieux français avec sa mine émaciée et sereine, ses yeux clairs, sa longue barbe grise, sa barrette, sa soutane blanche, renouait pour moi la série, un instant interrompue, de ces abbés du désert qui me secoururent partout où me lança mon humeur vagabonde. Et, en tout égoïsme, je me félicitais de la rencontre, sans accuser mon oubli, et trouvant toute naturelle l’aide que m’apportaient ces bonnes gens. Que serais-je devenu, par tous les dieux vrais ou faux de l’Inde, si le Babou m’avait favorisé de sa conduite ? Livré à ce Brahme en veston, loin du secours possible de Cheick Iman retenu au bengalow du chemin de fer par le soin de garder mon bagage, j’aurais dû m’avancer à pied dans ces sables mouvans et surchauffés. Le Babou m’eût-il pris en tandem sur sa machine quand ce misérable cheval s’abattit pour ne plus se relever ? Car il ne se releva pas. Quand nous revînmes, le Père et moi, de notre visite aux pagodes, la bête étique, raidie près de la voiture en détresse, avait laissé les misères de cette vie. Au-dessus du rassemblement provoqué par l’accident, des corneilles tournoyaient, expertisant la carcasse.

Dans la confortable charrette à bœufs du Père Castets, je n’avais la fortune contraire. Aussi bien nous venions de mettre pied à terre dans cette île de Sriringam dont le nom hantait nos rêves depuis des années. Nous abordions les temples fameux dont chaque pierre se lève en témoin de ces luttes épiques et obscures qu’Anglais et Français se livrèrent pour la possession du Carnate. Celui de Vichnou est une ville véritable avec ses rues, ses boutiques, ses maisons où vivent vingt-cinq mille Hindous de toutes castes. Il est dédié à ce Vichnou Ranganaden pour qui le Rajah Desing, immortalisé par la ballade de Genji, nourrissait une si aveugle dévotion. Sept enceintes concentriques enserrent son sanctuaire d’une antiquité fabuleuse, et c’est un des lieux saints les plus vénérés de l’Inde dravidienne. L’enceinte extérieure, haute de sept mètres, épaisse de deux, en a seize cents de tour. Sa porte est surmontée d’un gopura massif qui regarde Trichinopoly. Un autre s’enlève à quarante mètres, d’autres encore, plus humbles, s’étagent, se succèdent, au-dessus du labyrinthe où les mandapams sont reliés par les galeries, où les étangs, les cloîtres, les chauderies constituent un échiquier à cases inégales dont les interstices sont remplis par les échoppes des marchands.

De la muraille extérieure, les partitions verticales, en façon de pilastres issus de culs-de-lampe circonflexes, alternent symétriquement avec les repos dont l’appareil régulier disparaît sous un abominable badigeon clair. Ces pilastres, en très bas-relief, ainsi étages, rompent la tradition indienne pour rentrer dans ce style dit « jésuite » auquel l’ordre de mon vénérable guide fut, d’ailleurs, bien étranger, et qui sévit en Europe durant la première moitié du XVIIe siècle. La tradition locale attribue ces pauvres agrémens d’architecture à des Européens. Cette tradition n’a rien de chimérique, si l’on tient compte de ce que les gens d’Occident apportèrent en prenant pied dans le Maduré dès la fin du XVe siècle, ainsi que je vous l’ai déjà dit.

Quoi qu’il en soit, les pagodes de Sriringam, celle de Vichnou Ranganaden comme celle de Çiva Jambukiswara, ont été pour moi la plus cruelle des désillusions. Désillusion d’ailleurs prédite ! La surveille de mon départ, je dînai chez le Gouverneur de Pondichéry avec le général Bailloud, qui s’en allait vers l’Indo-Chine après avoir traversé toute l’Inde, en touriste. Il me prédit que les temples de Sriringam, dont je parlais avec un enthousiasme sincère sur la foi des auteurs et des photographies que je possédais, me donneraient la moins agréable des surprises. Les propos de cet observateur avisé n’ébranlèrent point la robuste confiance que je nourris dans l’excellence de l’architecture dravidienne : « Cet homme de guerre, me disais-je, en juge avec des yeux prévenus. Chacun sait que les pagodes de Sriringam comptent parmi les monumens les plus remarquables du Sud de l’Inde ! »

Mais j’ai dû me rendre à l’évidence. « L’homme de guerre » avait cent fois raison. Déshonorés par un affreux badigeon blanc, les temples de Çiva et de Vichnou affligent autant par leur mauvaise conservation que par leur manque de grandeur. Seuls les chevaux cabrés du Mandapam de la sixième enceinte méritent de retenir l’attention par le style et la beauté de l’exécution. Il faut admirer pareillement le perron et le pavillon de pierre, en façon de char attelé de deux chevaux. Aussi bien vous ferai-je grâce d’une description détaillée. Il n’est pas un des ouvrages classiques consacrés à l’architecture indienne, pas un guide, pas un manuel, où ces pagodes ne soient étudiées dans le détail. Langlès en donna jadis un plan exact. Schnaase, Lassen, Cuningham, Fergusson ont tout écrit sur les particularités de leur architecture. Quant aux photographies des ensembles et des détails, les ouvrages sont sans nombre qui les ont vulgarisées.

Mais le Roc de Trichinopoly vaut qu’on s’y arrête. L’ascension n’en est point pénible, et la vue que l’on a de son faîte, est telle que l’on n’éprouve aucun regret d’avoir gravi ses innombrables degrés. Figurez-vous une puissante masse de gneiss, debout, en plein quartier nord de la ville, le quartier des Brahmes, à quatre-vingts mètres en surplomb. La montagne évidée constitue une ville aérienne où s’étagent les temples, les magasins, les salles de lecture, où les paliers se succèdent entre les galeries banales, la pagode vénérée de Çiva Thayoumanaver et le pagotin culminant où trône le Pouléar, c’est-à-dire le bienveillant Ganésa, le fils de Çiva et de Parvati, avec son corps de Silène et sa tête d’éléphant sommée d’une tiare. Le Roc de Trichinopoly, la Maleycotta, le Fort, a sa porte d’entrée à l’angle de deux rues encombrées à toute heure par les gens et les bêtes, piétons, zébus errans, charrettes à bœufs qui s’y pressent. Telles sont ces deux voies dites du Grand Bazar et du Bazar de la Chine. Du porche monumental, où s’accrochent les échoppes, les pieds-droits sont flanqués de Dieux en basalte, debout, en attitude de prière, sur des socles où les éléphans sculptés se font face. L’escalier obscur, à larges marches rapportées ou taillées dans le roc, commence et se continue entre deux murailles sombres, avec, de place en place, des paliers carrés à dalles glissantes. Sur celui du troisième étage, s’ouvre la grande rue contournant le rocher.

C’est par cette voie suspendue que défilent les processions quand les Brahmes transportent, aux jours de fète, les images de Parvati, de Civa, de Ganésa et de Soubramanié jusqu’au grand temple de l’étage supérieur. La cérémonie solennelle du mois d’août attire un immense concours de foule. En tout temps d’ailleurs, le roc est habité par une population qui niche aux flancs des escaliers, dans les réduits qui rayonnent à travers la montagne. Le bourdonnement de ces créatures, massées dans les caveaux où la lumière et l’ombre alternent par plans, rappelle le frémissement des ruches. Dans une buée bleuâtre tamisant en poudre d’or les rayons du soleil, tout bruit, vibre et murmure. La fourmilière humaine ronfle comme un essaim d’abeilles.

Et nous continuons de tourner à travers les boyaux tortueux de la montagne évidée. Traversant des salles à piliers polygonaux, franchissant des degrés que le passage de millions de pieds nus ont creusés à la longue, nous passons sous des portes surbaissées que gardent des pions, Dévarpals de granit poli, réfléchissant la lumière, colosses coiffés de tiares, armés de massues, que sculptèrent aux siècles passés les bons artistes de Tanjore. La nudité des murs sombres s’interrompt rarement par un bas-relief où les divinités pouraniques au rire éginétique s’unissent par groupes aux gestes mesurés, en tout pareilles aux figures des temples d’Elephanta que les Portugais martelèrent avec un fanatisme sauvage. Le demi-jour du milieu des galeries meurt à leur extrémité, dans la nuit profonde des logettes où étincellent des feux rouges qui tremblent, dansent et semblent, par momens, s’éloigner.

Ce sont des lampes qui brûlent devant les Pouléars. Puis, à un tournant, nous hésitons, éblouis par la lumière du jour, et nous accédons à un autre palier : sans voir grand’chose, du reste, sinon des Brahmes. Ils se font légion. Embusqués derrière les colonnes des mandapams, contre les montans des portes étroites, dans les interstices des pierres, ils foisonnent à l’instar des termites dans une charpente vermoulue. Ils nous épient, sournoisement, nous observent. Si nous tentons de pénétrer dans une salle, suivant la foule, nous les trouvons là, par hasard, et ils nous éconduisent avec une politesse empressée. Et le troupeau des fidèles circule librement par les galeries, s’écoule dans le grand temple d’où nous sommes exclus.

Parfois, sur un palier désert, quelqu’un de ces brahmes surgit brusquement de l’ombre et se campe devant nous sans oser nous interroger. Mais tout prouve qu’il ne serait pas fâché de connaître et nos projets et notre histoire Car leur dissimulation n’a d’égale que leur inlassable et puérile curiosité. En voici un, tout jeune, qui paraît sortir de la paroi comme une créature de rêve. Ses yeux de velours brun ont la douceur de ceux d’une femme. Le trisula çaktiste marque du trident rouge et blanc, symbole des sources de la vie, son front que le rasoir a dégagé jusqu’au sommet du crâne. La beauté perverse de sa face pâle, ainsi surmontée de l’emblème de l’énergie créatrice, le rendait pareil à ces petits satans cornus que l’Allemagne romantique semait, parmi les rinceaux feuillus, aux bordures des livres. Et je ne savais ce que je devais le plus admirer, de sa gracieuse timidité, de sa langoureuse tristesse, ou de la malice infernale qui éclairait ses traits mous et fins. Drapé dans la mousseline blanche, sévèrement, sans rien montrer de son torse, les bras cerclés de bracelets, les jambes chargées d’anneaux à l’image des filles de Babylone, un livre à la main, ce sacerdote adolescent se levait devant le Père missionnaire, personnifiant le paganisme debout devant la loi du Christ, l’Inde traditionnelle et irréductible devant l’effort ininterrompu et patient des combattans de la foi. L’enfant védique salua le vieillard chrétien, en baissant la tête et portant sa main ouverte, la paume tournée vers le front. Et je sentis que l’un comme l’autre était ferme dans son propos, attaché à sa croyance et que ceci ne mordrait pas sur cela. Entre le christianisme occidental et le brahmanisme oriental existe un abîme plus vaste que les espaces qui séparent la terre de Sirius…

… Nous voici dans la galerie qui fait face au grand temple. Un gardien nous ouvre une petite porte, et nous accédons a la plate-forme du faîte. Trichinopoly, la terre, les rivières et les îles s’étendent à nos pieds. Le toit doré qui surmonte le sanctuaire de Çiva étincelle au soleil. Sur le rocher, on me montre deux empreintes. Si les Brahmes y reconnaissent les traces de Vibishna, ce géant qui essaya en vain de s’emparer de Rama, les Musulmans les tiennent pour laissées par un de leurs saints, l’Ovoliat Nathi, qui fit de ce rocher sa résidence jusqu’au jour où il en fut chassé par Vichnou. La pente douce de la pierre unie et glissante se continue jusqu’à la falaise à pic. Ni rampe, ni balustrade, pour arrêter l’imprudent qu’un faux pas précipiterait, d’une hauteur de cinquante mètres dans les rues sous-jacentes. Ainsi s’explique le terrible accident où plusieurs centaines de personnes trouvèrent la mort, quelque temps avant mon arrivée. Pendant les fêtes qui attirent autour du temple les fidèles par milliers, la foule couvrait la terrasse déclive, quand une panique se produisit subitement. Sous la brusque poussée du nombre, les gens glissèrent, culbutèrent sans trouver à quoi se retenir. S’accrochant désespérément les unes aux autres, les grappes humaines, entraînées vers l’abîme, tombèrent pour s’écraser sur les dalles, les murailles, les toits. Comme il arrive dans toutes ces mêlées de créatures affolées, les femmes et les enfans furent les principales victimes. Leurs cadavres mutilés jonchèrent le pied du Fort. A toute autre époque, une pareille catastrophe eût été attribuée au fanatisme religieux. L’on eût vu, dans ces malheureux ainsi fracassés, des dévots s’offrant en sacrifice à Çiva homicide, pour imiter ces fidèles de Vichnou dont le char écrasait à Pouri des files entières se disputant l’honneur d’expirer sous ses roues. La légende de Djagernauth ou de Vichnou Jaganatah est une de ces vieilles machines qu’on a reléguées dans les oubliettes de la littérature de voyages. Qui sait d’ailleurs si, dans deux ou trois siècles, un naïf historien n’imputera pas à un clergé « altéré de sang » la catastrophe parisienne, aujourd’hui oubliée, du bazar de la Charité, et n’y verra pas un « holocauste rituel ? »

Au-dessous de nous, le sol blond et gris semble se diviser en une multitude de grandes îles autour desquelles serpentent les rivières lentes, dont le lit mineur, souvent tari, se jalonne, à l’exemple des routes, par les arbres flétris qui s’espacent et dispensent parcimonieusement leur ombrage. La brousse grillée se groupe çà et là en masses rousses et verdâtres, et la poussière les estompe de son enduit couleur de cendre. En style d’atelier, ce paysage rentre dans la catégorie des « plats d’épinards secs. »

Les voyageurs qui nous chantent les îles de la Cavery et leur végétation luxuriante, nous en donnent quelque peu à garder. Cependant il serait injuste de les taxer de mensonge. En dehors des périodes de sécheresse, la nature, sous l’ardente caresse du soleil et les humides baisers de la pluie, s’éveille et s’épanouit dans la verdure de la terre fauve. En quelques semaines, tous ces sables arides, qui poudroient, disparaissent sous un fouillis de plantes où se perd le pied des arbres. L’herbe de la jungle pousse dru ses chaumes d’émeraude dont les racines traçantes se noient dans l’eau qui sourd, cependant que leurs têtes en fers de javelines se pâment déjà desséchées par le feu du ciel malgré le ruissellement des orages dont les larges gouttes claquent sur les feuilles étalées des lianes. Les sauterelles semblables à des pousses fraîches bruissent dans un bain de rosée. Les larges papillons veloutés, sablés d’or, se poursuivent parmi les fleurs aux parfums violens, autour des bananiers dont le feuillage répète la forme d’une rame. Les perruches chères à Parvati babillent entre les rameaux des tamarins lourds de gousses acides, les frondaisons grêles des filaos, les branches robustes des manguiers. Les hérons blancs picorent sur le dos des buffles majestueux et stupides, enfouis jusqu’aux flancs dans la vase jaune. Les martins-pêcheurs, vêtus de turquoises, coiffés de lapis, rasent le miroir des ruisseaux, emportant un fretin argenté entre leurs mandibules couleur de sang. Plus haut, les singes vagabonds s’ébattent en compagnies grimaçantes sous le dôme feuillu des figuiers dont le tronc gercé abrite les reptiles sauriens à tête plate qui pourchassent les insectes. C’est un bourdonnement, un sifflement, un coassement, un gazouillement sans trêve. La plus mince créature tient sa partie dans ce concert qui chante la gloire de la vie.

Puis tout disparaît, tari, flétri, calciné. La campagne revêt sa livrée de poudre. Aucun être vivant ne se montre. Et cette mort de la nature peut durer plusieurs années, si les vivifiantes averses des moussons sont détournées par les vents contraires.

Et c’est pourquoi tout ce qu’on dit, tout ce qu’on écrit sui l’Inde n’a qu’une vérité relative, une vérité de circonstance. L’observateur le plus fidèle ne peut donner que la vérité du moment. D’autres que moi ont vu la plaine de Trichinopoly sous les espèces d’un Paradis Terrestre. Peut-être y étaient-ils venus au bon moment.

Cette splendeur présumée de la nature tropicale ne nie gêne pas à cette heure, pour lire le vaste plan en relief qui se déroule sous mes yeux. En cette affreuse sécheresse, la terre semble découvrir ses ossemens. Au Nord, c’est la longue île plate de Sriringam et ses petits îlots sablonneux que baignent les bras resserrés de la Cavery. Là s’élevait la grande chauderie où, en 1752, le détachement anglais se laissa cerner par les Français. Voici la Cavery qui longe la côte Sud de l’île, le Coleron, plus large, qui l’enserre au Nord. La pointe occidentale de Sriringam est occupée par un village et par la grande pagode de Vichnou. Celle de Çiva vient ensuite, vers l’Est, et c’est dans cette direction que s’écoulent les deux rivières. Le Colloway et ses petits bras, affluens de la Cavery, font du territoire de Trichinopoly une autre île qui égale Sriringam en largeur. Vers le Sud, des monticules se détachent : le Pain de Sucre et la Roche-d’Or, points extrêmes, cornes de ce croissant que traçaient les positions occupées, en 17S3, par les Français et leurs alliés, les Mysoriens et les. Mahrattes ; et encore, vers l’Ouest, le Bois du Derviche, ou Fakir’s Rock, que tenaient les Anglais. Si je regarde à l’Est, je vois ces collines d’Elmiseram, jadis surmontées de forts.

Que de deuils rappellent tous ces noms ! Trichinopoly toujours funeste aux armes françaises, je voudrais pouvoir oublier aujourd’hui ton Histoire ! Que je reporte mes yeux sur le quartier qui groupe sous mes pieds les habitations, les réservoirs, les allées de porchers, je découvre, enfouie sous la verdure, cette petite maison basse où demeura Clive, et je ne puis m’empêcher de comparer l’activité inlassable de cet homme de tête et de main à l’incapacité physique de Dupleix que le tumulte des armes effrayait. Tandis que Dupleix prétendait diriger les opérations de son palais de Pondichéry avec la collaboration de sa femme, Clive courait l’épée à la main et réussissait à communiquer son âpre énergie à ses troupes. Ce grand homme qui débuta par être petit commis dans l’administration de la Compagnie anglaise, comprit vite que la victoire, dans ces pays indiens, est à celui qui prêche d’exemple sans ménager sa personne. À cette heure même de la nuit où le fastueux Dupleix dormait, en s lire té, à Pondichéry, son sommeil de nabab, entouré comme un Roi, Clive faisait le coup de pistolet contre les troupes françaises dans cette surprise de la pagode de Mariammin, à Samiaveram, où il faillit perdre la vie, le 20 avril 1752.

Si ma vue pouvait s’étendre jusqu’à huit milles vers le Nord, dans la direction de l’ancienne route de Madras, je le verrais, ce bourg de Samiaveram où se donna le petit combat de nuit, petit par le nombre des combattans, mais grand par les résultats, puisque le succès de Clive amena la perte de Law et la ruine de Dupleix.

Pour bien comprendre cette affaire et ses entours, il faut se rappeler qu’autour de Trichinopoly se jouait la fortune de Chunda-Sahib, nabab du Carnate, sous le couvert duquel les troupes de notre Compagnie des Indes guerroyaient contre Mohammed Ali, prête-nom de la Compagnie britannique. Car, ce qu’il y a d’admirable dans cette histoire indienne, c’est assurément l’indifférence extérieure des deux gouvernemens occidentaux qui se disputaient la possession de l’Asie, sans encourager leurs concitoyens expatriés, mais bien décidés à profiter des résultats. L’Angleterre et la France pouvaient être en paix, les compagnies française et anglaise n’en cessaient pas pour cela de se porter des coups. Mais leurs troupes métropolitaines étaient tenues pour des corps mercenaires à la solde des princes indigènes qui s’assuraient ainsi leurs services.

Dupleix attribuait, avec raison, une importance capitale à la prise de Trichinopoly, puisque Mohammed-Ali, rival de son client Chunda-Sahib, était renfermé dans cette place. Je vous ai déjà retracé les événemens qui se succédèrent pendant l’année 1749, où, à la fin de juillet, le gain de la journée d’Ambour donna au protégé de Dupleix une supériorité sans conteste sur Mohammed-Ali, fils du nabab centenaire Anawaroudin, tué pendant la bataille. Mohammed-Ali, compétiteur malheureux de Chunda-Sahib pour la nababie du Deccan, se réfugia dans la forteresse de Trichinopoly, cependant que les Anglais, s’inclinant devant le fait accompli, reconnaissaient Chunda-Sahib comme nabab, après l’investiture officielle de Mozzufer-Singh, soubab du Deccan.

Mais le nouveau nabab perdit à conférer avec son patron de Pondichéry un temps précieux. Cependant qu’il festoyait dans la ville française où M. et Mme Dupleix s’évertuaient à le fasciner par des magnificences inusitées, s’offrant à l’admiration du vulgaire sous des costumes des Mille et une Nuits, son concurrent travaillait d’une façon moins brillante. Sans quitter son Roc de Trichinopoly, Mohammed-Ali s’abouchait avec les directeurs de Madras. Ceux-ci firent d’abord la sourde oreille. Loin de perdre courage devant ce mauvais accueil, lui redoubla ses instances, multiplia les promesses, acheta les bonnes volontés. Il réussit à ce point que, lorsque Chunda-Sahib s’avança avec un renfort français de 2 000 hommes, dont les deux tiers étaient des cipayes, sur Trichinopoly, une garnison de 120 soldats anglais était entrée dans la place dont les ouvrages, sévèrement réparés, pouvaient soutenir un siège en règle.

L’amitié de Dupleix était celle de ces esprits ordonnés qui n’obligent point sans garanties solides. Chunda-Sahib ne fut pas longtemps sans en faire l’expérience. Pour paraître à leur avantage dans Pondichéry, Chunda-Sahib et Mozuffer-Singh durent emprunter quelques lacs de roupies à leur hôte. Ils coloreront cet emprunt d’un prétexte politique et honorable : « Beaucoup d’argent était nécessaire pour entreprendre l’expédition de Trichinopoly. » La Compagnie consentit ces avances imputables sur le gain de la campagne prochaine, mais moyennant une cession hypothécaire de terrains autour de Pondichéry. Certains historiens, qui ont écrit la vie de Dupleix avec cette inlassable admiration dont les hagiographes ne possèdent point le monopole, nous apprennent que le gouverneur donna là un nouvel exemple de ce rare désintéressement qui l’a toujours distingué. Ces panégyristes trouveront toujours en moi le plus décidé des contradicteurs. Vous m’avez écrit, ce mois de septembre dernier, qu’un universitaire[2] venait décomposer sur ce sujet une thèse de doctorat où il ne montrait pas à l’égard de Dupleix des sentimens plus enthousiastes. Je suis charmé de me trouver d’accord avec un historien de profession qui n’a pas dû former son jugement à la légère.

Pour vous parler à cœur ouvert, je n’ai jamais vu en Dupleix qu’un brasseur d’affaires. Cette catégorie d’industriels a ses héros et ses saints. Dupleix faisait « des affaires, » et c’est pourquoi son nom est devenu populaire parmi les politiciens et les gens « d’affaires. » Il est représentatif au suprême degré. Il personnifie les grandes « affaires coloniales. » Au risque de me répéter, je vous avouerai que si ce « colonial » avait vécu de nos jours, je me serais montré fort surpris de ne pas trouver son nom sur la liste des « hommes d’affaires du Panama. » Certains de ces noms me font d’ailleurs penser à Dupleix. Le gouverneur de Pondichéry connaissait donc trop bien « les affaires » pour laisser ses fonds ou ceux de ses amis dormir sans rapporter. Il les plaça dans des entreprises politiques tout comme il les eût placés dans une cargaison de mousselines du Bengale, de porcelaines de Chine ou de laques du Coromandel. Ses placemens ne furent pas tous heureux et ses épargnes ou ses fonds de roulement, ainsi que vous voudrez les nommer, firent, en langage d’agio, « la culbute, » se triplèrent, se décuplèrent, se centuplèrent jusqu’à ce que le « krach » final emportât l’homme et l’argent. Mais, au contraire de Lally-Tollendal qui ne put trouver d’espèces pour défendre Pondichéry au nom du Roi, Dupleix ne s’en vit jamais refuser, et cela jusqu’au dernier jour, parce qu’il s’agissait toujours de lancer « une affaire, » et que toute la racaille des traitans, des négriers, des marchands de biens tenait conseil à Pondichéry.

Et, d’ailleurs, l’or n’était point rare dans l’Inde. L’arbre aux roupies se couvrait toujours de feuilles sans qu’il fût besoin d’en écheniller les rameaux. La récolte était trop belle pour que la vermine réussît à l’absorber. L’or était partout, enfoui dans les cours des maisons, les puits des sanctuaires, il en sortait aux premières menaces de la force. Les dieux aux yeux de pierreries n’étaient pas encore aveugles, le scintillement des gemmes suffisait à éclairer les obscures galeries des vimanas, comme à Vellore.

Si Jules César entreprit la campagne des Gaules pour se créer un trésor de guerre avec les dépouilles de ses temples, le pillage méthodique des pagodes, des palais et des villes pouvait rendre aux Compagnies anglaise et française le même service. L’une, non plus que l’autre, n’eut garde de l’oublier. Ce fut une curée chaude et sans lois. L’Inde du XVIIIe siècle ne se vit ni plus ni moins foulée qu’aux époques antérieures, mais elle n’avait pas encore connu de forbans aussi variés. Il semble que les écumes de la terre et des flots s’y soient donné rendez-vous pour mêler leurs violences. Le tourbillon de ces guerres de détail entraîne les aventuriers et favorise sous couleur d’héroïsme toutes leurs mauvaises passions. La sentine de l’Europe s’est déversée sur la patrie de Porus. Seule la triste Amérique a vu s’abattre sur elle, au XVIe siècle, une pareille invasion de Barbares. Tous les déserteurs des armées régulières, tous les fier-à-bras, les « chevaliers » sans ouvrage, tous les fils de famille en danger de Bastille et en puissance « d’amie, » tous les « officiers de fortune, » tous les « petits blancs » et tous les duellistes des Mascareignes, tous les enfans terribles « envoyés en consommation, » toutes les modistes et autres dames d’aventures, voilà pour les peaux blanches. Voici maintenant les créoles et les métis des îles, et la canaille de l’Afrique : esclaves de Cafrerie venus à fond de cale, et aussi des Nubiens, des Abyssins et des nègres ; et les hordes de l’Inde septentrionale et moyenne, sans distinction de sectes : Afghans, Pathans, Rohillas, Pindaris, Mahrattes, tous les pirates des archipels : Nicobariens, Andamans, Malais de la terre ferme ou des criques de Sumatra, Javanais, Balinais, que sais-je encore ?

Telle fut l’humanité de choix qui s’agita dans les camps, entre la multitude des serviteurs et des fournisseurs hindous et les troupes européennes racolées, pressées par les sergens de la Compagnie des Indes, conduites enchaînées jusqu’au port d’embarquement et plus dangereuses à leurs officiers que l’ennemi.

De ces mercenaires, la misère quotidienne se coupe de rares et indigestes ripailles aux jours de pillage. En tous autres temps, ce sont les séjours monotones dans les casernes ou les casemates, la vie abrutissante des garnisons sans activité, l’oisiveté et les vices qu’elle engendre. Ou bien les travaux écrasans de la guerre, les marches forcées sous un soleil de feu plus meurtrier que le canon des batailles, ou sous les pluies diluviennes qui alourdissent le guingan et la serge des uniformes et mettent les armes hors de service. La nourriture, toujours insuffisante ou mauvaise, fait souvent défaut. La maraude y supplée quand le pays n’est pas rongé par la guerre, mais les habitudes de violence ensauvagent le soldat et le rendent ingouvernable. Les postes sont mal gardés et les surprises sont de toutes les heures. La solde, irrégulièrement payée, fournit des prétextes de mutinerie ; et quand elle arrive par masses, elle est aussitôt gaspillée dans des orgies de pauvre. La maladie est au bout de cette débauche, puis l’hôpital où les pestiférés meurent à côté des fiévreux.

Ce n’est pas l’exemple des officiers qui remontera le moral de la troupe. Les plus grands vivent à la façon des nababs, leur train suffirait à ralentir l’allure de la meilleure armée. Les Soubise et les Richelieu ont fait école jusqu’en Inde. Les bayadères et les brahmines raflées dans le sac des pagodes, les jeunes musulmanes, les aventurières d’Europe, les négresses des îles, remplacent dans le Deccan les filles d’Opéra que les états-majors de Louis XV colportent en Allemagne. Chacun vit pour soi, songe à ses commodités, ménage ses plaisirs et n’obéit à personne. Il n’est pas de petit lieutenant qui ne tranche du souverain. Les Verrès de garnison se ramasseraient à la pelle.

Où l’indiscipline fleurit, où la concussion s’étale, le refus de service n’est pas pour surprendre. Et l’embauchage, l’espionnage, l’appel à la trahison sont là pour tenter à toute heure ces forçats minés par la nostalgie dont souffre même celui qui ne trouverait qu’une cravate de chanvre à son retour au pays. Et puis les légendes se répètent de ces simples soldats d’Europe qui ont trouvé la fortune colossale auprès des rajahs hindous. Le plus petit principicule du Deccan ou du Mysore couvre d’or les instructeurs anglais ou français, les canonniers, les fusiliers qui viennent prendre service. Et puis le plaisir de dominer, d’être maître et roi chez l’indigène, le rêve de luxure et d’or qui se grossit à proportion de la misère endurée, l’illusion des joies du harem et du luxe fabuleux de l’Asie. Chacun des exilés devient un monstre d’insolence et d’orgueil : La fièvre mégalomane de l’explorateur est un mal qui sévit depuis longtemps chez l’Occidental. Seule, la patience légendaire de l’Inde explique comment ces sauterelles ont pu dévorer le pays à leur gré. Mais tout ce qui s’écarte est sabré par la cavalerie musulmane ou mahratte. Ce qui est fait prisonnier est incorporé ou livré à de tels tourmens dans les prisons sans air que les rares survivans en sortent incapables de continuer le métier de soldat. Dans cette guerre sans pitié, où la dureté de l’homme n’est dépassée que par l’inclémence du climat, dans cette guerre d’extermination dont il faut aller jusqu’aux marches turques pour trouver la pareille, l’Européen ne le cède pas à l’Oriental en procédés ingénieux de cruauté.

Au reste, les armées des deux Compagnies se valent. Le commandement, chez les Anglais, est toutefois meilleur ; aussi la victoire leur est-elle uniformément fidèle. Moins misérable, le soldat voit sa solde payée à son terme, il reçoit une nourriture suffisante. Et pourtant les déserteurs anglais sont légion : parmi les Irlandais se recrutent de préférence les transfuges.

Ainsi sur le grand corps pantelant de l’Inde des Mogols que n’a pu ressusciter Aureng-Zeb, s’abattent les mouches vertes et bleues venues des quatre coins du vieux monde. Et comme si ce n’était pas assez des traitans et des agioteurs de la Compagnie des Indes, le financier Law aidait à la décomposition finale en lâchant sur les établissemens français son neveu, le capitaine, de qui l’on ne peut dire s’il fut plus présomptueux qu’incapable, et de qui l’on ne sait s’il fut victime de la corruption qui était partout plutôt que du manque de courage. Et l’on se demande si cette amoralité par laquelle se caractérise le XVIIIe siècle ne fut pas la cause première de toutes les catastrophes qui allaient s’accumuler. Elles emportèrent Dupleix, l’homme atteint de la folie des grandeurs, faible instrument aux mains d’une Indo-Portugaise ambitieuse, étroite d’esprit, cupide. Cette association, composée d’un imaginatif et d’une déséquilibrée, rêva, prétendent certains écrivains, de s’emparer de l’Inde par une série de combinaisons. Mais alors ces combinaisons étaient fondées sur de tels principes que la non-réussite d’une seule entraînait la ruine de toutes les autres. Combinaisons d’ailleurs purement platoniques, puisque Dupleix vécut au jour le jour, à la merci d’une défaite essuyée par ses partisans, à la merci surtout de la politique européenne où dans quelque congrès un seul trait de plume détruisait tout le labeur des coloniaux pour remettre les choses dans le même état qu’avant. Je vous avoue ne pas croire un seul instant au fameux « Plan de Dupleix. »

L’œuvre de Dupleix fut vaine, et elle ne pouvait pas durer, parce qu’il ne trouva pas un seul homme capable de le seconder, ou disposé à le faire. La bureaucratie a toujours eu sur les hommes d’action l’influence la plus néfaste. Elle paralyse leurs efforts, les annihile par ses règlemens minutieux qui obligent chacun à demeurer dans la sphère étroite de ses fonctions. La spécialisation à outrance détruit les plus brillantes qualités. En condamnant au métier d’administrateur un homme énergique, dont l’ardeur se communiquerait aux troupes et entraînerait la victoire, la bureaucratie met cet homme à la merci de militaires qui peuvent lui être extraordinairement inférieurs. Or les guerres de l’Inde, à cette époque, étaient avant tout question décourage, l’activité et d’à-propos. Les connaissances techniques ne signifiaient pas grand’chose, et un sergent de grenadiers les possédait. On s’en aperçut quelque quarante ans plus tard pendant la Révolution.

Si Dupleix avait eu ces qualités de bravoure et de solidité, dont il manqua, j’hésite à croire que son sort eût été meilleur. Les bureaux de la Compagnie l’auraient empêché, bien vite, de paraître de sa personne à l’armée. Et cela est encore discutable parce que cette armée était payée par la Compagnie. Dupleix aurait peut-être pu se rappeler, s’il le sut jamais, que ce fut un avocat de Venise qui décida de la bataille de Lépante.

Quoi qu’il en soit, le gouverneur de Pondichéry fut extraordinairement mal servi. De ses hommes de guerre, l’indifférence, l’avidité, l’égoïsme ont été difficilement égalés. Le moins mauvais de tous, Bussy, ne pensa jamais qu’à sa fortune, il la rendit énorme. Et encore, ces officiers pouvaient dire que, dans ces campagnes d’aventures, ils servaient non point la France, mais la Compagnie.

Les historiens modernes ont confondu toujours ces deux notions. Il ne s’agissait pas, dans la forme, d’une lutte entre l’Angleterre et la France, mais bien de guerres locales dans lesquelles les deux Compagnies soutenaient chacune leur prince. Elles marchaient donc à la solde des princes hindous, leur fournissaient des troupes, des fonds sur garanties solides. Au résumé, cette méthode n’était bonne que pour prendre pied dans le pays, car, plus tard, les Anglais, quoique vainqueurs des Français qu’ils expulsèrent, durent assurer leurs conquêtes par de nouvelles batailles. Ils gagnèrent pouce par pouce le terrain indien arrosé du sang de leurs soldats. Cet effort, je doute que la France l’ait jamais pu essayer. Quant au succès, le siège de Saint-Jean-d’Acre nous prouve ce que Bonaparte eût pu gagner en « prenant l’Inde à revers. » Les Anglais prirent l’Inde parce qu’ils étaient capables de la prendre et surtout de la garder. Et, pour tout dire, après Waterloo, je doute fort qu’on eût rendu l’Inde à la France, si elle l’eût possédée. La politique d’influence n’eût point prévalu contre la politique des résultats.

Le choix des Hindous me semble avoir été fixé peu de temps avant la chute de Dupleix, et les plus avisés l’avaient déjà escomptée. Si les Anglais eurent le meilleur, c’est qu’ils nous vainquirent à l’heure utile. Ayant pour vertus principales la mollesse et la perfidie, les Indiens ne respectent que la force et principalement celle qui leur paraît offrir des garanties de durée. Le jour où ils virent une grosse armée française mettre bas les armes sans tirer un coup de fusil, quand ils virent son commandant livrer son prince qui demandait à se battre, c’en fut fait de notre prestige moral. Dupleix eut beau parader sur son éléphant housse d’or, il ne put empêcher les Hindous de décréter sa déchéance. L’abandon de Chunda-Sahib par Law, à Sriringam, déshonora la France dans l’Inde du Sud. Dupleix était perdu logiquement…

Ceci étant bien entendu pour éclaircir le récit qui va suivre, j’ajoute que la combinaison de Dupleix péchait par la base, parce qu’il abonda toujours en illusions à l’égard des Hindous. Chunda-Sahib, pour employer une locution familière, lui « claqua dans la main. » Aussi imprévoyant et léger qu’Oriental sur terre, ce prince, à peine sorti de Pondichéry, allait travailler à se créer de nouveaux ennemis, comme si Mohammed-Ali et les Anglais ne suffisaient pas à son ardeur guerrière. Mozzufer-Singh et Chunda-Sahib avaient laissé à Pondichéry l’argent de Dupleix. Ils l’avaient laissé aux mains des pourvoyeurs de leur luxe et de leurs plaisirs. La splendeur quasi impériale dont brillait Dupleix avait piqué d’orgueil le soubab et le nabab. Ne voulant pas qu’on pût dire que le « Frangui » avait éclipsé les princes natifs, les deux compères ne ménagèrent ni l’or, ni l’argent, ni la piaffe. Pouvait-on attendre autre chose, en saine raison, de ces dignitaires d’un pays où le plus modeste soudra se croit, encore aujourd’hui, engagé d’honneur à se ruiner pour les noces de son fils ?

Chunda-Sahib et Mozzufer-Singh laissèrent donc Pondichéry derrière eux, le cœur certes moins léger que la bourse. Ils partaient bien munis de troupes françaises, de cipayes, d’artillerie de siège, et aussi d’un officier, M. Duquesne, qui devait diriger les opérations. Mais ils n’avaient plus une roupie vaillant. Et la solde des troupes, leur nourriture ne sont pas choses qui se règlent avec des promesses. Chunda-Sahib, ainsi dénué du nerf de la guerre, eut une inspiration de génie : le roi de Tanjore, dont la capitale était sur la route de l’armée, méritait cette réputation qu’on lui prêtait d’être le souverain le plus riche de cette région de l’Inde. Il ne s’agissait que de le rançonner au passage. Un prétexte s’offrait. Tributaire du Mogol de Deli, Pertab-Singh ne s’était pas acquitté. Si Mozzufer-Singh, soubab du Deccan, n’avait pas qualité pour exiger de ce grand vassal le paiement de l’arriéré, c’était alors que toute hiérarchie disparaissait, et avec elle l’ordre établi. Gardiens de cet ordre, le soubab et son fidèle nabab s’en furent de leur personne sommer le débiteur du Mogol de payer son dû.

On dit que cette belle résolution fut prise sans le congé de Dupleix. Mais on sait aussi qu’il ne la désapprouva nullement. Car, dès qu’il connut le plan des deux associés, il envoya des instructions à M. Duquesne pour qu’on enlevât rapidement la ville de Tanjore. C’est la mode aujourd’hui d’appeler « politique coloniale » toutes les opérations louches dont profitent certains partis au-delà des mers. Le mot est un pavillon qui couvre la marchandise. Dupleix fut, entre tous, expert en « politique coloniale, » et celle-ci lui commandait de ne pas abandonner ses cliens, voire dans un pareil brigandage, du moment qu’ils l’avaient entrepris.

Ainsi les faits lient l’homme dès qu’il a commencé de marcher dans la voie oblique, il la doit suivre et subir les conséquences jusqu’au bout. Dupleix pouvait toutefois se réfugier derrière les principes et invoquer celui d’autorité. En approuvant l’expédition de Tanjore, il faisait acte de déférence envers le Mogol.

Du fort où il s’était réfugié avec sa troupe, sa maison et ses trésors, Pertab-Singh put voir les percepteurs bénévoles de l’Empereur piller les faubourgs de sa ville. Sachant que le temps est le grand maître, tenant ses murailles pour solides, assuré de ne pas manquer d’argent puisque la forteresse renfermait une pagode où dormaient de fabuleux trésors, il amusa ses ennemis. Pendant des semaines, ce furent des pourparlers à l’indienne, et des remises d’acomptes dont l’inégale répartition sema, au premier jour, la discorde parmi les alliés. Dupleix ne fut pas sans avoir sa part de ces rançons partielles. La Compagnie française y gagna du territoire et l’exemption d’une ancienne rente. Mais le roi de Tanjore procédait avec une telle lenteur que d’autres négociations qu’il menait avec les Anglais et Nazir-Singh aboutirent en temps utile. La Compagnie britannique détacha de Trichinopoly une petite troupe d’Anglais qui pénétra dans la forteresse bloquée. Car ç’a toujours été la règle, dans ces guerres indiennes du XVIIIe siècle, que les secours et les émissaires rentraient à volonté dans les places, en sortaient, sans que les assiégeans en prissent ombrage. Jamais armées ne se gardèrent plus mal, ne furent moins à l’abri d’une surprise.

À la rigueur, cette entrée de quelque vingt Anglais dans la forteresse de Tanjore ne dérangeait pas beaucoup Chunda-Sahib et Dupleix. Mais, chose autrement grave, Nazir-Singh ne tarda pas à se rapprocher avec une grosse armée. Vous n’avez pas oublié ce Nazir-Singh, fils du nizam Oul-Moulk et dépossédé par Mozzufer-Singh : je vous racontai ses déboires quand je parlais de Genji. Au seul bruit de son arrivée, les troupes des protégés de Dupleix se dispersèrent, et leur fuite les porta d’une traite sous les murs de Pondichéry, où la colonne française les rejoignit bientôt. Seul M. Duquesne demeura à Tanjore où la maladie l’avait tué.

Dupleix ne se découragea pas pour si peu.

Pareil à tous les imaginatifs, pareil aux joueurs qui trouvent le même plaisir dans la perte que dans le gain, pourvu que le jeu dure, il reprit la partie. Vous savez comment il la perdit, comment les Mahrattes menacèrent un moment Pondichéry, comment encore Mozzufer-Singh tomba aux mains de Nazir-Singh, qui le para aussitôt d’un collier et de bracelets en bon fer ; comment enfin la défection des officiers français, mécontens de la part trop réduite qu’on leur avait allouée, dans le pillage de Tanjore, paracheva la ruine de ses intérêts.

Le moindre avantage, pourvu qu’on le fît valoir, suffisait alors pour compenser les plus graves revers. L’Inde affolée vivait au jour le jour, tiraillée par ses prétendans. Ses faveurs variaient avec l’heure. L’élu du matin était remplacé avant le soir par un plus heureux. La prise de Genji, grossie, amplifiée avec art, rétablit comme par miracle le prestige de Dupleix. Mais, bien que les directeurs de la Compagnie des Indes lui eussent notifié, de Paris, leur volonté formelle d’une paix générale et définitive, le gouverneur de Pondichéry ne put oublier l’affaire de Trichinopoly. Non seulement Mohammed-Ali était toujours vivant, mais Nazir-Singh l’avait nommé nabab du Carnate, et ce nabab, fabriqué contre les désirs de Dupleix, se tenait en sûreté dans les murs de Trichinopoly, d’où il dénonçait sa ferme intention de garder la place sans accepter les offres, sans redouter les menaces. Pareil au Grand Seigneur qui rêvait de Constantinople, Dupleix voyait Trichinopoly dans ses songes. Insensible à tous les heureux hasards dont abonda pour lui l’année 1750, hasards trop nombreux pour que j’essaye de vous les rappeler, il dirigea une nouvelle expédition contre Trichinopoly, dès le mois de mars 1751. Ne voulant pas comprendre qu’il s’engageait ainsi dans une guerre avec les Anglais dont les forces considérables s’acheminaient déjà vers la ville qu’ils entendaient défendre. à tout prix, Dupleix mit en route son éternel Chunda-Sahib avec toutes ses forces disponibles. Le nabab avait environ dix mille Hindous ; M. d’Auteuil commandait quatre cents Français ou soi-disant tels, un petit corps de nègres et quelques pièces d’artillerie. Cet officier n’était pas sans quelque mérite, mais il chérissait peu le gouverneur qui l’avait fait passer en jugement après la désastreuse journée de Valdaour. Et surtout, fatigué par l’âge et le climat qui s’ajoutaient à une mollesse naturelle, il ne possédait d’activité physique que ce que lui en laissaient de continuels accès de goutte. Un podagre ne peut se lancer dans ces entreprises vives et hasardeuses qui seules assurent la victoire, en ces pays où l’assaillant déterminé ne rencontre presque jamais de résistance efficace.

M. d’Auteuil, dès les premiers jours de la campagne, montra ce qu’on devait attendre de lui. Il manqua, devant Volconde, l’occasion d’écraser le contingent anglais du capitaine Gingen et lui ménagea ainsi la possibilité de gagner Trichinopoly. Ce fut un échec grave, surtout par la répercussion morale. Tandis que les Anglais secouraient la place en y apportant la confiance, M. d’Auteuil continuait de se traîner sur la route de Sriringam. Enfin il passa le Coleron, prit pied dans l’île, passa encore la Cavery, établit ses batteries sur la terre ferme, puis, sans force contre la goutte, regagna Pondichéry, laissant ses sous-ordres et Chunda-Sahib continuer les opérations.

Dupleix remplaça M. d’Auteuil par le capitaine Law, protégé par les directeurs de la Compagnie. Le neveu de l’inventeur du « système » était de ceux qui ne laissent à personne le soin de louer leur valeur. Il plut à Dupleix par cette confiance en soi-même sans laquelle on ne réussit guère à se pousser, il lui plût par son entregent. Les Anglais, de leur côté, choisissaient leurs hommes. A Law et à Auteuil ils allaient opposer le capitaine Clive et le major Lawrence.

Robert Clive ne tarda pas à donner sa mesure. N’attachant pas à la défense de Trichinopoly l’importance qu’y attribuait le Conseil de Madras, il persuada au gouverneur Saunders que l’offensive était en tout préférable. Il obtint le commandement d’une petite troupe choisie, et la portant vivement sur la ville d’Arcat, capitale de la nababie de Chunda-Sahib, il y entra sans coup férir, le 11 septembre 1751. Le résultat ne se fit pas attendre. Abandonnant le siège de Trichinopoly, Chunda-Sahib courut à Arcat, dans l’espoir de la reprendre. Son fils Rajah-Sahib en assiégea en vain le fort pendant cinquante jours. Puis il se retira, sous la menace d’une attaque des Mahrattes, rendant ainsi la liberté à Clive qui en profita pour détruire en détail l’incapable Law, toujours immobile devant Trichinopoly.

Et pourtant jamais la Compagnie française ne posséda, jusque-là, de si forte armée en Inde : près de 1 000 Français, 2 000 cipayes et 50 canons. 30 000 Hindous, dont 15 000 cavaliers, obéissaient à Chunda-Sahib, et du nabab la valeur personnelle ne fut jamais mise en question. Law laissa se rouiller sans usage ces outils de choix. Sourd aux instructions de Dupleix, méprisant les objurgations de Chunda-Sahib, il se refusa à donner l’assaut, alors qu’aux yeux les moins exercés le succès en apparaissait certain. Cependant les renforts ne cessaient de grossir les rangs des assiégés, car le plus grand désordre régnait dans le camp français. Les contingens du roi de Tanjore, la victime de Chunda-Sahib, s’étaient avancés des premiers. Puis ce furent les Mysoriens, partisans de Mohammed-Ali. Leurs escadrons, tourbillonnant autour des Français, sabraient les pelotons détachés, détruisaient les dragons dans des embuscades. Et les Mahrattes étaient annoncés, et aussi Clive, vainqueur d’un contingent français à Covrebank, et enfin le major Lawrence à la tête d’une armée. De toutes parts, les Indiens, abandonnant notre parti, ralliaient les drapeaux anglais. La position naguère précaire de Mohammed-Ali, l’assiégé de Trichinopoly, devenait insensiblement la meilleure. L’Inde dravidienne s’orientait vers le soleil levant, l’étoile de Dupleix pâlissait.

Et quoiqu’on le tint au courant, heure par heure, du progrès de l’orage qui grossissait derrière lui, Law se refusait à agir. Puis, tout à coup, il agit, et de telle manière, que l’inaction eût encore été préférable. Au lieu de distraire de ses lignes un gros de troupes pour livrer bataille aux Anglais qui arrivaient de Madras, il envoya un petit corps, très inférieur en nombre au secours qu’il s’agissait d’arrêter. A 1 500 hommes il en opposait à peine 700. On peut dire que l’engagement devait se passer à portée de son canon de Coilady, sur la rive du Coleron. L’affaire fut si mal menée qu’elle échoua. Le major Lawrence continua de s’acheminer vers Trichinopoly dont il n’était plus qu’à dix milles. Sous les yeux de Law qui le manqua encore au passage, il fit bientôt sa jonction avec le détachement que la garnison assiégée envoyait à sa rencontre. Law livra alors un combat d’artillerie où il n’eut pas l’avantage. Les Français durent se replier, avec pertes, sur le Pain de Sucre, d’où ils purent assister à l’entrée de Lawrence dans la place.

Quelques jours encore, et Law perdait à nouveau l’occasion d’infliger au capitaine Dalton une sérieuse défaite entre le Rocher français et Elmiseram. Dès lors, travaillé par une sorte de folie, il annonça que le moment était venu de se retirer dans l’île de Sriringam : toute l’armée y prendrait ses quartiers. Notre raison demeurerait confondue devant une pareille action si nous ne comprenions que le misérable commandant s’aperçut enfin de son effroyable insuffisance. Il eut peur, en un mot, peur de l’ennemi qu’il se reconnaissait incapable de combattre. La race dont le sang coulait dans ses veines ne fut point de celles que réjouit le fracas des armes. Le neveu du financier Law mit, avec une prudence puérile, l’eau entre lui et les Anglais.

Abandonnant ses positions de terre ferme, Law passa donc dans l’île de Sriringam, la pagode de Vichnou abrita son armée. L’assiégeant se constituait assiégé, dans une île où l’ennemi, du haut de sa forteresse, pouvait observer ses moindres mouvemens, le prendre en flagrant délit de manœuvres, et le tenait sous la menace perpétuelle de son canon. Les renforts que Dupleix, désespéré, expédia une dernière fois, ne retardèrent point la catastrophe. M. d’Auteuil quitta Pondichéry avec l’ordre de remplacer Law dans le commandement et de reprendre le siège. Il n’atteignit pas Trichinopoly. Clive veillait et ses espions lui apprenaient chaque jour les actions des Français.

Quand il apprit que M. d’Auteuil était en marche, il se plaça entre Sriringam et la route de Pondichéry. Et, tel fut son mépris pour Law, qu’il ne lui fit même pas l’honneur de se garder contre ses troupes. Clive s’installa à Samiavéram, ayant ainsi Law à des et d’Auteuil en face. Si Law n’avait pas été frappé de démence, ou annihilé par la peur, il n’avait qu’à passer le Coleron, de nuit, à marcher sur Clive, à le maintenir jusqu’à l’arrivée de M. d’Auteuil, et alors à l’écraser entre deux feux.

Les dieux de l’Inde, sans doute, pour être encore un peu maîtres chez eux, ne le voulurent pas ainsi. Law, tout entouré d’eau qu’il fût, ne l’était point par les Anglais qui se contentaient de l’observer du Roc. Sans cesse, il recevait des nouvelles. Avisé de l’approche de M. d’Auteuil qui avait gagné Ottatour, à quinze milles de Samiavéram, avisé aussi des manœuvres de Clive qui marchait sur cette ville, il tint entre ses mains la chance de prendre encore l’ennemi à dos. Mais, au lieu de courir à la bataille avec tout son monde, il se contenta d’expédier 40 déserteurs anglais, autant de Français, et 700 cipayes, avec, à leur tête, un officier inconnu, contre le meilleur des hommes de guerre que la Compagnie anglaise ait eus à son service.

Un coup de hasard faillit faire réussir cette pauvre combinaison. L’espionnage réciproque était à ce point actif, que d’Auteuil, avisé du mouvement de Clive, put lui échapper. L’Anglais reprit, attendant une occasion meilleure, ses quartiers de nuit à Samiavéram. Les troupes y étaient campées dans deux pagodes. Celle de la déesse Mariammin abritait Clive en personne, qui, n’ayant d’autre lit que son palanquin, s’y endormit tranquillement.

Vous savez quelle confusion régnait dans ces armées cosmopolites. La foule des non-combattans, porteurs, domestiques, marchands, charretiers, hommes, femmes, enfans encombrait les avenues et les places, mêlée aux voitures, aux chevaux, aux éléphans et aux bœufs. Grâce à l’obscurité, le détachement parti de Sriringam put se glisser à travers cette multitude et ouvrir le feu contre les Anglais sans défiance. Les premières décharges produisirent une épouvantable confusion. Clive n’était pas réveillé que ses soldats couraient affolés ou tombaient sous les coups. Lui-même n’échappa aux balles que par miracle. Se jetant, sans hésiter, dans la presse, il put rassembler deux compagnies et se porter, à leur tête, vers la grande pagode où il pensait qu’une sédition de cipayes venait d’éclater. Ce fut seulement quand il commanda à ces cipayes de mettre bas les armes qu’il comprit que c’étaient les Français. Blessé deux fois par un Irlandais de la troupe des déserteurs, il déchargea ses pistolets sur son agresseur et le poursuivit jusqu’à la pagode de Mariammin., Ce combat de nuit lui réservait de plus grands hasards. Sous le porche, il fut arrêté par six soldats français qui lui crièrent de se rendre.

Tout autre que Clive se fût rendu ou fait tuer. Avec le plus beau sang-froid, il somma les six Français de se constituer prisonniers : « Ils étaient cernés. A la première résistance on les passerait par les armes. » Des pourparlers s’engagèrent. Quelques Français se soumirent. Mais les déserteurs résistèrent sans demander quartier. Les Anglais se reconnurent, reprirent l’avantage du nombre, écrasèrent la troupe de Law. Ce qui put s’échapper des pagodes tomba sous les sabres mahrattes. Seul le corps de M. d’Auteuil pouvait encore sauver l’armée bloquée dans Sriringam. Ce dernier espoir s’évanouit. Tandis que Clive conservait sa position de Samiavéram, un détachement anglais, sous les ordres du capitaine Dalton, atteignit Ottatour. Démoralisé par tant de hasards contraires, d’Auteuil battit en retraite. Sans accepter la bataille, il se replia sur Pondichéry. Clive alors lui donna la chasse, l’atteignit à Volconde et l’obligea à capituler.

Vous connaissez la fin de Law. Il déposa les armes sans combattre, après avoir abandonné Chunda-Sahib à la générosité de l’ennemi. C’était mal connaître les us et coutumes de l’Inde. Le malheureux nabab, dont toutes les troupes avaient fondu par la désertion, se remit aux mains du général de Tanjore. Suivant une convention dont le Tanjorien jura solennellement d’observer les clauses, au reçu d’une grosse somme d’argent, payée en acompte, la vie de Chunda-Sahib devait être épargnée. Mais si le roi de Tanjore avait des griefs sérieux contre le prisonnier, Mohammed-Ali en invoquait de plus graves, d’ordre politique. Il fit mettre aussitôt à mort son compétiteur, sans que le major Lawrence intervînt dans le conseil même par un mot pour sauver Chunda-Sahib. Law livra quelques heures après ses 3 000 soldats et leurs officiers, ses 40 canons et tout son matériel à Lawrence. Il y avait un an, moins quelques semaines, que l’expédition de Dupleix était partie de Pondichéry pour Trichinopoly…

Le major Lawrence a été enterré à Westminster. Sur sa pierre tombale se voit, gravée, la figure de ce Roc de Trichinopoly qu’il défendit contre les Français. Quant à sa victime, elle repose dans un tombeau de style mauresque, non loin de la station du chemin de fer. On dit que le dôme en fut construit par les ordres de Chunda-Sahib lui-même, aux temps de sa prospérité, et qu’il emprunta sans remords aux pagodes d’alentour les matériaux de cette construction.


Madura, octobre 1904.

On rapporte que Villemain, hanté par une conspiration universelle des jésuites, en voyait quelques-uns, à toute heure, embusqués sur son passage. Au contraire de l’illustre pair de France, ma seule crainte, en arrivant à Madura, était de ne pas rencontrer de jésuites. A peine descendu du train, je me précipitai dans une voiture et ordonnai au « Malabar » de trotter vers la « jésuitière. » L’hospitalité que j’avais reçue à Trichinopoly ne me laissait aucune crainte sur l’accueil que je trouverais à la succursale. La mission de Madura est un modeste établissement perdu sous d’épais feuillages : Le premier Père qui m’y reçut était pour moi un très ancien ami. Je ne l’avais jamais vu, ce Révérend Père Fabre ; mais, depuis dix ans, je ne connaissais que ce nom qui s’attache à tant de découvertes intéressantes. Le missionnaire naturaliste, que je croyais perdu, sans espoir de retour, dans les montagnes de Ramnad, dans le fin fond du Sud de la péninsule, se dressait devant moi. Sans perdre une minute nous montâmes dans sa charrette à bœufs qui nous mena bon train, jusqu’à la pagode de Vichnou dont j’avais bien juste le temps de visiter les enceintes. Quelques heures à peine m’appartenaient avant mon départ pour Tuticorin où je devais m’embarquer le soir même.

De cette pagode, la beauté a été louée par nombre d’observateurs dignes de foi, et je ne vais pas à l’encontre. N’était l’affreux badigeon blanc et rouge qui la bariole par bandes alternées, dans le sens vertical, en l’honneur du bon Vichnou, le monument ne manquerait ni d’élégance ni de grandeur. Mais, hélas ! tout, parois, piliers, statues, tout ouvrage extérieur est barbouillé de cinabre et de craie.

Nous tombons au milieu d’une fête majeure. Les dévots remplissent les mandapams, les cours, s’écrasent sur les degrés des étangs qu’ils remplissent. Au-dessus de l’eau, que l’on devine, c’est un fourmillement fantastique de torses nus et de têtes rasées. Dans les galeries, les femmes se pressent par milliers, drapées de leur pagne national, noir ou bleu foncé, à liteaux cramoisis. Frêles, mignonnes, claires de peau sous le curcuma qui les farde, ces Indiennes sont parmi les plus jolies qu’on puisse voir. Le type est plus pur, plus fin qu’à Pondichéry, à caste égale ; les bijoux plus nombreux et plus riches ; les faces scintillent, chargées d’or et de gemmes. Ainsi parées, ces petites reines de Saba courent, se faufilent, s’empressent par groupes, foulant les dalles de leurs pieds nus dont les entraves d’argent sonnent.

Au voisinage des saintes idoles, elles se poussent, se tassent, se hissent, se dressent de toutes leurs forces, cramponnées au piédestal, dans l’espoir d’atteindre les Dieux et de leur présenter l’offrande. Les marchands installés contre les colonnes ont peine à satisfaire cette clientèle exigeante qui assiège les comptoirs et enlève de haute lutte le safran écarlate, la chaux laiteuse, les guirlandes de roses blondes, les feuilles claires du bétel. Puis on barbouille les images, on dépose les plantes sur le socle. Marqués de blanc au front, de rouge au cou, Aguini et Virapatrin, dieux des basses castes, ne reçoivent plus aujourd’hui de sacrifices sanglans. Les deux superbes statues en diorite polie disparaissent sous les fleurs. Chacun, chacune, après leur avoir fait honneur, prend une pincée de la poudre qui les couvre et s’en frotte le front.

Le Virapatrin de Madura compte parmi les plus remarquables exemples de la grande sculpture dravidienne… Aussi bien le temps me manque-t-il pour une étude de détail ; et quelle pitié d’être esclave de l’heure au milieu de tant d’objets intéressans ! Tout, à Madura, architectures, sculptures, peintures, tout serait à noter. Les dernières surtout qui, par leur disposition en registres, le dessin, l’emploi des couleurs, nous reportent à l’art égyptien ; à l’art assyrien également, si l’on s’en tient aux chevaux et aussi à ces colosses sculptés des colonnades latérales. Avec leur barbe pointue, leur mitre, leur masse, ces grands pions de basalte semblent venus de Ninive. Les saillies théoriques de leurs muscles sont bien celles de tous les types assyriens.

Mais il nous faut parcourir la pagode à telle allure que le plus beau m’échappe. C’est au passage que je jouis des effets singuliers de lumière dans les profondes galeries sans vides, sous les sabots menaçans de bêtes cabrées qui jaillissent du chapiteau des pilastres. Au milieu, c’est l’obscurité ; aux extrémités, tout s’éclaire. Le jour frisant caresse les surfaces polies des sculptures ; elles palpitent comme animées du souffle de la vie. Dans les tabernacles à colonnettes ciselées, les niches affouillées en dentelle, entre les piliers évidés, tout un monde s’agite. Dieux, monstres et démons, déesses se guettent, s’appellent, se défient, se repoussent, se recherchent, s’étreignent, grimaçant, souriant de joie, de colère, d’amour ou de haine, dans leurs sauvages enlacemens.

Au-dessus, au-dessous, autour de cet Olympe de pierre, c’est un ronflement sourd, un vol doux et mystérieux. Des chauves-souris grises s’ébattent dans la pénombre. D’autres sommeillent, accrochées en bourse au plafond. Notre guide tire le rideau qui couvre une fresque, trois chauves-souris s’échappent, tourbillonnent, battent les murs, éveillent les dormeuses qui se mettent en mouvement. La nuée des ailes dentelées nous enveloppe un instant. Leurs cris aigus se mêlent aux ricanemens des cacatoès malais et australiens offerts par les fidèles, aux beuglemens des vaches qui ruminent agenouillées à l’ombre des corridors, aux barrissemens des éléphans qui piétinent dans leur bouse, s’y agenouillent pour mendier.

Les fresques représentent les habituelles divinités pouraniques et aussi les offrandes que tout Hindou, digne de ce nom, se doit de leur prodiguer. Aux pieds des dieux s’alignent, convenablement figurés, les plateaux chargés de fruits, de riz, les panelles pleines de lait jusqu’au bord. Ainsi à chacun est rappelé son devoir. Rien des victuailles offertes n’est perdu. Il existe, en ville, des catégories de gens auxquels les lois religieuses ont conféré le droit d’en vivre.

Et toujours courant, ou bien roulant en charrette, nous continuons la visite des « curiosités » de Madura. Nous passons devant la seconde pagode de Vichnou. Celle-là s’étend dans une île verdoyante, au milieu d’un vaste étang dont l’enclos porte l’éternel badigeon blanc et rouge, cher à l’époux de la déesse Lakmi. Nous avons parcouru les hautes salles du palais de Tiroumal Nayaka, élevé au XVIIe siècle sous la direction d’Européens comme on sait. Mais tout cela est décrit dans les manuels, et il me restait juste une heure pour regagner la ville, la gare et prendre mon train. Les allures rapides, chères aux touristes, globe-trotters, coureurs de croisières, collectionneurs d’instantanés, automobilistes et autres agités ; ces allures chères à ceux qui veulent tout connaître de la terre, en un voyage de deux mois, au plus, ces allures précipitées ne m’ont jamais convenu. Aussi ne vous dirai-je rien de plus, aujourd’hui, sur la ville de Madura.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Il s’agit là du remarquable ouvrage de M. Prosper Cultru, Dupleix, ses plans politiques, sa disgrâce. Paris, 1901, in-4o. Je n’en ai pu prendre connaissance qu’après mon retour et bien après que ces lettres avaient été envoyées, et j’avoue que je suis heureux de m’être rencontré, avec ce savant auteur, sur tous les points importans de l’histoire de Dupleix.