Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 356-391).
LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

I
CEYLAN : Colombo ; Kandy ; la faune de la montagne.
PONDICHÉRY : Les fêtes de Villenour.


I. — CEYLAN


Colombo... 8 mai 1901.

... Colombo. C’est ma seconde étape depuis le départ de Marseille. Quand on prend la ligne d’Australie, on ne fait pas relâche à Aden, Voici la dixième fois que je reprends cette route de l’Océan indien, et j’y trouve toujours du nouveau, tant les aspects du ciel, de la terre et de l’eau varient pour qui a le goût de les observer.

Les entours du Canal de Suez se modifient d’un jour à l’autre sous l’influence de l’homme. S’il ne peut, à son gré, y faire la pluie et le beau temps, il est capable de diriger la nature dans, si j’ose dire, la a partie botanique, y La conduite d’eau douce qui longe, depuis quelques années, la rive droite, laisse échapper en bien des points le précieux liquide qui est la vraie manne du désert. A la végétation très humble que j’avais vue, il y a quelque dix ans, égayer de ses taches vertes les sables gris ou fauves, a succédé aujourd’hui une brousse fournie. Si l’eau continue de fuir, on verra, d’ici un demi-siècle, de véritables bois animer ce rivage désolé.

Si lentement que notre paquebot glisse au fil de l’eau, il m’est impossible, même à l’aide de ma forte jumelle, de différencier les essences variées qui s’essayent à pousser dans cette oasis en longueur. Il faudrait l’œil exercé d’un botaniste, et ce n’est pas mon cas. Je crois reconnaître, cependant, ces légumineuses à bois dur qui se propagent avec une si grande rapidité dans tout le désert éthiopien. La plupart de ces acacias, mimosas, dahlbergias, gleditschias sont des espèces importées. Ils font le désespoir de l’entomologiste qui bat en vain leur feuillage vert tendre et leurs rameaux épineux sans voir tomber dans son parapluie un seul insecte indigène. Car les animaux s’importent tout comme les plantes. Depuis qu’il a multiplié les moyens de transport, l’homme est devenu un agent de dispersion à nul autre pareil. De mon bateau, je vois ce que chacun de ces arbres pourrait me fournir. Plus d’une espèce circa-méditerranéenne doit fréquenter dans ces bosquets en miniature. Depuis les eumènes, grandes guêpes solitaires au ventre en alambic, qui voltigent affairées à la recherche des chenilles et des araignées qu’elles entasseront dans les cellules de leur nid maçonné, jusqu’aux lourdes xylocopes noires aux ailes violettes, abeilles charpentières qui fourragent parmi les petites fleurs d’or, c’est autour des acacias un bourdonnement continu. Encore un peu, et je distinguerais, courant sur le sable, les pimélies épineuses, les adesmies bancales, les zophosis qui ont la forme d’une nacelle, les arthrodeis globuleux, population nègre, avide, affamée, à l’affût du moindre déchet, pour qui un noyau de datte ou une pelure de pastèque est un festin sans pareil.

A défaut de ces hôtes des solitudes, je me rabats sur les oiseaux. Ceux-là sont perceptibles à l’œil nu, et leur nombre est immense. Entre les infimes passereaux qui se glissent parmi les touffes de roseaux couleur de cendre, les barges, les bécasseaux, et les grands palmipèdes, l’observateur n’a que l’embarras du choix. Les essaims d’oiseaux aquatiques couvrent la surface des lacs : pélicans gris, pélicans blancs frisés de rose, fous, marabouts gigantesques, cigognes blanches et noires, tous sont là en troupes compactes, flottant sur l’eau ou posés sur un seul pied, parmi les bancs. Les flamans roses, rangés par milliers, et aussi hauts que des hommes, simulent les alignemens d’une armée.

Quant aux vautours, c’est une bonne distraction que d’observer leurs ébats. Les percnoptères étiques dont la livrée varie suivant le sexe, planent de toutes parts autour de nous ou bien disputent aux chiens des riverains des entrailles et des têtes de poisson. Vulgairement on appelle poules de Pharaon ces petits vautours [Neophron percnopterus] que les anciens Egyptiens tenaient pour divinités solaires. Un grand vautour fauve [Gyps fulvus], haut de près d’un mètre, attira mon attention. Gravement, il marchait le long du talus déclive. Son des voûté, sa tête chauve, son allure mélancolique que ne diminuaient point ses pas sautillans, lui donnaient quelque ressemblance avec ces gnomes des solitudes qui gardaient jalousement les trésors enfouis dans les sépulcres des Rois.

Ce vautour, dont les ancêtres tinrent jadis entre leurs serres le disque du soleil, sur le portique des temples, errait dans l’attente d’une aubaine possible. Par la coupée des cuisines tombe souvent à l’eau plus d’une chose mangeable. Peut-être attendait-il aussi une plus importante occasion. Mais la police du Canal, toujours sévèrement observée, interdit absolument d’y jeter les corps morts. L’observance de ce règlement me fut rappelée, le jour même, par un exemple à noter.

Vers cinq heures du soir, passa, à nous ranger, la « Medinah, » le vaisseau du Shérif de la Mecque, lourde, noire et silencieuse, comme le Vaisseau Fantôme. Sous sa charge de pèlerins maures et syriens, elle allait, sans qu’on entendît une parole, à faire croire que tous ces hommes, de couleurs et de costumes variés, ne fussent que des ombres. C’est à peine, si le commandant turc et son état-major, dressés sur la passerelle, donnèrent signe de vie quand on les salua : rien ne remua dans ce groupe d’hommes vêtus de noir, coiffés de rouge, couturés d’or. Tout passa, jusqu’aux femmes enveloppées dans des mousselines blanches et dont les yeux seuls luisaient, entre les voiles opaques, aux fenêtres carrées du château d’arrière. Et quand cette apparition brillante eut passé, à son tour, on ne vit plus que la poupe basse et massive, d’où pendait une corde. Au bout, venait un long ballot ficelé qui, tour à tour, saluait et plongeait dans le remous du sillage. Ainsi ce sac de toile grossière, tiré à la traîne par la « Medinah » du Shérif, terminait-il la procession, pour montrer, sans doute, la fin nécessaire de toutes choses. C’était le corps d’un pèlerin, lié par les pieds, dans sa rude enveloppe de chanvre, que l’on transportait ainsi hors du Canal où l’on ne doit point laisser ses morts. Sans doute ce musulman qui remplit son vœu de Hadji en visitant la Mecque, s’était-il laissé mourir ce matin même, au sortir de Suez. Maintenant, il dort au fond de la Méditerranée son éternel sommeil, pour le grand préjudice du vautour fauve, victime, en la circonstance des édits sanitaires qui protègent la grande voie de transit jadis percée par ses adorateurs, puis obstruée par les conquérans orientaux, enfin rouverte par M. de Lesseps. Au temps où l’isthme de Suez servait de voie de terre, les vautours ne voyaient point leur attente frustrée.

A mon grand regret, je ne pus observer longtemps mon Gyps fulvus. Le paquebot, un instant arrêté, se remit à marcher. Tout s’obscurcit sous le vent qui chassait le sable, brusquement. Nous fûmes pris dans un nuage de poudre roussâtre, et la température, douce jusque-là, devint étouffante. Cela nous présageait une mauvaise traversée de Mer Rouge. Il n’en fut rien. Nous eûmes des nuits presque fraîches. Puis dans l’Océan indien la mousson nous prit, nous berça sous des torrens de pluie. Mais quelques éclaircies me valurent de curieux spectacles. Je pus voir, avant d’atteindre aux Laquedives, une flotte d’argonautes. C’est chose plaisante que ces coquilles pâles s’avançant par rangs, toutes voiles déployées, telle une escadrille de galères. Les légers mollusques prennent le vent au moyen de leurs bras véliformes, mais ils ne font que s’en aider. Au vrai, ils progressent à la surface des flots par bonds, d’avant en arrière, en rejetant l’eau par leur entonnoir. Ou bien, ils rament au moyen de ces mêmes bras élargis. Vienne le moindre danger, l’argonaute se rétracte, plonge et disparaît. Seules les femelles sont munies de cette jolie coquille enroulée, symétrique, concentriquement plissée, de la grosseur d’une pomme. Les mâles, longs à peine d’un centimètre, ressemblent à de petits poulpes, ils ne possèdent ni coquille, ni bras épanouis en voiles.

Quoique les navires à vapeur effrayent les bêtes de la mer qui s’en tiennent toujours à de grandes distances, j’ai eu la bonne fortune de voir distinctement quelques gros cétacés et deux de ces grands scombres voisins des Xiphias ou poissons-épées, dont la mâchoire supérieure est prolongée en une immense pointe. Ces espadons étaient des Histiophorus, et on les a ainsi appelés à cause de leur vaste nageoire dorsale qui rappelle une voile triangulaire...

...Le tribut que doit le voyageur arrivé à Colombo ne s’étend pas seulement à cette nuée « d’officieux » qui le pourchassent jusqu’à l’hôtel sous couleur de transporter son bagage, il s’étend aussi aux oiseaux du ciel qui exigent la dîme de son petit déjeuner. Malgré la pluie qui tombe à flots, par rais verticaux, — ce qui me permet de garder ma fenêtre largement ouverte sur la mer. — les corneilles s’occupent de moi. A ce moment même, l’une d’elles envahit ma chambre, et deux autres, perchées sur l’appui de la croisée, l’assistent de leurs hochemens de tête. La théière de métal blanc appelle sa convoitise. D’un coup de bec l’oiseau attaque le vase brillant, le renverse, puis il s’échappe à grands coups d’aile, croassant à gorge déployée. Et ses compagnons, sans quitter la place, semblent approuver l’entreprise.

Je reconnais, à ces signes, que je suis sur une terre indienne, et.je me réjouis à penser que sur le continent, depuis le zebu qui va quêter de porte en porte la poignée de riz que ne lui refuse jamais la brahmine, jusqu’au singe entelle qui maraude librement au marché, je vivrai dans une promiscuité familière avec les bêtes de la terre. Déjà, voici un petit gecko qui trotte sur ma table. On dirait un lézard jaunâtre, très plat ; sa tête est en façon de cœur, ses yeux glauques ont leur pupille fendue, et la peau de sa gorge est si fine qu’on voit dessous palpiter son cœur rose. Attiré par les mouvemens de ma plume, l’aimable reptile se hâte dans l’espoir d’un insecte possible. A une poutre du plafond je reconnais un pélopée acharné à son travail. L’insecte jaune et noir, élancé, dont l’abdomen en poire semble relié à son corselet par un fil, tant son pédoncule est délié, travaille, maçonne, gâche de la terre, construit son nid. Celui-là, au contraire du gecko, est vraiment nuisible, car, en tout pareil aux eu mènes de Port-Saïd, il donne la chasse aux araignées, les engourdit d’un coup d’aiguillon, puis les empile dans les cellules de son édifice. Ainsi les araignées curarisées seront rongées, sans défense, par les larves du pélopée. Juste revanche des insectes ailés contre l’araignée qui en détruit tant dans sa toile.

Mais les observations à faire sur la faune d’un hôtel de Colombo sont forcément limitées tant les appartemens sont entretenus avec une minutieuse propreté. Je me prends à regretter cet ineffable hôtel parsi de Kurrachi où je descendis jadis. Mal logé, mal couché, mal nourri, peu ou point servi, j’y vivais des jours heureux, parce que j’étais le seul occupant. Le respect humain ne m’interdisait pas de prendre mes repas solitaires dans la plus simple des tenues d’intérieur. Les enfans de l’hôte circulaient sous la table, des papillons nocturnes, des blattes agiles couraient dessus, d’énormes fourmis emportaient les fragmens de mie de pain, une chauve-souris poussait des cris perçans en voltigeant autour de la lampe, et un animal, demeuré malheureusement inconnu, lançait de temps à autre un appel pareil au bruit d’une trompette.

Au Galle-Face Hôtel, le luxe m’entoure, me poursuit, m’étreint dans le cercle étroit des nécessités mondaines, jusqu’à me forcer d’endosser, chaque soir, le smocking ou l’habit pour dîner aux accords, pour moi sans charmes, d’un orchestre de tsiganes. Les brillans luisent sur les épaules nues, les face-à-mains vous observent. On se présente de petite table à petite table. La soirée se continue par des concerts et des tours de valse. Mon séjour au Galle-Face Hôtel sera bref. Cette continuation de la vie métropolitaine à travers l’espace me déplaît comme tout ce qui n’est pas à sa place. La semaine ne s’écoulera pas que je ne parte pour Kandy.

Mon séjour à Colombo sera très court. La pluie d’hier ne fut qu’un accident. La saison sèche n’est en rien favorable à mes travaux de naturaliste.

La différence essentielle entre le naturaliste voyageur et le touriste est dans ce que le premier doit rapporter des objets, tandis que le second n’est tenu, en somme, qu’à rapporter des impressions d’autant plus vagues qu’elles sont plus personnelles, ou même à ne rapporter rien du tout, s’il le juge bon.

Le système de voyage devient donc pour eux radicalement différent. L’un doit avoir un bagage énorme, un domestique considérable, un matériel de campement. L’autre s’en va, une simple valise à la main, de Marseille à Darjeeling par les étapes indiquées. Il connaîtra Agra, dont le Taj fut bâti par des Italiens dirigés par un Français, Delhi où se dresse le pilier du roi Dhava, Bénarès cher aux amateurs de foules, Luknow, Djeypour, d’autres villes encore que je ne verrai jamais, pour ma part — Le touriste vole comme l’oiseau, le savant marche lourdement, comme la tortue, et le poids de son bagage va toujours s’augmentant, tant les plus petits animaux, convenablement emballés, arrivent à occuper de place. En outre, comme voyageur, il ne visite guère que les endroits déserts et sauvages qui rebutent la majorité des gens. Les routes battues ne sont pas les siennes, s’il en profite, c’est pour gagner plus vite les solitudes, les broussailles, les marais et les friches.

Mais si je me propose de visiter Kandy en simple touriste, vous pensez bien que je ne négligerai pas la petite zoologie. Je n’ai gardé avec moi que le nécessaire, mon matériel est réduit à l’indispensable. Toute mon encombrante installation de laboratoire s’en va, par mer, vers Pondichéry. Tout, jusqu’à la moindre fiole, a été, comme vous le savez, empaqueté de nos mains. Soyons tranquilles. La brutalité classique des transbordemens de Colombo ne m’effraye point. Je suis sûr de trouver tout en bon état à Pondichéry. Une valise, une cantine contenant le petit matériel entomologique, mon ombrelle à manche brisé, ma trique fidèle jadis achetée à un Somali et avec laquelle je bats depuis huit ans les arbres de l’Ethiopie, de l’Arabie et du Sind, un filet à papillons non moins éprouvé et qui, pareil au couteau de Jeannot, a vu changer trois fois son cercle, deux fois son manche, et vingt fois sa poche, voilà qui est suffisant pour un court séjour dans l’antique Taprobane. J’attends des merveilles en cicindèles des montagnes de Ceylan !


...Colombo, 12 mai 1901

...Vous dirai-je qu’à Colombo même, les résultats de mes excursions entomologiques ont été au-dessous de mon attente, si modeste fût-elle ? Cette jolie ville qui étend tout le long d’une plage sablonneuse, bordée de quais, ses pelouses de gazon et ses maisons noyées dans des amas de verdure, est aussi bien tenue que notre avenue du Bois de Boulogne. De légères palissades enclosent des parcs, des prairies rares, où broutent paisiblement les buffles gris de fer, ancêtres de ceux qui pâturent dans la campagne romaine, les plaines du Danube et la vallée du Nil. Et, comme le Bois de Boulogne, Colombo possède aussi son lac. Découpé en étoile, il enserre des îles en miniature où des arbres d’essences variées mêlent harmonieusement leurs feuillages. C’est une nature sagement agreste, émondée et sarclée. Pas un cottage des rives qui n’ait ses ombrages de cocotiers, de manguiers, de hauts bambous en buissons, de flamboyans aux fleurs pourprées. Le ciel est bleu, la terre est rouge. La latérite qui compose le sol se détrempe sous la pluie en une boue orangée qui celle aux roues des chars. Les murs blancs des maisons réfléchissent les rayons du soleil. Tout vibre, luit, scintille dans ce tableau aux tons tranchés, cru, criard, éclatant, à faire penser aux toiles des impressionnistes et au plumage des toucans.

A mesure que j’avance, je me sens mieux en terre indienne. Les petites maisons basses s’alignent avec leurs boutiques en échopes. Les étalages de fruits, de graines, abrités sous des auvens en feuilles de palmier, abondent en essaims de mouches. Les corneilles noires sautillent jusque sous les pieds des gens et des bêtes, s’essayent à marauder dans les ruelles d’un bazar à demi enfoui sous la verdure. Les aigles pêcheurs marrons, à tête blanche, incarnation du génie Garouda qui sert de monture à Vishnou, planent au-dessus des palmes. Les petits bœufs zébus, blancs ou chamois, trottinent deux par deux sous le joug des étroites charrettes que recouvre une natte voûtée en façon de berceau. Leurs cornes sont arquées suivant le galbe des lyres, leur museau fin que traverse un anneau de fer, leur fanon mince à contour circonflexe, sont bien ceux de cette vache Hathor adorée par les vieux Égyptiens et qui venait de l’Inde. Leur front disparaît sous des bandeaux en perles bleues. Les essieux crient, les roues grincent, les bouviers excitent leur attelage de la voix. Partout il faut se garer, sur cette chaussée sans trottoirs où l’indigène a depuis longtemps perdu la coutume de se ranger devant l’homme blanc.

La foule se fait plus dense. L’attention dont je suis l’objet n’a rien de bienveillant. On n’est pas habitué à voir les Européens sortir à pied. Je m’étais arrêté devant une petite statue d’albâtre, un bodhisatva qu’un bonze exposait en plein vent, sur une chaise houssée de dentelles, afin de recueillir des offrandes. Cette image, d’un joli travail, soigneusement polie, avec ses draperies peintes et dorées, m’apparut là comme une figure amie. J’y reconnaissais ce travail de Delhi ou d’Agra, où l’on excelle à travailler le marbre, à le rehausser discrètement de couleurs vives et d’or, peut-être d’après la tradition grecque, et surtout depuis que les Italiens, appelés au XVIIe siècle par les empereurs Mogols, familiarisèrent les Hindous avec cette technique du marbre qu’ils connurent pratiquement mieux que personne.

Mais ce peuple d’hommes bronzés, portant chignon et dont la figure et l’allure sont celles de filles, m’observe, m’entoure. J’en suis réduit à m’éloigner. Prenez, si vous voulez, cela pour une boutade, mais Colombo serait le plus charmant des pays si l’on en supprimait les habitans. Toujours ces Cinghalais m’ont déplu, et cela pour des raisons où vous me dispenserez de m’étendre. Je viens de vous laisser entendre la cause première de cette aversion. Au contact des Européens, ils n’ont su qu’augmenter leurs vices. Des Indonésiens, dont ils sont tellement prochains qu’on les peut dire identiques, ils ont les mauvais penchans sans en posséder la réserve. Paresseux, cupides, dissolus, ils se sont faits audacieux et insolens depuis les réformes libérales. Gavroches de l’Asie, il ne leur manque que le courage pour se rendre turbulens. La faute en est à l’Européen passager et aussi à ces trafiquans qui, à chaque Exposition Universelle, amènent à Paris l’écume de cette plèbe des ports qui travaille, une fois rapatriée, à répandre parmi les Indiens la tradition de mépris pour les habitans des capitales de l’Occident... Mais à quoi bon revenir là-dessus ? Rappeler à nos contemporains que l’on gouverne les colonies par le prestige, c’est donner la preuve de l’esprit le plus rétrograde, lorsque souffle l’esprit nouveau... Laissons les Cinghalais et intéressons-nous à leur île.

J’ai échappé à cette foule en montant vivement dans une djatka, brouette suspendue sur de hautes roues et que traîne un coolie. De celui-là, le principal effort est de faire contrepoids, entre les brancards, au voyageur assis dans la chaise. Quand on dépasse les soixante-dix kilogrammes, et que le coolie est chétif, la chose ne va pas sans ennuis. Mais on arrive toujours, et la course ne se paye pas cher. Je me dirige ainsi vers le Musée de Colombo. A défaut de récoltes autour de la ville même, je verrai ce qu’on y pourrait trouver. Depuis tantôt vingt ans que je le visitai pour la dernière fois, ce petit musée a fait de sérieux progrès, Les collections de toutes sortes y abondent ; celles d’histoire naturelle sont, en général, bien rangées et déterminées dans la mesure du possible. C’est que les conservateurs suivent cette excellente méthode, que nos musées commencent aussi d’adopter, de communiquer leurs collections aux spécialistes qui veulent bien les étudier. Plus d’une fois j’ai reçu, à Paris, un envoi venant de quelque musée du fin fond de l’Inde, avec prière de déterminer les insectes qui voyageaient ainsi en quête d’un état civil. Malheureusement, le dernier conservateur du Musée de Colombo, qui était un bon zoologiste, est mort récemment, et son successeur est en Europe. Je dois donc me contenter de regarder les objets eu « simple public. » Cependant un gardien indigène, qui parait assez intelligent, m’accompagne, son carnet et son crayon à la main, et prend note de tout ce que je lui signale.

Vous devez comprendre avec quel amour j’ai examiné les cicindélides. De ces coléoptères, j’ai vu là une assez jolie suite. Je reconnais les étiquettes de la main du Dr Walter Horn, le savant entomologiste de Berlin. Mon actif confrère m’a partout devancé. Parcourant les villes et les déserts, gravissant les montagnes, il a chassé les cicindèles sur tout le globe, visité toutes les collections publiques et privées. Après lui, il n’y a plus qu’à glaner. Mais je ne perds pas courage. Dans une des boites vitrées, sous mes yeux, s’étalent quelques superbes Cicindela discrepans, avec la mention : « Kandy » et l’indication des mois « Mai à Novembre. » C’est donc à Kandy que je trouverai la Reine des Cicindèles, encore qu’au commencement de sa saison. Demain matin, sans faute, je prendrai le train pour Kandy I


Kandy, 20 Mai 1901

... Je ne vous raconterai pas le voyage de quelques heures, en chemin de fer, que j’ai fait pour arriver dans ce petit pays de Kandy, où je suis installé depuis une semaine. Pour qui n’a jamais vu les grandes forêts de la Malaisie et de la Nouvelle Guinée, le trajet entre Colombo et la montagne de Kandy abonde en merveilleux spectacles. La « nature tropicale » y déploie toutes ses richesses. L’expérience me rend plus sévère. Ce n’est qu’une suite de gentils paysages où les modestes bouquets de bois alternent avec des fourrés de bambous, des rizières, des champs cultivés et des friches envahies par la jungle. A mesure qu’on monte vers le massif central dont les pics d’Adam et de Pedrotallagala sont les points culminans, les aspects se diversifient. Les rivières coupent, par places, les murailles de roches rouges, au loin le pic d’Adam dresse, à plus de deux mille mètres, sa haute cime où le Boudha laissa l’empreinte de son pied. La silhouette indistincte du pic est perdue dans les nuages, il pleut toujours. Des éléphans, réjouis par l’ondée, se baignent gravement dans l’eau jaunâtre où ils se dressent, immergés jusqu’au ventre, et s’aspergent de leur trompe, comme si la pluie ne leur apportait pas une suffisante fraîcheur.

Lentement, le train poussif continue de monter. Il grimpe à flanc de coteau, s’enlace autour des buttes, tel un serpent, s’arrête devant des gares rustiques où des indigènes s’empressent, chargés de paquets ; l’un d’eux s’introduit dans un wagon avec un matelas roulé, deux fois plus gros que lui. Par endroits, la voie est si étroite qu’on côtoie le vide. Mais on peut se pencher à la portière : le précipice n’a rien d’effrayant, tant ses parois sont tapissées de verdure. D’ailleurs les travaux des ingénieurs anglais ont la réputation de valoir par la solidité. Partout où je suis passé, dans l’Inde, je n’ai rien vu qui contredit cette renommée. Malgré les éboulemens dus aux infiltrations, malgré les inondations qui affouillent le sol, descellent les traverses, suspendent les rails au-dessus de fondrières, le trafic se fait sans interruption. La main d’œuvre n’est point chère ; ce sont des femmes qui transportent la terre, les briques, la chaux, dans des corbeilles. Par files, les modestes canéphores vont et viennent, leur démarche lente indique la pesanteur du fardeau. Un homme cependant les accompagne, chargé seulement d’un petit bâton. Je ne serais pas surpris que cet homme noir à chignon fût payé plus cher que les femmes de somme.

De Kandy même, rien de particulier à citer et qui ne se trouve dans les guides. Tout comme Colombo, la vieille capitale des rois Cinghalais, aujourd’hui devenue simple lieu de plaisance, possède son lac. Il est ombragé de belles rangées d’arbres, entouré par une bonne route en ceinture. Kandy possède aussi de confortables hôtels et jouit d’un excellent climat, grâce à son altitude moyenne qui n’excède pas six cents mètres. Des coteaux boisés l’enserrent de deux côtés, entre eux s’allonge le chemin de Péradényia qui possède le plus beau jardin botanique du monde, si l’on en excepte ceux de Calcutta et de Buitenzorg à Java.

C’est donc entre les coteaux dits « de Lady Horton » et l’établissement botanique de Péradényia que j’ai partagé mon temps. Je ne l’ai perdu nulle part. Négligeant le temple peu intéressant de Kandy où est conservée la fameuse dent du Boudha sous sa coupole d’orfèvrerie moderne, négligeant ses bonzes imposteurs qui ignorent tout de leur religion, au dire des orientalistes les plus compétens en la matière, j’ai passé mes matinées et mes journées à courir par les bois qui s’étagent au-dessus du temple et de la résidence du Gouverneur. Bien que la saison fût peu favorable, j’ai été payé de mes peines et mes récoltes ont été fructueuses.

Les coteaux de Lady Horton sont couverts d’une végétation assez dense qui reproduit en miniature celle des forêts de l’intérieur. Les clusiacées, magnoliacées, ébénacées et d’autres essences dressent leurs troncs hauts et grêles le long des chemins et se relient aux buissons par des plantes grimpantes telles que des Eutada, Pathos, Freycinetia et Medinilla. Les grands Dipterocarpus et des malvacées non moins puissantes forment des voûtes au-dessus d’allées ombreuses où le sol humide, spongieux, manque sous le pied. De chaque feuille des arbustes s’allonge vers vous une petite sangsue verte et brune, à raies jaunes [Hœmatodipsa zeylanica], qui s’attache aux vêtemens, passe sous eux, se fixe sournoisement à la peau et ne se laisse tomber qu’une fois gorgée de sang. Ces minuscules vampires, semblables à une chenille arpenteuse, entament la peau avec un tel art, qu’on ne sent point leur attaque. La morsure n’est pas douloureuse. Et si le sang ne continuait pas de couler après que la perfide créature vous a quitté, on ne s’apercevrait pas du dommage.

Combien de fois, jadis, dans les forêts de Java et de Sumatra n’ai-je pas été victime de ces sangsues ! Aujourd’hui, leur ponction m’est presque agréable, pour me rappeler ces solitudes magnifiques que je ne reverrai jamais plus, pour cette raison surtout que les défrichemens du planteur détruisent de jour en jour ces superbes forêts vierges dont les lisières me fournirent tant de remarquables spécimens d’animaux rares et curieux.

Je dis les lisières, car, et vous le savez tout comme moi, dans les forêts vierges, on ne trouve absolument rien. Chacune d’elles est un désert de verdure où manquent et l’air et la lumière, où aucun animal ne peut trouver à vivre. Les troncs abattus par la vieillesse pourrissent lentement, se résolvant en terreau, sans que les larves d’insectes ou les myriopodes concourent à leur dissociation. Ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, pas une mouche, pas un papillon. En Nouvelle Guinée, j’ai marché des heures, il m’en souvient, sous des arceaux de verdure, dressés sur des colonnes lisses, droites, hautes de plus de deux cents pieds, et qui ne laissaient point tamiser les rais du soleil. Dans une buée bleuâtre, j’avançais, enfonçant parfois dans l’humus jusqu’à mi-cuisse, y voyant tout juste assez pour suivre le Papou agile qui me montrait le chemin. Autour de nous le silence régnait, plus lourd que la température étouffante, on eût pu entendre tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front. Mais quand on sortait de la forêt obscure, tout vivait, volait, vibrait, pantelait dans l’air léger et la lumière. Les ornithoptères grands comme des oiseaux, les souimangas plus mignons que des papillons, planaient au-dessus des fleurs, et tout au-dessus, à soixante mètres en l’air, dans les branches d’un Mesua géant, des mâles de paradisiers croassaient à gorge déployée, dansant, étalant les gerbes jaunes issues de leurs flancs, et les loris bariolés se querellaient dans les lianes.

Certes, ces modestes bois de Ceylan ne me fournissent point aujourd’hui de pareils spectacles. Mais vous me pardonnerez ces souvenirs qui m’assaillent, après vingt-cinq ans, et cela à propos de sangsues. Les buveuses de sang trouvent une proie facile dans le naturaliste qui travaille le plus souvent à genoux, penché sur la terre, débitant au couteau les vieux troncs pourris dont la tannée abrite tout un monde d’êtres fourchus, cornus, armés de scies, de vrilles, de tenailles. L’outil pacifique est souvent remplacé chez ces créatures par l’arme venimeuse. Beaucoup d’entre elles ne se contentent pas d’avoir l’aspect redoutable de cette thélyphone dont la région céphalique porte des bras épineux et dont l’abdomen se prolonge en soie déliée. Les scorpions et les scolopendres sont toujours prêts à accueillir la main imprudente par un coup de leurs cisailles empoisonnées ou une bonne piqûre de leur dard venimeux. Ces articulés malfaisans trouvent dans le terreau, que recouvrent des lambeaux d’écorce, à la fois le vivre et le couvert. Les grosses blattes chagrinées du genre Panhestia comptent parmi leurs victimes les plus habituelles. Mais ces coriaces orthoptères échappent souvent à l’ennemi, comme le prouvent les individus mutilés, à pattes tronçonnées, à abdomen entamé, que je vois s’enfoncer, vivement dans les trous.

Des insectes moins répugnans abondent autour d’un petit étang d’où s’échappe un mince ruisseau perdu sous les plantes aquatiques. A la surface tourbillonnent rapidement, par cercles des petites troupes d’un gyrin (Orechtochilus discifer). Chaque individu glisse sur l’eau comme un globule de mercure. De belles libellules jaunes ou orangées (Panthala flava) rasent les pointes des joncs, tandis qu’une autre, encore plus élégante, avec ses ailes variées de soufre et d’ébène (Libellula variegata) voltige autour des arbustes de la rive.

Mais je ne m’arrête là qu’un instant. C’est à la grande cicindèle, à la Cicindola discrepans, que j’en ai. Vous dii-ai-je les heures passées à la chasser ? Vous la connaissez bien, la bête agile, habillée de velours et de bronze, avec des taches couleur de miel, pareilles à des larmes semées sur le vert sombre de ses élytres. Je puis vous renseigner sur ses mœurs, aujourd’hui, et c’est ce que l’on n’avait point encore fait. Plus légère que les plus fugaces de ses congénères qui volent sur nos plages ensoleillées ou sur les sentiers sablonneux de nos bois, l’admirable insecte fréquente ici dans les allées les plus obscures, où le soleil ne réussit pas à percer le dôme épais de feuillage. Ce n’est pas une fantaisie de dire qu’on ne pourrait point lire un journal en cet endroit. Le sol de ces allées désertes disparaît sous les feuilles sèches. Et dans la jonchée des feuilles qui crient sous le pied, voltigent, sautillent, courent divers insectes, tous de forte taille. D’abord deux hyménoptères, deux sphex, l’un couvert de poils argentés, l’autre couvert de poils roux. Ils creusent la terre avec leurs pattes épineuses et font entendre cette forte stridulation par laquelle tout fouisseur, digne de ce nom, annonce qu’il se livre au travail et qu’il désire n’être point dérangé. Ces sphex sont des chasseurs de criquets, sans doute. Mais je ne les ai pas vus rapporter leur proie au nid. Viennent ensuite des longues mouches carnassières, des asiles, diptères noirs, hérissés de crins rudes, qui cherchent fortune, avec un bourdonnement strident. Enfin, les cicindèles !

Elles sont bien peu nombreuses et volètent en rasant le sol. On voit briller comme un éclair bleuâtre. Et c’est tout : la bête est posée. Si, par cet effort d’attention, que peut obtenir le naturaliste grâce à une longue habitude, on arrive à fixer la place et à poser le filet, au jugé, la difficulté ne fait que commencer. La cicindèle, ainsi emprisonnée sous la gaze ne monte pas dans la poche. Elle file sous le cercle, s’esquive entre les feuilles mortes, et s’envole avec ce bruit particulier, encore qu’imperceptible, qu’on n’oublie jamais, tant la déconvenue est grande. Le seul souvenir que laisse la fugitive de cette lutte à tâtons, est la forte et tenace odeur de rose et de jasmin qui émane de toutes ces belles espèces indiennes, perles de l’écrin entomologique oriental.

Je ne vous en parlerai pas plus longtemps. Sachez, pour finir, qu’en douze jours de séjour, je n’ai réussi ù prendre que trois Cicindela discrepans, et que, sur ces trois, une s’est envolée de mon flacon à cyanure, avant que j’aie eu le temps de replacer le bouchon. Ne vous étonnez donc pas de l’amour que portent les entomologistes à ces bestioles aussi fragiles après leur mort qu’elles sont insaisissables de leur vivant.

Avec d’autres espèces, j’ai été un peu plus heureux.

Mais laissons les cicindèles, tant le naturaliste peut observer de choses intéressantes, amusantes, dans les endroits même les plus rebattus, pourvu, toutefois, qu’il ait ses coudées franches et puisse travailler loin du « profane. »

Sous les feuilles sèches, recouvrant de leurs amas roussâtres le pied des arbres, vit tout un peuple de myriapodes, d’araignées, d’insectes. Je vous fais grâce des lépismes et autres thysanoures et de la légion des petits coléoptères qui se tiennent blottis dans les gerçures des écorces ou entre les feuillets des champignons.

Dans les buissons, parmi les rameaux bas des arbres, se cachent des populations de clairons à élytres chevronnées, de charançons pollineux, gris ou vert tendre, argentés ou roses, encore plus brillans que nos Polydrosus. Tout cela tombe dans le parapluie, quand on bat le feuillage, avec des longicornes élégans, des chrysomèles métalliques, des cassides plus éclatantes que les pierres précieuses de leur île. Un phasme singulier[1] que je ne connais point, m’a, un matin, récompensé de mes peines. Car, à vrai dire, ce n’est pas un métier de fainéant, que celui qui consiste à frapper de sa gaule, à tour de bras, pendant des heures, les arbrisseaux et les branches basses des gros arbres, tandis que de la main gauche on tient un parapluie tendu pour recevoir ce qui tombe.

Quant aux papillons, Kandy est, pour les amateurs, une station de premier choix. Aux premières heures du matin, c’est, autour des buissons, un vol de gemmes et d’émaux. Les ornithoptères jaunes et noirs, grands comme des hirondelles [Ornithoptera Minos] planent au-dessus des arbres. Plus bas, vole d’une allure incertaine le beau Papilio Polymnestor dont les ailes sont éclairées de cendre bleue. Puis c’est toute la cohorte des papillons couleur d’émeraude et de saphir (Papilio Crino ; Papilio Agamemnon, Papilio Sarpedon) au vol saccadé, coupé de crochets. Ce sont aussi les Hebomoia et les Ixias, piérides d’un blanc de craie dont le bout des ailes semble garder la lueur du soleil levant. Des Callosime plus petites, d’un jaune de soufre, paraissent avoir trempé les leurs à moitié dans du sang. Et un grand papillon noir et blanc, tacheté de carmin, commun de la Perse jusqu’au Bengale (Papilio Hector) montre cette poitrine ensanglantée qui le fit ranger jadis par Linné parmi ses « chevaliers troyens. » Dans les endroits humides apparaissent les grandes Hesties (Hestia Idea), au vol faible et hésitant ; celles-là sont vêtues d’un tulle gris brodé de soie brune. Je n’en finirais pas d’énumérer toutes les créatures légères et gracieuses, qui s’empressent, après l’ondée, dans les chemins ensoleillés, autour des touffes de Lantana ; puis s’enfuient pour chercher pâture sur quelque fleur indigène.

Les Lantana sont, en effet, d’importation à Ceylan, comme dans l’Inde. Ils y devinrent rapidement subspontanés. Vous connaissez ces jolies verbénacées buissonnantes dont les fleurs orangées et rouges se groupent en capitules, qui tranchent si heureusement sur le vert luisant de leurs feuilles opposées et de leurs rameaux tétragones. Ces plantes proviennent de l’Amérique tropicale. Aucun insecte cinghalais ne m’a paru les rechercher, à l’exception, peut-être, d’une coccinelle (Verania discolor) dont la dispersion géographique considérable semble indiquer une grande facilité à s’accommoder de tous les régimes. Sans doute le petit coléoptère aphidi phage trouve-t-il là quelques pucerons égarés. Mais un hôte assurément beaucoup plus curieux des Lantana est une petite araignée (Sphecotypus taprobanicus), qui appartient à un groupe exclusivement néo-tropical et qui a, sans doute, été transportée en Asie avec ces végétaux. La ressemblance du Sphecotypus avec une fourmi est telle que les meilleurs chasseurs s’y sont souvent trompés. Notre savant ami Eugène Simon découvrit cette araignée, à Kandy même, il y a plusieurs années. J’ai eu la bonne fortune de l’y retrouver.

Mais ce que cet excellent observateur ne put prendre, — et je n’ai pas été plus heureux que lui, — c’est la remarquable mygale (Pœcilotheria fasciata) que les Cinghalais nous offrent toujours en vente avec leurs tableaux de papillons et de vulgaires coléoptères. Chose singulière, cette grosse araignée grise et fauve, élégamment variée de brun, a toujours échappé à l’observation. Latreille qui la décrivit au commencement du siècle dernier ne savait rien de ses mœurs. Walckenaër qui en parle, peu après, sur la foi de Seba et de Percival, ne s’aperçut pas qu’il confondait cette mygale avec une grande épeire du genre néphile. Et au bout de cent ans, nous ne sommes pas plus avancés. Je ne crois pas qu’un Européen ait jamais pris la Pœcilotheria. J’ai interrogé les indigènes. Ils m’ont répondu évasivement, m’ont apporté la bête, et c’est tout ce que j’ai pu obtenir. Nous croyons que la Pœcilotheria vit dans les cases des indigènes, qu’elle s’y tient dans les recoins les plus sombres et les plus humides, d’où elle sort peut-être le soir, attirée par la lumière, comme cette Heteropoda regia, puissante araignée du groupe des sparassides qui est aujourd’hui à peu près cosmopolite, au moins dans les pays chauds.

Je vous parle des bêtes qui viennent aux lumières. Le soir, autour du grand réverbère électrique qui se dresse à dix mètres en l’air devant le Queens Hotel, c’est une fête pour le naturaliste. La gerbe lumineuse, rabattue par un large abat-jour, inonde le sol sur un espace de trente pas. Les ombres des papillons nocturnes, projetées, tourbillonnent ainsi que des aigles qui mesureraient jusqu’à dix pieds d’envergure. Le spectacle est fantastique. Pour s’emparer de ces sphinx et de ces bombyx, un filet à manche long de neuf mètres ne serait pas de trop, si l’on pouvait le manier. Mais, de temps en temps, un insecte se laisse choir. Alors il convient de se presser, car on trouve là un concurrent dont l’activité peut faire échec à la nôtre. Des musaraignes grises (Pachyura murina, variété minor) s’avancent sournoisement dans la zone de lumière, trottent vivement, gobent le scarabée ou le capricorne et se perdent dans l’ombre avec leur proie... Un instant de plus, et la musaraigne me privait hier d’un des plus jolis coléoptères aquatiques du monde (Sandracottus festivus), dont les élytres sont marquetées comme une écaille de tortue. Je vous le dis en vérité, pour l’entomologiste, Kandy est un merveilleux pays. Mais en dehors des insectes on n’y voit presque rien, peu ou point d’oiseaux, aucun reptile...

Sans doute trouverez-vous que j’abuse un peu de l’histoire naturelle. Excusez mon ardeur. Voici près de cinq ans que je suis resté loin de cette faune indienne pour qui je nourris toujours la même affection. Cette petite excursion de naturaliste est une simple distraction avant que j’entreprenne dans l’Inde continentale des études plus méthodiques et plus suivies. Aussi bien Ceylan, si l’on ne visite que Colombo et Kandy, en y passant quelques jours, ne présente-t-il rien de particulier à l’observateur. On a trop parlé de la beauté de ses sites, du charme de son climat, de la richesse de ses plantations, pour que j’entreprenne de vous en retracer le tableau...

J’ai visité ces jours derniers le Jardin Botanique de Péradényia et son laboratoire d’études. Les naturalistes anglais m’y ont fait le meilleur accueil, particulièrement M. Green. Et si je ne craignais pas de retomber dans la zoologie, je vous parlerais longuement des intéressantes études auxquelles ces savans se livrent sur place, dans l’intérêt des plantations de thé que tant de parasites ravagent. Nos colonies peuvent envier à l’Angleterre cette institution des Naturalistes d’État qui rend de si grands services. A Pondichéry, d’où vous parviendra ma prochaine lettre, je crains de ne rien trouver de pareil, quoique cette ville possède aussi son jardin colonial. Si je m’en rapporte à ce que j’ai vu, il y a vingt ans, je n’aurai pas à en dire grand bien....


Pondichéry, 29 mai 1901.

La première précaution pour qui veut voyager dans l’Inde, est d’amasser une réserve de patience. Ici le temps ne compte point. J’en ai repris l’expérience dès mon départ de Ceylan. Embarqué dès huit heures du matin sur le Dupleix, des Messageries Maritimes, nous n’avons quitté le port de Colombo qu’à neuf heures du soir : question de marchandises. Les passagers ont attendu leur complet embarquement, puisqu’ils sont, comme celles-ci, des objets de trafic. Si la mer est mauvaise, le navire ne vaut guère mieux. Il a roulé et tangué sans relâche pendant deux jours et deux nuits. Puis, à Pondichéry, nous avons subi le traditionnel transbordement par chelingues. Seules, ces grosses barques sans qu’ille sont capables d’affronter les trois rangs de brisans qui défendent l’accès de cette côte plate et sablonneuse, où les cocotiers abondent, uniformément déjetés par le vent du large.

Si peu variés que soient ces rivages, je ne les ai pas revus sans plaisir, tant on se sent porté à essayer de revivre le passé, de retrouver les témoins familiers de ses années de jeunesse. Voici, encore au loin, les maisons carrées, jaunes ou blanches, surmontées de terrasses, les allées de porchers, les hautes colonnes grêles en granit dressées autour du monument de Dupleix. Voici le petit phare rond, en manière de tour, avec le pavillon qui pend le long de sa hampe, dans la lourdeur de l’air, et la fontaine monumentale, de style jésuite, qui marque le milieu de la place du Gouvernement.

C’est bien toujours la petite ville qui semble dormir sous le soleil brûlant. A défaut d’autres signes, je la reconnaîtrais à sa plage déserte, à ses quais dégarnis, où quelques coolies faméliques poussent nonchalamment des chariots. Deux charrettes à bœufs dételées dressent leur timon au-dessus du parapet, où dort le bouvier. Tout, bêtes et gens, paraît figé dans la morne et insouciante apathie de ceux qui ont vu passer tant de maîtres sans avoir jamais changé. Non, rien n’est changé dans ce Pondichéry de jadis, rien, sinon le « Pier, » le grand appontement de fer qu’on a mis plus de vingt ans à construire et qui, enfin terminé, permet aux passagers, tant il s’avance au loin dans la mer, de débarquer à pied sec. C’est là un grand progrès, si j’ose dire, de ne plus subir ces insupportables secousses du ressac par lesquelles il fallait passer jadis avant que d’aborder la côte de Coromandel à dos d’homme.

Sur le Pier j’aperçois tout d’abord une figure amie : Soupou, Le vieux Soupou Krichnassamy, scribe retraité de l’ancienne Direction de l’Intérieur, et propriétaire de « l’Hôtel de Paris et Londres, » Soupou, qui m’hébergea jadis pendant ma turbulente jeunesse, est, depuis des mois, avisé par ses compatriotes bureaucrates, de ma prochaine arrivée dans l’Inde. Aujourd’hui, à l’entendre, la Providence m’a spécialement envoyé ici pour ramener la fortune dans sa maison... « C’est comme si, Monsieur, je retrouvais mon père ! » Dans la bouche d’un Hindou, pareilles figures de rhétorique ne sont pas pour étonner. L’exagération manifeste y est prise pour réalité. Ce serait manquer à la plus élémentaire politesse que de s’abstenir de complimens ronflans.

Quand on se revoit après vingt années d’absence, il est rare que l’on ne se trouve pas un peu changé. Mais Soupou est un mondain : il ne m’a donc point parlé du passé. Lui n’a pas changé. C’est toujours le même petit homme basané, de manières affables, vêtu et coiffé de fin coton blanc. Beaucoup doivent lui envier la savante et parfaite symétrie qui préside aux plis de ses pagnes. La mousseline de son turban est soixante-dix fois repliée, au tour, au fer, pour enserrer jusqu’à mi-hauteur la carre en demi-lune qui fait le caractère de ce bonnet à l’antique. En vérité, c’est bien le Soupou des anciens jours.

Il m’a entraîné vers son hôtel dont le portique à piliers est toujours orné des mêmes gravures représentant des accidens de voyage. Jadis, avec mon défunt ami Paul Masson, ce nous était un plaisir toujours nouveau de les contempler et d’en faire les honneurs aux nouveaux venus. On y voyait, entre autres, des pirates algériens tenant négoce de dames d’Europe surprises à bord d’un bateau. Les pirates et leurs esclaves sont toujours en place, bien que le gouvernement n’ait plus le même intérêt à exciter le sentiment public contre le Dey d’Alger.

Mais ces gravures sont les seuls restes de splendeurs maintenant abolies. L’hôtel de mon ami Soupou, suivant la fortune de notre colonie indienne, est entré en pleine décadence. Et cette décadence est allée s’accentuant depuis que le trafic par navires à voiles, entre les Mascareignes et la côte de Coromandel, est tombé à rien, tué par les cargo-boats anglais. Le délabrement de l’Hôtel de Paris et de Londres s’explique par le manque de cliens. Ce n’est pas la concurrence qui l’a tué, c’est la stagnation des affaires. Les capitaines aux longs cours composaient le plus clair de sa clientèle. Depuis longtemps, ces gens de mer ont déserté le rivage. Et, par une ironie du sort, il semblerait que plus le Pier s’avançait dans les flots pour accueillir les arrivans, plus le commerce s’en éloignait.

Chargé par les vœux de Soupou Krichnassamy de ramener la fortune dans l’Hôtel de Paris et de Londres, j’y ai ramené, au moins, la pratique du balayage, et aussi celle des moustiquaires qui ne soient point percées de trous à y passer le corps. Seul habitant du lieu, j’y commande despotiquement à un nombreux domestique, toujours absent, tant il apporte d’empressement à prévenir mes ordres. Mes gens sont trop, je ne puis me faire servir, car j’ai encore, pour mon usage particulier, une demi-douzaine de fainéans chargés de fonctions diverses. Ceux-là sont sous la coupe de mon « pion » Cheick Ismaël, qui est ici mon interprète et mon intendant.

Un pion, vous le savez, est une sorte d’huissier à chaîne que le Gouvernement entretient pour le service des fonctionnaires. Le Gouverneur de nos Établissemens français dans l’Inde, M. Rodier, m’a obligeamment donné un de ces pions. Cheick Ismaël a dernièrement accompagné Pierre Loti, il en reste fier. C’est un homme de confiance, probe et attentif, d’aspect sévère, de port majestueux, et dont la barbe noire, en éventail, recouvre la poitrine aux trois quarts. Il a des chausses et un turban pourprés, striés d’or, une tunique blanche, et, sur celle-ci, un baudrier rouge où brille la plaque de cuivre gravé indiquant son état officiel. De celui-ci le premier devoir est d’écarter les fâcheux. Cheick Ismaël se tient donc en permanence à la porte extérieure. Il ne laisse pénétrer que les gens dont la mine lui revient et dont les intentions lui semblent pures. Il est l’incorruptible gardien. Par lui, je suis séparé du monde, tout comme le Grand Mogol qui ne voyait que par les yeux de ses ministres. La chaleur, déjà intolérable, me confine au fond de mon appartement pendant la plus grande partie du jour. N’arrive jusqu’à moi que qui a su plaire à Cheick Ismaël. Je ne vois donc personne. Car Soupou, depuis que la fortune a réélu domicile, sous mes espèces, dans son hôtel, ne paraît plus, de peur, sans doute, de la faire s’envoler.

Mais, un certain soir, trompant la surveillance de mes gens pour qui tout prétexte est bon à m’empêcher de sortir, je me suis rendu à la pagode de Villenour pour assister aux fêtes nocturnes de Kochliamballe, épouse de Çiva, à qui ce temple est dédié. Ç’a été un éblouissement. Jamais ces cérémonies magnifiques, puériles et barbares, n’avaient encore produit sur moi un pareil effet.

Par la route large et bonne, sous les grands arbres touffus, telle que je la vis jadis, nous avons roulé une heure durant. Puis nous avons atteint la pagode célèbre. J’ai revu les portiques de granit où s’étagent en interminables frises, les sculptures compliquées, sensuelles et puissantes, sous les lourdes corniches curvilignes caractéristiques des monumens dravidiens. Du haut en bas des parois, c’est un fourmillement de dieux, d’animaux qui luttent, se dévorent, s’enlacent. Les chevaux de pierre se cabrent au-dessus de nos têtes, leurs cavaliers transpercent des tigres, les hampes des lances ploient sous l’effort. Les déesses brandissent des fleurs, des émouchoirs, des armes. Leurs gorges pointent en saillie, semblent palpiter à la lueur indécise des lampes. Toute la façade du temple s’éclaire par instans, quand on attise les pots à feu. Puis elle rentre dans la nuit où brille seule, pareille à une étoile, quelque lampe posée sur le bord d’une fenêtre, tout en haut du gopura.

Mais avant que d’entrer sous le porche principal, il nous faut fendre la foule pressée des fidèles presque nus qui s’écrasent devant les boutiques accrochées, à la façon des végétaux parasites, contre les murailles du temple. La masse pyramidale du gopura surmontant le portail domine cette marée humaine qu’agite un continuel reflux. Notre passage y trace un sillon qui se referme aussitôt. Devant nous les pions de police ouvrent un peu rudement la route. Par momens, je m’emploie à tempérer leur ardeur. Mais personne ne se plaint. Aux bourrades, les femmes opposent des gloussemens ou des rires, certaines jurent comme des chattes. Celles-là sont parmi les plus braves. Et le souvenir me revient de cette jeune brahmine, aux bras cerclés d’argent, qui m’arrêta un certain soir, en crachant au poitrail de ma monture, lorsque, le fouet de chasse haut, je prétendais obliger un des siens de pousser à la roue de ma charrette embourbée. Où est-elle, maintenant, la brahmine du North Arkat ? Peut-être parmi ces vieilles brèche-dents, qui oignent de curcuma quelque idole, dans un recoin de portique. Peut-être aussi est-elle morte comme sont mortes en moi les passions violentes de la jeunesse qui vous font haïr par ceux-là dont le sang-froid n’a jamais connu les âpres joies de la domination par la force ! Aujourd’hui je trouve que les pions à ceinture noire tapent trop fort. Naguère j’aurais crié pour les exciter à mieux faire..

Nous voici dans la première enceinte. Seule accessible aux profanes, elle regorge de peuple. La multitude paisible, parlant à voix basse, ainsi qu’on le fait à l’Église, piétine ou avance suivant l’occasion, se portant vers l’étang sacré dont les gradins disparaissent sous les rangs pressés des baigneurs. Dans la salle aux mille piliers, les visiteurs venus de loin se reposent, assis par groupes et soupent de leurs provisions. Des enfans, dont certains paraissent nés d’hier, sont couchés à même la dalle, vautrés sur le ventre, étendus sur le dos, dans la condition naturelle d’une innocente nudité. En voici de tout petits, blottis en société sous un même pagne. Les superbes yeux noirs, éclatans, révèlent seuls la présence de la nichée. Une rumeur qui monte, grossit, se rapproche, fait rentrer les têtes éveillées sous le pagne. Une troupe d’hommes presque nus se rue au son des tambours et d’une trompette dont le propriétaire me coudoie, tant il se hâte en soufflant. C’est une trompe énorme, démesurée, longue de plus de trois mètres, à l’estime, le pavillon évasé de ce cuivre coifferait la tête d’un bœuf. Accourent derrière quelque douze porteurs. Ils manœuvrent lestement un brancard où une idole enguirlandée de fleurs est bercée dans un mouvement de houle. Des coureurs la flanquent avec des lances à feu dont la tête, en façon de cerceau ou de lyre, est habillée d’étoupes flamboyantes. Un petit garçon se hâte, tenant à bout de bras un large parasol vermeil pour abriter la tête de la divinité, qui laisse voir le seul bout de son nez doré parmi les fleurs blanches et roses. Et l’apparition passe, se perd dans l’obscurité des vestibules, disparaît dans le sanctuaire.

Suivant la foule, nous nous trouvons bientôt dehors, en pleine grand’rue. Au loin, brille le taureau d’argent, le taureau de Çiva, entouré de lumières, et les sons graves et puissans de la trompette sacrée paraissent sortir de ses flancs, par sa gueule largement ouverte. De sa langue rouge, il caresse son muffle carré. Je veux m’approcher, voir de près la bête merveilleuse. Mais je suis happé au passage par un Hindou qui, lui aussi, fait battre le tambour devant sa boutique close. Sur la devanture de paille tressée règne une banderole de calicot blanc où l’on peut lire en lettres noires, hautes d’un pied, le mot PHONOGRAPHE. Force m’est d’entrer, et le barnum tamoul nous fait, à M. S... et à moi, les honneurs de son appareil. Moyennant quelques caches, — c’est-à-dire quelques centimes, — chacun peut s’appliquer les disques sur les oreilles et ouïr des sons variés, depuis les bruits d’une gare où un brahme se met à grand’peine en wagon avec sa femme, jusqu’au discours de M. Loubet aux électeurs de Montélimart. De celui-là les Hindous se montrent particulièrement friands. Ils en écoutent soigneusement le moindre mot encore qu’ils n’en comprennent point le sens. Car on leur a dit, pour les décider à consommer, que M. Loubet, en personne, lui, le Président, pas un autre, avait parlé de sa bouche sur le cylindre. Puis ce rouleau avait été expédié par ses soins au Coromandel. Le respect absolu que professe l’Hindou pour les pouvoirs établis, décuple pour lui l’intérêt de l’audition. Le barnum triomphe. C’est un indigène sans caste, se disant chrétien, qui travaille pendant le jour dans un bureau de l’administration et exerce, le soir, les métiers les plus divers. Sur l’heure, il s’improvise périégète. Nouveau Pausanias, il prétend nous expliquer les dieux et les cérémonies de leur culte. Je l’écoute : chacune de ses paroles est une calembredaine. Sans connaître Lucien, l’homme du phonographe va sur ses brisées. Pour lui les grandes déesses sont des blanchisseuses, les dieux aux cent bras des cordonniers ou des vachers. Je m’éloigne laissant le malin de village pérorer dans son cercle de métis. Ses plates parodies finiraient par ternir l’éclat des fêtes de Çiva, dieu de la Force et de la Mort.

Je joins enfin le taureau d’argent. Il va servir de monture au dieu lui-même dont on célèbre la gloire depuis cinq jours et cinq nuits. Chacune d’elles, Çiva aux trois yeux est promené sur un animal différent. Hier ce fut le taureau d’or, avant-hier l’éléphant, ainsi des autres. La bête puissante se dresse sur son socle. Le bois sculpté dont elle est faite disparaît sous un épais revêtement d’argent façonné au marteau, depuis les cornes tournées en cylindres, jusqu’aux sabots soigneusement imités. Un tigre d’or dressé sert de tenon, sous le ventre. Ce taureau, beaucoup plus grand que nature, a coûté fort cher. Son habillement d’argent, refait assez récemment, et offert à la pagode par le fameux Calvé Souprayachetty, vaut à lui seul cinq mille roupies, soit huit mille francs. Le travail en est beau. Les reliefs des muscles sont théoriquement traités en ornemens, en gouttelettes, en larmes, en tores, comme dans les animaux assyriens. D’ailleurs, toutes ces bêtes sacrées sont établies sur des types primitifs et qui ne varient point. Les canons antiques sont toujours scrupuleusement observés. A droite du taureau est un paon en bois sculpté et peint, de teintes vives et tranchées, rutilant, irisé, superbe. Celui-là ne vaut pas le fameux paon d’or fin qui servit de trône au Grand Mogol Shah-Jahan et dont la queue éployée formant dossier, était constellée d’émeraudes, de diamans et de saphirs ; il ne vaut pas non plus le paon d’orfèvrerie que les Anglais prirent à Hyder-Ali, le père de Tippou-Saïb, l’usurpateur pillard dont le nom est encore en abomination parmi les Hindous du sud. Quand mon ami Soupou me parle d’Hyder-Ali, on dirait que la peur le tient de voir le tyran du Maïssour apparaître dans son hôtel pour s’emparer de ses meubles.

A gauche du taureau de Çiva, c’est une perruche gigantesque, pareillement peinte et sculptée, mais d’un travail assez médiocre. Je la loue cependant par égards pour l’administrateur de la pagode qui nous donne des renseignemens sur la fête. C’est un Hindou de caste vellaja qui parle bien le français. Mais ses discours sont confus et il donne aux divinités leurs noms tamouls que j’ai un peu oubliés. Je propose quelques noms du Nord, alors le Vellaja, charmé, me donne toute sa confiance. Les brahmes sont mandés.

Drapés dans des pagnes et des écharpes de fine mousseline blanche qui dégagent l’épaule droite, portant peint sur leur front le trisula çaktiste, emblème de la force reproductrice, les voici qui s’approchent. La teinte claire de leur peau contraste avec celle des Dravidiens noirs qui nous entourent. Le chef des Brahmes est charme de voir un étranger qui, loin de se moquer du Brahmanisme sectaire, lui témoigne son admiration et son amitié pour une religion dont le sens profond n’exclut point la magnificence du décor. Leurs figures molles, attentives et rusées, s’éclairent. Comment ce Français, mêlé à d’autres curieux d’Europe, ne partage-t-il pas cette gaîté méprisante et protectrice qu’affiche l’Occidental devant les cérémonies des pagodes ? Aussitôt nous glorifions de concert les Divinités pouraniques, tout d’abord : Parvati, l’épouse, la Çakti de Çiva, la belle Déesse qui chevauche une perruche. C’est elle que l’on honore plus particulièrement en cette nuit sous son nom local de Kochliamballe. Puis c’est Soubramanyé, second fils de Çiva, Ganéça où Poulléar étant l’aîné, Soubramanyé, le Mars Hindou, celui qui porte un coq sur sa bannière. Dans le Nord, Soubramanyé est plus ordinairement appelé Kartikeya ou Skanda, parfois Kandassamy. Ce sont donc bien le père, la mère et le fils qui s’avancent du fond du village dans un grand halo de lumière rouge. Çiva, Parvati, Soubramanyé, dressés sur des brancards, portés à épaules d’hommes, oscillent lentement au-dessus des têtes, chacun d’eux est abrité sous un immense parasol, écarlate et blanc. Au milieu des cris de joie, les porteurs vont et viennent, le désordre est à son comble ; les brahmes s’interpellent ; un moment on a perdu les dieux de vue ; ils s’éloignaient dans une fausse direction, par un méandre de ruelles, dans la nuit. Enfin ils reviennent sous leurs guirlandes de roses et de jasmins. On dresse Çiva sur son taureau, Parvati sur sa perruche, Soubramanyé sur son paon. Chacune de ces idoles n’a guère plus de deux pieds de haut. Elles sont de cuivre doré en plein. La déesse et les dieux debout sur leur socle, sous une double arcature festonnée, ajourée, dentelée, Soubramanyé flanqué de deux petites figures de femmes. Je salue ses deux épouses, Vélyamminn et Déivaneh, filles de Vishnou, vêtues chacune d’une longue robe en velours noir qui va du menton aux pieds. Telles ces madones hispano-napolitaines que l’on habillait comme des poupées pour les montres et les processions.

Une fois dressées sur le panneau qui complète la selle de leurs bêtes, les divinités s’avancent de front. Des corvées de soixante hommes ont enlevé le tout sur leurs épaules et les brancards s’avancent au-dessus de la foule, à la lueur des torches qui se multiplient à chaque pas. Les lampadophores sont des enfans ou des jeunes garçons, peu d’hommes faits. D’autres apportent des petits vases pleins d’huile de coco, y puisent à pleine main et répandent le liquide sur les torches qui s’inclinent vers eux. Une femme suit, avec, sur sa tête, une panelle de cuivre non moins évasée que ses hanches, et qui les égale en ampleur. Celle-là aussi est une porteuse d’huile, et son torse de bronze, luisant aux feux des flambeaux, emprunte ses reflets aux tons sanglans de ses pagnes et de son court corset en brassière. Elle se perd dans le cortège qui côtoie la pagode. A droite, à gauche, des lumières volent rapidement, escortant la fuite d’un parasol sous lequel une petite divinité passe, légère ainsi qu’un oiseau d’or. Chacune représente un gardien, un pion à massue qui mène surveillance autour du temple, autour des dieux, tant les mauvais génies sont subtils, toujours prêts à nuire, si on ne s’occupe de les écarter.

Les trois idoles, toujours de front, se rapprochent du char où on va les déposer pour qu’elles parcourent sept fois la grande rue avant de commencer le tour de la pagode. Autour des brancards, la foule est si pressée, qu’elle figure les flots d’une mer houleuse où flotteraient les images des dieux. Les tambours battent, la trompette géante mugit, et le grand taureau luit en éclairs d’argent avec son fardeau divin emmaillotté de fleurs. Des montans du char dévalent en cascades les guirlandes de jasmin. Rappelant un démesuré lit à colonnes, ce char large de huit mètres en dépasse six en hauteur. Et comme les roues sont disposées sur les petits côtés qui n’excèdent pas quatre mètres, ce véhicule monumental tient presque toute la largeur de la voie. Le baldaquin en est habillé de fleurs. Leurs parfums lourds se mêlent aux odeurs des aromates, des huiles qui flambent, des sucreries, des pâtisseries. C’est une fête qui s’adresse aux yeux, à l’esprit et au ventre. Le dévot hindou ne se contente point d’abstractions. Des deux côtés de la rue, comme le long de la façade du temple, scintillent les étalages des échoppes, des boutiques en plein vent, avec leurs mille petits lampions.

Au milieu du char se dresse le taureau d’argent. Il luit, tel un énorme miroir. Placé de côté, il tend le cou, et paraît s’avancer d’une allure oblique, entre la perruche et le paon, entouré d’un essaim de petits brahmes qui se sont assis sur le plateau. Les bras des fidèles poussent, le char s’ébranle. Alors les fusées s’envolent en sifflant, les flambeaux secouent leur panache de flammes, des soleils, des serpentins, des chandelles romaines montent de toutes parts, jaillissent dans l’air. Des herses se dressent chargées de feux rouges et verts. Puis tout s’embrase dans la pourpre des feux de Bengale qui brûlent sans interruption, et sur ce fond rouge les flammes des torches apparaissent vertes.

Dans une pareille cohue, le plus sage est de précéder la foule. Nous partons en avant pour nous arrêter sous la vérandah d’une maison musulmane où l’on nous donne des places avec la meilleure volonté. Assis sur un banc de maçonnerie, nous ne perdons rien du spectacle. Autour de nous, au-dessus, en face, les maisons sont chargées, jusqu’aux toits, de femmes. Les pagnes et les voiles noirs, violets, verts, ou jaunes, flambés d’orange, diaprés de bleu, couleur d’aurore, couleur de sang, confondent leurs tons, s’unissent par nappes irisées où éclatent çà et là les luisans des bijoux sous la lumière frisante. Puis des pans entiers restent dans la demi-teinte d’une nuit éclairée par la lune, tandis que le bout de la rue n’est plus qu’une immense fournaise où tout, hommes, maisons, arbres, et jusqu’à l’air même, semble flamber sous une pluie de flammèches d’or, cependant que les trois divinités avancent lentement sur le fond teinté de rubis... Et je me suis décidé à rentrer, non sans peine, à m’arracher de la merveilleuse vision. Mais les fêtes ne font que commencer et je n’en manquerai pas une.


Pondichéry... 4 juin 1901.

Suivant cette vieille légende qui n’est pas encore complètement détruite, les fidèles hindous se précipitaient en masses sous les roues du char de Vishnou Djaganata, à Pouri, afin d’y trouver une mort rapide qui leur assurait l’éternelle félicité. Je crois qu’il convient d’attribuer ces prétendus sacrifices volontaires à des accidens de foule. La cohue qui accompagnait jeudi dernier les chars monumentaux de Çiva et de Ganéça à Villenour aurait pu causer de pareils malheurs si ces chars avaient consenti à rouler d’une allure tant soit peu rapide. C’était une fête de jour où les boîtes d’artifices s’essayaient à éclipser l’éclat du soleil. Mais, malgré le fracas de cette artillerie religieuse, malgré les cris d’enthousiasme des dévots en délire, le char de Çiva n’avançait pas d’un mètre par minute. Puis il resta immobile, au beau milieu de la rue, comme si une force surnaturelle l’eût cloué au sol. Le quadrige de chevaux sculptés, peints et dorés à neuf, qui se cabrait à l’avant, dans le vide, augmentait, par son allure violente, le fâcheux effet de cette panne. Le chef des brahmes frappant en vain son front démesurément découvert par le rasoir, prodiguait les ordres. Le char refusait d’avancer. Ses dimensions égalaient, je dois vous le dire, celles d’une petite maison à trois étages, dont le dernier, effilé en clochetons, ajouré de fenêtres arquées, servait de demeure à un brahme. Ainsi perché, ce brahme soufflait dans une trompette de cuivre, tel Spendius dans l’hélépole que les mercenaires poussaient contre les murailles de Carthage. Mais le bétail humain attelé au char de Çiva n’obéissait pas en mesure aux accens du clairon. Les gens occupés à tirer se retournaient sans cesse pour voir si l’on poussait de l’arrière ; ou bien ils s’écartaient en tirant, emmenant les cordes, si bien que l’édifice roulant, tiraillé dans des directions contraires, s’en allait de côté, ou bien reculait. Alors les traîneurs s’arrêtaient, secouant la sueur qui ruisselait de leur torse. Les brahmes, en quête de renfort, couraient, un bâton à la main, mais le public s’enfuyait devant eux. Et s’ils étaient assez heureux pour racoler par la persuasion quelques auxiliaires bénévoles, on voyait ces dévots se dérober après avoir un peu touché les cordes du char, ne tenant pas sans doute à se mêler aux corvées que les municipalités fournissent pour ce roulage liturgique.

Irons-nous comme jadis, organiser le halage, distribuer le blâme sous forme de coups de canne, l’éloge sous forme de bourrades ?… Mais les autorités locales m’entraînent vers la mairie : les bayadères attendent, avec Chanoumougamodélyar en personne, et nous ne pouvons décliner l’invitation. Nous voici donc assis sur des chaises sous la vérandah de la mairie. La petite bâtisse n’a rien qui fasse reconnaître sa signification officielle, la présence de Chanoumouga suffit toutefois aujourd’hui à l’illustrer. Le chef du service judiciaire qui se trouve là, s’étonne du peu de déférence que je montre à l’endroit du grand électeur de l’Inde : « Eh quoi, Monsieur 1 Ne savez-vous pas que Chanoumouga est l’Indien le plus considérable de la colonie ? — Oui, Monsieur, je ne le sais que trop. Souffrez que, pour moi, ce propriétaire du suffrage universel demeure au rang subalterne qu’il mérite d’occuper. Oui, Monsieur, je connais Chanoumougamodélyar depuis vingt ans. C’est grâce à lui que les Hindous se sont rendus ingouvernables, qu’ils ont pris en haine et en mépris les Européens, car ces derniers ont eu l’âme assez basse pour rechercher son patronage. Sans doute, Monsieur, votre Chanoumouga réussit à faire retirer aux prêtres et aux missionnaires la direction des collèges où ils enseignaient l’amour et le respect de la France, et continuaient l’œuvre de civilisation pacifique qu’ils entreprirent depuis deux siècles. Sans doute aussi fit-il remplacer ces ecclésiastiques par des laïcs qui préparent l’émancipation des esprits par l’enseignement intégral. Sans doute même choisit-il les gouverneurs et les déplace-t-il à son gré en mettant le marché à la main à son député qui se charge d’intimider le ministre. Certes oui. Monsieur, tout cela est vrai. Et pourtant, ne vous déplaise, vous voudrez bien placer « Monsieur Chanoumouga » à deux rangs au-dessous de moi, comme il convient, et installer à la première place le représentant du Gouverneur qui a bien voulu m’accompagner officiellement. »

Les choses ainsi réglées, sans que Chanoumougamodélyar en eût contesté l’arrangement, les t)ayadères vinrent et commencèrent de chanter. Elles étaient là cinq ou six, jeunes, assez petites, très noires, et vêtues avec un luxe qui dépassait de beaucoup leur beauté. Leurs caleçons de satin clair quadrillé d’or retombaient sur les lourds anneaux d’argent qui cerclaient leurs chevilles ; leurs pagnes de soie bridant les cuisses, suivant l’usage, puis ramenés en avant, s’élargissaient en queue de paon ; les manches courtes de leur petit corset rejoignaient les gros bracelets coudés d’or fin qui ornaient les arrière-bras. Leurs mains, jaunies de curcuma aux paumes, étaient à ce point chargées de bagues, qu’on eût dit de chacune un écrin ouvert. Leur face brune, entourée d’orfèvrerie, éclairée par les boucles et les boutons de nez, les anneaux et les pendans d’oreille, les frontaux et les gourmettes d’or, apparaissait plus sombre entre les houppes de jasmin qui tombaient des tempes.

Alors le chef de l’orchestre annonça que les bayadères ne danseraient point, et cela parce que le char de Çiva se trouvait enlizé dans le sable, juste devant la mairie. En effet, les bayadères ne peuvent se livrer à des danses profanes sous les regards du dieu qui, suivant son habitude, ne montre que son nez doré entre les guirlandes de fleurs. Une des hiérodoules se livre alors à une pantomime assez gracieuse. Ses gestes naturels, sa figure expressive, tour à tour désolée et ravie, nous montrent ce qu’éprouvèrent les amantes des poètes hindous, délaissées par leurs dieux. Puis la petite actrice commence de chanter. Sa mélopée traînante et nasillarde ne serait pas sans quelque douceur si les musiciens avec leurs clarinettes et leurs tambourins n’écrasaient la voix de la chanteuse sous leur accompagnement barbare. Enfin la bayadère se tait. On lui donne un rouleau de roupies de la part du Gouverneur, je lui celle un souverain sur le front et je m’enfuis sans espoir d’assister à la marche du Char de Çiva, définitivement bloqué dans le sable.

Tout à la fois cupides et prodigues, avares et fastueux, craintifs et enthousiastes, les Hindous prisent avant tout, dans les hommes comme dans les fêtes, la magnificence extérieure et l’ampleur du geste. Riez ! Mais je vous dirai que le don d’une misérable pièce d’or a produit un effet considérable. Quand je collai ce souverain sur le front moite de la bayadère de Villenour, un murmure flatteur passa dans la foule des notables. L’un d’eux dit même : « Voici un Français qui connaît bien les usages. C’est y obéir que de ne toucher une fille de caste qu’avec de l’or. » Cependant un autre murmurait en clignant de l’œil du côté de Chanoumougamodélyar. « Il ne serait pas longtemps le maître ici si ce Français tenait le pouvoir... on nous ferait marcher plus vite que le pas... comme dans l’ancien temps. »

Quand on me traduisit le propos, il était trop tard pour répondre. Voici ce que j’aurais dit : « Ne craignez rien, honorable chetty, un pareil malheur ne vous arrivera pas. On continuera de vous envoyer, sous couleur de vous gouverner, un fonctionnaire qui redoutera assez Chanoumouga et son député pour ne rien entreprendre sans leur congé ! Et si, par grand hasard, ce Gouverneur se permettait de vous’gouverner, il suffira d’envoyer d’ici un télégramme à Paris pour que le Ministre rappelle aussitôt son agent. Vous avez à Pondichéry des Français qui ont soin d’accomplir vos volontés en ce sens. Pour moi, je ne suis qu’un passant, qui ne s’intéresse qu’aux monumens, aux usages anciens, à la nature et aux bêtes. »…Je reviens au dieu Çiva : aussi bien n’aurais-je pas dû m’en écarter pour si peu. Le char du dieu a mis deux jours entiers pour accomplir sa promenade solennelle. La dernière cérémonie ne s’est donc donnée que dans la nuit de samedi, je ne me suis pas fait faute d’y assister. Dès neuf heures du soir nous roulions sur la route de Villenour, aussi officiellement que possible, avec le Chef de Cabinet du Gouverneur, et des pions à baudrier. Mais, à l’entrée des faubourgs, la voiture a donné dans un cortège de palanquins, de chars, d’enfans à cheval et de porteurs de flambeaux. Des musiciens musulmans, coiffés de turbans rouges, ouvrent la marche, sur une profondeur de trois rangs. Un Hindou s’élance vers nous, dans un flot de mousseline blanche, et je reconnais l’administrateur de la pagode. Dirigerait-il une procession pour son compte ? Non point : nous croisons le cortège nuptial de son fils adoptif, et il nous prie d’assister au moins au défilé. Aussitôt on nous passe au cou des guirlandes de jasmin, on nous asperge d’eau de roses et nous regardons. Voici tout un escadron de petits garçons sous des tuniques en velours, lamées d’or et d’argent, brodées, tous à califourchon sur des chevaux blancs ou gris magnifiquement harnachés. Les plus petits se tiennent à l’arçon de la selle, mais la bête va au pas et un saïs la tient par la figure. Suivent des brancards où sont disposés des flambeaux par centaines. La route en est éclairée jusqu’au plus prochain tournant. Au milieu de ces flambeaux voici des grands palanquins rutilans où sont appliqués des figures, des déesses, des dieux, des génies, tous de dimensions colossales. Puis le palanquin de la mariée, véritable temple suspendu, rehaussé de brocart, de clinquant, de verroteries, de fleurs. Il oscille sur les épaules de cinquante hommes, peut-être. Et sur le trône d’orfèvrerie, encadrée par les arcatures ajourées, la mariée accroupie, figée dans une attitude de statue, lourde de joyaux, casquée de jasmin. C’est une toute jeune enfant. Sa figure ovale, couleur chamois, s’éclaire brusquement en rouge. Les inévitables feux de Bengale enflamment l’air et le palanquin s’éloigne comme s’il flottait sur une mer de feu.

Nous reprenons notre route, emportant nos guirlandes, et bientôt nous en recevons encore. Dès l’entrée de la pagode, les Brahmes nous accueillent, nous disparaissons sous le jasmin. Cette fois la fête religieuse se donne sur l’eau. L’étang sacré, réfléchissant les flammes des pots à feu, montre ses séries de gradins, ses portiques en cloîtres, fourmillant de peuple. Têtes noires, vêtemens blancs roses, écarlates, s’éclairent aux lueurs dansantes de mille torches. L’eau sombre se moire de longues traînées d’or. Assis à l’angle du grand perron, je ne perds rien de l’embarquement des dieux sur le radeau. Ses charpentes sont façonnées en manière de temple. Vraie pagode flottante, il possède son haut portique pyramidal, son gopura étage, son sanctuaire avec l’autel carré où l’on dépose en grande pompe l’image de la déesse Parvati, Kochliamballe, pour mieux dire ; c’est en son particulier honneur que l’on donne cette fête nocturne ; c’est elle qui va être promenée sur le radeau. Voici une occasion bonne entre toutes pour les buccinateurs sacrés. L’air est déchiré par les stridentes fanfares. Si les divinités pouraniques n’accourent point à cet appel, il faut désespérer de leur bienveillance. Des porteurs de pots à feu se groupent, et un pion de police, reconnaissable à son costume occidental de coton blanc, à son ceinturon noir, à son i turban rouge, prend pied sur le radeau où il représente le bras séculier, l’administration des cultes. Près de moi le commissaire de police de Villenour, un magnifique Hindou, accentue, par son écharpe tricolore le caractère officiel des choses. Un Brahme s’attache à ma personne et par l’entremise du commissaire, qui sert de truchement, je suis renseigné sur toutes les particularités de la fête. Ce sacerdote, discrètement, approuve mon enthousiasme pour cette magnifique religion assez sûre d’elle pour ne point admettre de prosélytes. On peut perdre sa caste, être exclu du brahmanisme, — de l’hindouisme, pour mieux dire, au sens moderne des mots, — mais on n’y peut pas entrer. C’est grand dommage. Pour un peu, répudiant mes origines, j’aurais demandé l’initiation au Çivaïsme !

Quelques Brahmes, cependant, s’embarquent sur le radeau toujours maintenu au pied du perron par ses amarres. L’un s’assied à cropetons sur l’autel, au pied des statues dorées, dont les bras brandissent leurs attributs habituels. Çiva a dans ses huit mains le trident, le daim, l’arc, la massue, le tambour, la corde, l’épée et le disque du tonnerre. Soubramanyé a l’arc, les flèches, et le glaive, autre image de la foudre. Parvati tient une fleur du lotus dans deux de ses quatre mains. Des deux autres, l’une est dressée, dans le signe qui rassure, l’autre largement ouverte dans le signe de la charité.

Mais voici que l’on embarque les bayadères : dédiées à Parvati, elles en portent le nom tatoué sur un bras. On les aide, on les transporte ainsi que des meubles précieux. C’est plaisir de voir les soins amicaux dont on entoure ces prêtresses de l’amour profane et divin. On se les passe de main en main pour qu’elles ne mouillent point leurs pieds nus, alourdis par les anneaux d’argent qui s’étagent au-dessus de leurs mignonnes chevilles. De ces anneaux, les premiers sont cambrés au-dessus des malléoles à la façon des branches et des surpieds dans les éperons de l’antiquité classique. Les petites prêtresses ont revêtu, pour cette cérémonie solennelle, leurs plus somptueuses parures. Une réduction de casque d’or couronne leur chignon noir d’où descend la tresse à glands qui bat leurs reins bridés par les pagnes de soie pourpre. Une ceinture d’orfèvrerie les enserre. Les bras ronds disparaissent sous les armilles sans nombre. Tout luit, corsets de satin violets, verts, toujours d’un ton tranchant avec celui des pagnes, caleçons striés ou quadrillés d’or, bijoux de face, pendans d’oreilles, colliers, plaques battantes. On dirait autant de reines de Saba. Mais, si luisans que soient leurs joyaux, ils ne brillent pas autant que leurs yeux ombrés par l’antimoine.

La principale des bayadères est encore absente. On s’enquiert, on court, on la cherche. Enfin la voici qui arrive. Le retard s’explique. La belle avait à accomplir des cérémonies dans le sanctuaire. La nature de ces cérémonies, je ne l’ai point demandé. La curiosité eût dépassé les bornes. Le Çivaïsme tantrique a ses mystères sensuels et terribles que le vulgaire ne doit point connaître. C’est là un point auquel il convient de s’arrêter. Et, pour ne point s’y arrêter, la plupart des Français se font mépriser en Asie, car rien ne blesse plus l’Asiatique que cette condescendante et égrillarde familiarité par quoi tant de nos compatriotes croient les honorer. Aussi ne m’occupai-je point de la bayadère en premier, et la regardai-je passer, comme les autres, sans en parler au brahme. Mais elle s’arrêta devant moi, s’inclina et porta la main droite à son front pour me saluer avec la correction indienne la plus marquée. Sans croire un seul instant que cette politesse de faveur distinguât en rien ma personne, je regardai l’adorante. Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant la bayadère de la mairie, et combien elle était changée !

Celle que j’avais vue noire et chétive, vêtue avec un luxe de pacotille, au jour cru de la vérandah, apparaissait dans la splendeur de ces fées qui, pour tenter les solitaires ascètes, émergent avec un chant d’oiseau du calice des fleurs. C’était bien elle la reine de Saba qui troubla le bienheureux Antoine, abbé du désert. Symbole de l’Inde, mystérieuse et sensuelle, où la nature flatteuse et hostile attire sans cesse l’étranger pour le prendre et le garder dans son sol, de l’Inde qui garde tout, ses envahisseurs comme les enfans de sa terre, la danseuse de Çiva semblait me dire : « Regarde-moi, étranger tout à la fois puissant et fragile, impur à mon regard autant que le dernier des parias. Je suis le génie familier de la pagode, et mes pas harmonieusement comptés réjouissent le dieu qui sommeille au fond du sanctuaire où tu ne pourras jamais pénétrer. C’est pourquoi je me ris de toi en t’honorant pour la forme. Tu voudrais, peut-être, nous arracher nos secrets, pénétrer nos mystères, dévoiler nos symboles. Illusion ! C’est Maïa seule qui te guidera et elle t’abandonnera bientôt dans les ténèbres, Tu entreras, mais sans dépasser le seuil, tu verras peu, tu entendras moins, tu ne comprendras rien et tu t’en iras au regret, pareil à tous ceux qu’a épuisés le désir de délier la ceinture de la déesse. Elle s’est résolue entre leurs mains comme la sacrée Ganga a fui entre les doigts de Çiva, comme la fumée du brasier que prétend retenir le poing fermé de l’enfant, comme le nuage qui passe en changeant sa forme, comme le souffle de la brise qui ride la surface des eaux. Réjouis les yeux, voyageur, mais n’oublie pas que c’est là se désaltérer au mirage ! »

Oui, sans doute, petite bayadère aussi fluette et fragile que ces figurines de pâte, peintes et dorées à merveille par la main, habile des mouchys, tu es bien le génie familier de l’Inde. Je vénère en toi la contrée-mère, luxuriante et aride, ses cités aussi vite élevées que détruites, ses temples dont une moitié disparait sous l’or tandis que l’autre tombe en ruines, ses routes et ses rues où se coudoient l’infirme lépreux chargé de tous les maux dont souffre l’homme, et l’altière brahmine alourdie par ses entraves d’or. Je vénère en toi l’Inde toujours asservie et toujours libre, rebelle à ce que l’humanité moderne prétend appeler le progrès. De toi s’exhale un charme lourd et mystérieux comme les effluves des fleurs de ton pays dont le parfum nous plonge dans une pernicieuse ivresse...

Mais la voix du commissaire, ceinturé de l’écharpe tricolore, m’arracha à ma rêverie. Il m’apprend que la danseuse me remercie encore pour la pièce d’or. Et je vois la bayadère installée sur le temple flottant de son dieu. La Péri jouit, ce semble, d’un assez mauvais caractère. Adossée à l’autel de Çiva, elle glapit, jure contre un porteur de flambeau dont le pied a froissé le sien, dans la presse. Le radeau se met à glisser sur l’eau. Doucement halé par les Hindous qui tirent les cordes, il côtoie le bord, écartant la foule des baigneuses dont les épaules brillent sous la lumière des torches.

Merveilleux spectacle que ce temple lumineux filant sur le lac ! On croirait voir ces châsses miraculeuses des légendes qui traversaient les eaux en les éclairant, pour la confusion des infidèles. La surface sombre de l’étang réfléchit les traînées de feu. La foule applaudit. A ses cris de joie succède le fracas des trompes. Puis les gongs résonnent, les tambours battent. Les doucines et les flûtes commencent de jouer, et d’une voix monotone les six bayadères célèbrent les vertus des dieux. Leurs voix ne cessent de se faire entendre tant que le radeau vogue autour des gradins de l’étang. Il doit en faire sept fois le tour. Voici le premier voyage accompli. La pagode flottante s’arrête devant le grand perron. L’aspect est féerique. Des feux de Bengale allumés aux quatre angles de la pièce d’eau ensanglantent l’horizon, les premiers plans semblent fondre dans une fournaise. Devant l’autel, les Brahmes brûlent le camphre qui monte en flammes vertes, l’autel resplendit, tel un bloc de métal en fusion. Mais l’embrasement rouge domine tout. On dirait une ville en flammes dont le peuple envahit les places. Les bayadères, aux pieds de Çiva, paraissent des princesses captives chargées de chaînes d’argent. Immobiles, dans leur attitude d’idoles, elles continuent de chanter. Leur mélopée plaintive monte comme des supplications d’esclaves, leurs yeux brillent ; on croirait voir des larmes en tomber par cascades sous la clarté aveuglante de l’atmosphère empourprée.

Toujours je reverrai le pagotin d’or glissant sur l’eau noire, pareil à une image de rêve. Et j’ai pensé aux fêtes de Moloch dévorateur, aux temples de Babylone avec ses hiérodoules prostituées, aux temples de Troie s’abîmant dans les flammes, écrasant dans une ruine commune les autels et les prêtresses suppliantes serrées en troupeau aux pieds de leurs dieux impuissants, j’ai vu Ulysse et Diomède ravissant le Palladium, Ajax et Cassandre, les reines traînées, joyaux de chair et d’or, j’ai entendu la voix puissante des vainqueurs, les plaintes et les prières inexaucées des vaincus...

Les lumières mouraient partout. L’obscurité nous enveloppait peu à peu. Seul le temple lumineux continuait d’avancer sur l’eau qu’il éclairait en rouge. Des fusées, de l’autre côté de l’étang, couronnaient, par instans, son pinacle d’une nuée d’étoiles filantes. Et je partis qu’il était deux heures du matin, ébloui, étourdi, charmé, énervé par les senteurs entêtantes des guirlandes de roses et de jasmin. Le long de la route, sous les grands arbres, les Hindous filaient par longues processions paisibles. Au milieu, les petites charrettes à bœufs grinçaient. Par les fenêtres carrées des boîtes peintes à fleurs se montraient des figures de femmes encadrées de voiles brillans. Toutes portaient sur leur front l’insigne sacré peint entre les sourcils, et certaines étaient si pâles qu’on les eût dites éclairées par la lune. Mais les sais, les pions, écartent la cohue des chariots, on bâtonne à tel point un zébu et son vindikarin récalcitrant que la pitié me prend. La femme qui se blottit, effarée, sous le berceau de son char, est tellement belle que je la laisse passer en avant et je passe au cou de son bœuf, aux cornes dorées, une guirlande de fleurs. Les roues continuent de crier, les gens de s’encourager, les clochettes de sonner, par un vieux reste d’habitude, on se range encore devant la voiture du Gouverneur. Les mendians nous escortent en nous implorant d’une voix lamentable, et l’un d’eux nous flanque en faisant la roue. C’est à croire qu’un des diables de la pagode daigne nous honorer de sa conduite. Il est suivi par quelques buccinateurs, dont les cuivres jettent la terreur parmi tous les bœufs attelés. Mais les chevaux laissent vivement tout cela derrière eux et, jusqu’à Pondichéry, nous retrouvons la paix majestueuse de la nuit. Seuls les oiseaux nocturnes donnent de la voix en coupant la route de leur vol silencieux et mou…


MAURICE MAINDRON.

  1. Cet orthoptère appartient au genre Sipyloïdea et constitue une espèce nouvelle décrite en 1902 par M. Brunner sous le nom de Sipyloïdca bistriatulaïa. L’exemplaire type est déposé au muséum d’Histoire naturelle.