Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/16

SEIZIÈME LETTRE.


Thèbes, le 20 juin 1829.

J’ai donné toute la journée d’hier et cette matinée à l’étude des tristes restes de l’un des plus importants monuments de l’ancienne Thèbes. Cette construction, comparable en étendue à l’immense palais de Karnac, dont on aperçoit d’ici les obélisques sur l’autre rive du fleuve, a presque entièrement disparu ; il en subsiste encore quelques débris, s’élevant à peine au-dessus du sol de la plaine exhaussée par les dépôts successifs de l’inondation, qui recouvrent probablement aussi toutes les masses de granit, de brèches et autres matières dures employées dans la décoration de ce palais. La portion la plus considérable étant construite en pierres calcaires, les Barbares les ont peu à peu brisées et converties en chaux pour élever de misérables cahuttes ; mais ce que le voyageur trouve encore sur ses pas donne une bien haute idée de la magnificence de cet antique édifice.

Que l’on se figure, en effet, un espace d’environ 1,800 pieds de longueur, nivelé par les dépôts successifs de l’inondation, couvert de longues herbes, mais dont la surface, déchirée sur une multitude de points, laisse encore apercevoir des débris d’architraves, des portions de colosses, des fûts de colonnes et des fragments d’énormes bas-reliefs que le limon du fleuve n’a pas enfouis encore ni dérobés pour toujours à la curiosité des voyageurs. Là ont existé plus de dix-huit colosses dont les moindres avaient vingt pieds de hauteur ; tous ces monolithes, de diverses matières, ont été brisés, et l’on rencontre leurs membres énormes dispersés ça et là, les uns au niveau du sol, d’autres au fond d’excavations exécutées par les fouilleurs modernes. J’ai recueilli, sur ces restes mutilés, les noms d’un grand nombre de peuples asiatiques dont les chefs captifs étaient représentés entourant la base de ces colosses représentant leur vainqueur, le Pharaon Aménophis, le 3e du nom, celui même que les Grecs ont voulu confondre avec le Memnon de leurs mythes héroïques. Ces légendes démontrent déjà que nous sommes ici sur l’emplacement du célèbre édifice de Thèbes connu des Grecs sous le nom de Memnonium. C’est ce qu’avaient cherché à prouver, par des considérations d’un autre genre, MM. Jollois et Devilliers, dans leur excellente description de ces ruines.

Les monuments les mieux conservés au milieu de cette effroyable dévastation des objets du premier ordre dont il me reste à parler, établiraient encore mieux, si cela était nécessaire, que ces ruines sont bien celles du Memnonium de Thèbes, ou palais de Memnon, appelé Aménophion par les Égyptiens, du nom même de son fondateur, et que je trouve mentionné dans une foule d’inscriptions hiéroglyphiques des hypogées du voisinage où reposaient jadis les momies de plusieurs grands officiers chargés, de leur vivant, de la garde ou de l’entretien de ce magnifique édifice.

C’est vers l’extrémité des ruines et du côté du fleuve que s’élèvent encore, en dominant la plaine de Thèbes, les deux fameux colosses, d’environ soixante pieds de hauteur, dont l’un, celui du nord, jouit d’une si grande célébrité sous le nom de colosse de Memnon. Formés chacun d’un seul bloc de grès-brèche, transportés des carrières de la Thébaïde supérieure, et placés sur d’immenses bases de la même matière, ils représentent tous deux un Pharaon assis, les mains étendues sur les genoux, dans une attitude de repos. J’ai vainement cherché à motiver à mes yeux l’étrange erreur du respectable et spirituel Denon, qui a voulu prendre ces statues pour celles de deux princesses égyptiennes. Les inscriptions hiéroglyphiques encore subsistantes, telles que celles qui couvrent le dossier du trône du colosse du sud et les côtés des deux bases, ne laissent aucun doute sur le rang et la nature du personnage dont ces merveilleux monolithes reproduisaient les traits et perpétuaient la mémoire. L’inscription du dossier porte textuellement : « L’Aroëris puissant, le modérateur des modérateurs, etc., le roi soleil, seigneur de vérité (ou de justice), le fils du soleil, le seigneur des diadèmes, Aménothph, modérateur de la région pure, le bien-aimé d’Amon-Ra, etc., l’Hôrus resplendissant, celui qui a agrandi la demeure……(lacune) à toujours, a érigé ces constructions en l’honneur de son père Ammon ; il lui a dédié cette statue colossale de pierre dure, etc. » Et sur les côtés des bases on lit en grands hiéroglyphes de plus d’un pied de proportion, exécutés, surtout ceux du colosse du nord, avec une perfection et une élégance au-dessus de tout éloge, la légende ou devise particulière, le prénom et le nom propre du roi que les colosses représentent :

« Le seigneur souverain de la région supérieure et de la région inférieure, le réformateur des mœurs, celui qui tient le monde en repos, l’Hôrus qui, grand par sa force, a frappé les Barbares, le roi soleil seigneur de vérité, le fils du soleil, Aménothph, modérateur de la région pure, chéri d’Amon-Ra, roi des dieux. »

Ce sont là les titres et noms du troisième Aménophis de la dix-huitième dynastie, lequel occupait le trône des Pharaons vers l’an 1680 avant l’ère chrétienne. Ainsi se trouve complètement justifiée l’assertion que Pausanias met dans la bouche des Thébains de son temps, lesquels soutenaient que ce colosse n’était nullement l’image du Memnon des Grecs, mais bien celle d’un homme du pays, nommé Ph-Aménoph.

Ces deux colosses décoraient, suivant toute apparence, la façade extérieure du principal pylône de l’Aménophion ; et, malgré l’état de dégradation où la barbarie et le fanatisme ont réduit ces antiques monuments, on peut juger de l’élégance, du soin extrême et de la recherche qu’on avait mis dans leur exécution, par celle des figures accessoires formant la décoration de la partie antérieure du trône de chaque colosse. Ce sont des figures de femmes debout, sculptées dans la masse même de chaque monolithe et n’ayant pas moins de 15 pieds de haut. La magnificence de leur coiffure et les riches détails de leur costume sont parfaitement en rapport avec le rang des personnages dont elles rappellent le souvenir. Les inscriptions hiéroglyphiques gravées sur ces statues formant en quelque sorte les pieds antérieurs du trône de chaque statue d’Aménophis, nous apprennent que la figure de gauche représente une reine égyptienne, la mère du roi, nommée Tmau-Hem-Va, ou bien Maut-Hem-Va, et la figure de droite, la reine épouse du même Pharaon, Taïa, dont le nom était déjà donné par une foule de monuments. Je connaissais aussi le nom de la femme de Thouthmosis IV, Tmau-Hem-Va, mère d’Aménophis-Memnon, par les bas-reliefs du palais de Louqsor, mentionnés dans la notice rapide que j’ai crayonnée de cet important édifice.

Sur un autre point des ruines de l’Aménophion, du côté de la montagne libyque, à la limite du désert et un peu adroite de l’axe passant entre les deux colosses, existent deux blocs de grès-brèche, d’environ trente pieds de long chacun, et présentant la forme de deux énormes stèles. Leur surface visible est ornée de tableaux et de magnifiques inscriptions formées chacune de vingt-quatre à vingt-cinq lignes d’hiéroglyphes du plus beau style, exécutés de relief dans le creux. H est infiniment probable que ces portions qu’on aperçoit aujourd’hui sont les dossiers des sièges de deux groupes colossals renversés et enfouis la face contre terre : j’ai manqué de moyens assez puissants pour vérifier le fait.

Quoi qu’il en soit, les tableaux sculptés sur ces masses effrayantes nous montrent toujours le roi Aménophis-Memnon, accompagné ici de la reine Taïa son épouse, accueillis par le dieu Amon-Ra ou par Phtah-Socharis ; et les deux inscriptions sont les textes expressément relatifs à la dédicace du Memnonium ou Aménophion aux dieux de Thèbes par le fondateur de cet immense édifice.

La forme et la rédaction de cette dédicace, dont j’ai pris une copie soignée, malgré une foule de lacunes, sont d’un genre tout à fait original et m’ont paru très-curieuses. On en jugera par une courte analyse.

Cette consécration du palais est rappelée d’une manière tout à fait dramatique ; c’est d’abord le roi Aménophis qui prend la parole dès la première ligne et la garde jusqu’à la treizième. « Le roi Aménothph a dit : Viens, ô Amon-Ra, seigneur des trônes du monde, toi qui résides dans les régions de Oph (Thèbes) ! contemple la demeure que nous t’avons construite dans la contrée pure, elle est belle : descends du haut du ciel pour en prendre possession ! » Suivent les louanges du dieu mêlées à la description de l’édifice dédié, et l’indication des ornements et décorations en pierre de grès, en granit rosé, en pierre noire, en or, en ivoire et en pierres précieuses, que le roi y a prodigués, y compris deux grands obélisques dont on n’aperçoit plus aujourd’hui aucune trace.

Les sept lignes suivantes renferment le discours que tient le dieu Amon-Ra en réponse aux courtoisies du Pharaon. « Voici ce que dit Amon-Ra, le mari de sa mère, etc. : Approche, mon fils, soleil seigneur de vérité, du germe du soleil, enfant du soleil, Aménothph ! J’ai entendu tes paroles et je vois les constructions que tu as exécutées ; moi qui suis ton père, je me complais dans tes bonnes œuvres, etc. »

Enfin, vers le milieu de la vingtième ligne commence une troisième et dernière harangue ; c’est celle que prononcent les dieux en présence d’Amon-Ra, leur seigneur, auquel ils promettent de combler de biens Aménothph, son fils chéri, d’en rendre le règne joyeux en le prolongeant pendant de longues années, en récompense du bel édifice qu’il a élevé pour leur servir de demeure, palais dont ils déclarent avoir pris possession après l’avoir bien et dûment visité.

L’identité du Memnonium des Grecs et de l’Aménophion égyptien n’est donc plus douteuse ; il l’est bien moins encore que ce palais fût une des plus étonnantes merveilles de la vieille capitale. Des fouilles en grand, exécutées par un Grec nommé Iani, ancien agent de M. Salt, ont mis à découvert une foule de bases de colonnes, un très-grand nombre de statues léontocéphales en granit noir ; de plus, deux magnifiques sphinx colossals et à tête humaine, en granit rosé, du plus beau travail, représentant aussi le roi Aménophis III. Les traits du visage de ce prince, portant ici, comme partout ailleurs, une empreinte de physionomie un peu éthiopienne, sont absolument semblables à ceux que les sculpteurs et les peintres ont donnés à ce même Pharaon dans les tableaux des stèles du Memnonium, dans les bas-reliefs du palais de Louqsor, et dans les peintures du tombeau de ce prince dans la vallée de l’Ouest à Biban-el-Molouk ; nouvelle et millième preuve que les statues et bas-reliefs égyptiens présentent de véritables portraits des anciens rois dont ils portent les légendes.

A une petite distance du Rhamesséion existent les débris de deux colosses en grès rougeâtre : c’étaient encore deux statues ornant probablement la porte latérale nord de l’Aménophion ; ce qui peut donner une juste idée de l’immense étendue de ce palais, dont il reste encore de si magnifiques vestiges. Je ne me suis nullement occupé des inscriptions grecques et latines qui tapissent les jambes du grand colosse du nord, la célèbre statue de Memnon ; tout cela est bien moderne : ceci soit dit sans qu’on en puisse conclure que je nie la réalité des harmonieux accents que tant de Romains affirment unanimement avoir ouï moduler par la bouche même du colosse, aussitôt qu’elle était frappée des premiers rayons du soleil. Je dirai seulement que, plusieurs fois, assis, au lever de l’aurore, sur les immenses genoux de Memnon, aucun accord musical sorti de sa bouche n’est venu distraire mon attention du mélancolique tableau que je contemplais, la plaine de Thèbes, où gisent les membres épars de cette aînée des villes royales[1]. Il y aurait matière à d’éternelles réflexions ; mais je ne dois pas oublier que je ne suis qu’un voyageur passager sur ces antiques ruines…… d'autres encore m’appellent plus loin…… et puis la France…… Adieu.

  1. L'histoire de la Statue vocale de Memnon vient d'être écrite dans un mémoire spécial, par M. Letronne (Mém. de l'Acad. des Inscrip. et Belles-Lettres, nouv. série, tome X). Ce sujet, curieux seulement en apparence, est devenu, sous la plume de M. Letronne, l’un des plus piquants et des plus utiles à étudier dans la recherche des rapports et du mélange des opinions de la Grèce avec celles de l’Égypte. C. F.