(1p. 208-212).

LXXXV

Toulon, 2 octobre.

J’ai été longtemps sans vous écrire, chère amie. Aussitôt que mon pied a été rendu à ses proportions ordinaires, j’ai voulu réparer le temps perdu en faisant des courses dans le Comtat. J’ai été à même d’apprécier la différence qui existe entre les cousins de Carpentras, d’Orange, Cavaillon, Apt et autres lieux. Ils possèdent presque tous la propriété d’empêcher un honnête homme de dormir. Je ne vous parlerai pas des belles choses que j’ai vues ni des humbugs que j’ai découverts. Mais savez-vous ce que c’est qu’un draquet ? C’est la même chose qu’un fantasty. Voici l’explication de ces deux mots barbares : vous saurez d’abord que la richesse du département de Vaucluse consiste surtout en soies. Dans chaque maisonnette de paysan, on élève des vers et on file la soie, d’où résulte d’abord une odeur infecte, ensuite que très-souvent on trouve des écheveaux de soie accrochés aux buissons. Vers le soir, il y a des paysannes assez imprudentes pour ramasser ces écheveaux et les mettre dans leur panier. Le panier s’alourdit peu à peu, toujours augmentant de poids, si bien que l’on est tout en nage à le porter. Lorsque, après une longue et pénible marche, on arrive aux abords d’un ruisseau, alors le panier devient réellement insupportable et on est obligé de le mettre à terre. Aussitôt il en sort un petit être à grosse tête, ricanant toujours, emmanché d’une espèce de queue de lézard, qui se plonge dans le ruisseau en disant : « M’as ben pourta ! » ce qui veut dire en provençal ou dans l’idiome des draquets : «  Tu m’as bien porté ! » J’ai vu déjà plus d’une femme qui avait été ainsi mystifiée par ces démons espiègles, et je suis désolé de n’en pas avoir rencontré moi-même. J’aurais eu le plus grand plaisir à faire connaissance avec eux.

Ma tournée s’allonge à mesure que les jours accourcissent. Je vais demain à Fréjus pour aller de là aux îles de Lérins, où je trouverai peut-être les ruines de la première église chrétienne d’Occident. Je suis plus qu’à demi persuadé que je ne trouverai rien du tout. Mais il faut faire son métier en conscience et inspecter tout ce qu’il y a d’historique.

Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli que Marseille. Sale et joli convient parfaitement aux Marseillaises. Elles ont toutes de la physionomie, de beaux yeux noirs, de belles dents, un très-petit pied et des chevilles imperceptibles. Ces petits pieds sont chaussés de bas cannelle, couleur de la boue de Marseille, gros et raccommodés avec vingt cotons de nuances différentes. Leurs robes sont mal faites, toujours fripées et couvertes de taches. Leurs beaux cheveux noirs doivent la plus grande partie de leur lustre au suif de chandelle. Ajoutez à cela une atmosphère d’ail mêlée de vapeur d’huile rance, et vous pouvez vous représenter la beauté marseillaise. Quel dommage que rien ne soit complet dans le monde ! Eh bien, elles sont ravissantes malgré tout. Voilà un vrai triomphe.

Mes soirées, qui sont bien longues maintenant, commencent à m’ennuyer horriblement. Il est vrai que j’ai, en général, des volumes de lettres à écrire et des rapports à faire pour mes deux ou trois ministres. Ces douces occupations ne m’empêchent pas d’avoir le spleen depuis trois semaines. Je fais les rêves les plus noirs du monde, et mes pensées ne sont pas d’une couleur plus gaie. Pas un mot de vous ! J’en aurais bien besoin pourtant. Si vous m’écrivez tout de suite, adressez votre lettre à Carcassonne. Il me faut une lettre de vous pour me ranimer.
 

Après Carcassonne, j’irai à Perpignan, à Toulouse et à Bordeaux. J’espère bien y trouver un souvenir de vous. Je n’ai pas achevé le croquis que je vous destine. Je vous l’apporterai à Paris. Dites-moi ce que je pourrai vous apporter encore qui vous fasse plaisir. Voici une fleur d’un arbrisseau épineux qui croît aux environs de Marseille et qui a une odeur de violette très-suave.

Adieu.