(1p. 195-197).

LXXIX

Saint-Lupicin, 15 août 1843, au soir.

À 600 mètres au-dessus du niveau de la
mer. Au milieu d’un océan de puces très-
agiles et très-affamées.


Votre lettre est diplomatique. Vous pratiquez l’axiome que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. Heureusement pour vous, le post-scriptum m’a désarmé. Pourquoi dites-vous en allemand ce que vous pensez en français ? Serait-ce que vous ne le pensez qu’en allemand, c’est-à-dire que vous ne le pensez guère ? Je ne veux pas le croire. Mais il y a en vous des choses qui m’irritent au dernier point. Comment êtes-vous encore timide avec moi ? Pour quoi n’avez-vous jamais voulu me dire quelque chose qui m’aurait fait tant de plaisir ? Croyez-vous qu’il y ait des équivalents dans une langue étrangère ?

Vous ne vous figurez pas le lieu où je suis.

Saint-Lupicin est dans les montagnes du Jura. C’est laid au dernier point, sale et peuplé de puces. Je vais être obligé de me coucher tout à l’heure et je vais passer une nuit comme mes nuits d’Éphèse. Malheureusement, à mon réveil, je ne trouverai ni lauriers, ni ruines grecques. Quel vilain pays ! Je pense souvent que, si les chemins de fer se perfectionnaient, nous pourrions aller ensemble dans un lieu semblable et qu’alors il s’embellirait. Il y a ici une immense quantité de fleurs, un air singulièrement pur et vif ; on entend la voix humaine à une lieue de distance. Pour vous prouver que je pense à vous, voici une petite fleur cueillie dans ma promenade au coucher du soleil. C’est la seule qui se puisse envoyer. Toutes les autres sont colossales. — Que faites-vous ? À quoi pensez-vous ? Vous ne me diriez jamais à quoi vous pensez réellement, et c’est folie à moi de vous le demander. Depuis mon départ, j’ai eu peu de bons moments. Un ciel d’un gris de plomb, tous les accidents et toutes les misères possibles. Une roue cassée, un œil en compote ; tout cela est raccommodé tant bien que mal. Mais ce à quoi je ne m’habitue pas, c’est à la solitude. Il me semble que, cette année, elle m’est plus pénible qu’à l’ordinaire. Je veux dire la solitude avec le mouvement. Il n’y a rien de plus triste. Il me semble que, si j’étais en prison, je serais plus à mon aise qu’à courir ainsi le pays. Je regrette surtout nos promenades. Vous me faites plaisir en me disant que vous aimez toujours nos bois. J’espère que nous les reverrons, et cependant mon malheureux voyage s’allonge démesurément. Le département du Jura, avec ses montagnes, et ses chemins de traverse, me retarde de plus de dix jours. Je vais de désappointement en désappointement. Encore si c’étaient les premières montagnes que je visse. Je n’ai nulle envie d’aller en Italie. C’est une invention de votre part. Votre lettre m’a fait tantôt plaisir et tantôt m’a fait enrager. J’y vois quelquefois entre les lignes les choses les plus tendres du monde. D’autres fois, vous me paraissez encore plus chilly que de coutume. Il n’y a que le post-scriptum qui me satisfasse. Je ne l’ai vu que tard. Il est à une si grande distance du reste de la lettre ! Si vous m’écrivez tout de suite, écrivez-moi à Besançon ; sinon, adressez votre lettre chez moi à Paris. Je ne sais pas où je serai dans huit jours d’ici.