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XXXVI

Mardi soir. Décembre 1842.

Ce n’est plus du Jean-Paul, c’est du français, et du français du temps de Louis XV. Belle argumentation, toute fondée sur l’intérêt. Il y a des gens qui achètent un meuble dont la couleur leur plaisait ; comme ils ont peur de le gâter, ils y mettent des housses de toile qu’ils n’ôteront que lorsque le meuble sera usé. Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu. C’est peut-être une convenance. La question est de savoir ce que c’est pour vous auprès d’autre chose qu’il serait presque bête et ridicule de lui comparer dans ma manière de voir. Vous savez que, bien que je n’aie pas beaucoup d’admiration pour les mauvais raisonnements, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent les plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d’idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de chercher à vous ôter, puisque vous y tenez et parce que vous n’avez rien à mettre en place. Mais nous rêvons. N’y a-t-il pas l’appareil de cal y canto qui nous réveille sans cesse ? Devons-nous chercher encore à fermer la crevasse par laquelle nous voyons des choses de féerie ? Que craignez-vous ? Il y a dans votre lettre d’aujourd’hui, au milieu d’un tas de duretés et de sombres pensées bien froides, quelque chose qui est vrai. « Je crois que je ne vous ai jamais tant aimé qu’hier. » Vous auriez pu ajouter : « Je vous aime moins aujourd’hui. » Je suis sûre que, si vous étiez aujourd’hui telle que vous étiez hier, vous auriez eu les remords que je vous prédisais et qui ne vous tourmentent guère, à ce qu’il me semble. Mes remords à moi sont d’un autre genre.

Je me repens souvent d’être trop loyal dans mon métier de statue. Vous me donniez votre âme hier, j’aurais voulu vous donner la mienne ; mais vous ne voulez pas. Toujours la housse de toile ! Voilà un sujet sur lequel vous me feriez vous dire toutes les injures possibles ; et pourtant jamais je n’en ai eu moins d’envie avant d’avoir reçu votre lettre. Après tout, je suis comme vous : les bons souvenirs me font oublier les mauvais. À propos, voyez quelle tendresse ! vous me gardez une surprise pour mon départ. Croyez-vous que je sois bien impatient ? Hier, en revenant de dîner en ville, je me suis aperçu que je savais par cœur le discours de Temessa que vous aviez admiré ; et, comme j’étais un peu rêveur, je l’ai traduit en vers ; en vers anglais s’entend, car j’abhorre les vers français. Je vous les destinais, mais vous ne les aurez pas. D’ailleurs, je me suis aperçu qu’il y avait une horrible faute de quantité dans le mot Ājax. C’est Ájax qu’il faut, n’est-ce pas ?

Quand vous verrai-je, pour vous dire ce que vous ne me dites jamais ? Vous voyez que nous commandons au temps. Il se transforme pour nous. Entre deux tempêtes, nous avons toujours un jour d’alcyon. Dites-moi seulement deux jours, car je suis à l’attache maintenant.