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XVI

Paris, samedi 14 mai 1842.

Vous saurez, pour commencer, que je ne suis point brûlé. « L’accident du chemin de fer de la rive gauche ! » c’est ainsi que nous commençons toutes nos lettres à Paris depuis quatre jours ; et puis je vous dirai que votre lettre m’a fait grand plaisir. Je l’ai trouvée au retour d’un petit voyage que je viens de faire pour affaires de mon métier, voilà pourquoi je vous réponds si tard. S’il faut être franc, et vous savez que je ne me corrige pas de ce défaut, je vous avouerai que vous m’avez paru fort embellie au physique, mais point du tout au moral ; vous avez de très-belles couleurs et des cheveux admirables que j’ai regardés plus que votre bonnet, qui en valait la peine probablement, puisque vous semblez irritée que je n’aie pas su l’apprécier. Mais je n’ai jamais pu distinguer la dentelle du calicot. Vous avez toujours la taille d’une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n’en ai jamais vu d’aussi grands à Constantinople ni à Smyrne.

Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché hypocrite. Vous ne savez pas cacher vos premiers mouvements ; mais vous croyez les raccommoder par une foule de petits moyens. Qu’y gagnez-vous ? Rappelez-vous cette grande et belle maxime de Jonathan Swift : That a lie is too good a thing to be lavished about ! Cette magnanime idée d’être dure pour vous-même vous mènera loin assurément, et, dans quelques années d’ici, vous vous trouverez aussi heureuse qu’un trappiste qui, après s’être maintes fois donné la discipline, découvrirait un jour qu’il n’y a pas de paradis. Je ne sais de quel gage vous parlez, et il y a bien d’autres obscurités dans votre lettre. Nous ne pouvons pas être ensemble comme je suis avec madame de X… ; la première condition entre frère et sœur, c’est une confiance sans bornes : madame de X… m’a gâté sous ce rapport. J’ai la niaiserie de regretter cette épingle, mais je me console en pensant qu’après tout, vous vous en êtes repentie. Voilà encore un beau trait de votre part. Comme votre stoïcisme a dû être flatté de cette victoire sur vous-même ! Vous croyez que vous avez de l’orgueil, j’en suis bien fâché, mais vous n’avez qu’une petite vanité bien digne d’une dévote. La mode est au sermon aujourd’hui. — Y allez-vous ? Il ne vous manquait plus que cela. Je quitte ce sujet, qui me mettrait de trop mauvaise humeur. Je crois que je n’irai pas à Saragosse. Il ne serait pas impossible que j’allasse à Florence ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je passerai deux mois dans le Midi à voir des églises et des ruines romaines. Peut-être nous rencontrerons-nous au coin d’un temple ou d’un cirque. Je vous conseille fortement d’aller en droiture à Naples. Vous pourriez cependant, si vous passiez cinq ou six heures à Livourne, les employer mieux en allant à Pise voir le Campo-Santo. Je vous recommande la Mort d’Orcagna, le Vergonzoso, et un buste antique de Jules César. À Civita-Vecchia, vous n’avez à voir que M. Bucci, chez qui vous achèterez des pierres gravées antiques, et vous lui ferez mes compliments. Puis vous irez à Naples, vous logerez à la Victoire, vous passerez quelques jours à humer l’air et à voir le ciel et la mer. De temps en temps, vous irez aux Studij. M. Buonuicci vous mènera à Pompéi. Vous irez à Pæstum, et vous penserez à moi ; dans le temple de Neptune, vous pourrez vous dire que vous avez vu la Grèce. De Naples, vous irez à Rome, où vous passerez un mois en vous disant qu’il est inutile de tout voir parce que vous y reviendrez. Puis vous irez à Florence, où vous resterez dix jours. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez. En passant à Paris, vous trouverez mon livre pour M. Buonuicci et mes dernières instructions. Probablement, je serai alors à Arles ou à Orange. Si vous vous arrêtez là, vous me demanderez, et je vous expliquerai un théâtre antique, ce qui vous intéressera médiocrement. Vous m’avez promis quelque chose en retour de mon miroir turc. Je compte pieusement sur votre mémoire. Ah ! grande nouvelle ! Le premier académicien des quarante qui mourra sera cause que je ferai trente-neuf visites ; je les ferai aussi gauchement que possible et j’acquerrai sans doute trente-neuf ennemis. Il serait trop long de vous expliquer le pourquoi de cet accès d’ambition. Suffit que l’Académie soit maintenant mon cachemire bleu.

Adieu ; je vous écrirai avant de partir. Soyez heureuse, mais retenez cette maxime, qu’il ne faut jamais faire que les sottises qui vous plaisent. Vous aimez peut-être mieux celle de M. de Talleyrand, qu’il faut se garder des premiers mouvements, parce qu’ils sont presque toujours honnêtes.