(1p. 332-334).

CLVI

Madrid, 28 novembre 1853.

Votre lettre s’est croisée avec la mienne, que vous avez dû recevoir au moment où m’arrivait la vôtre. Je vous y expliquais pourquoi je resterais encore quelques jours ici. On me presse fort d’attendre la noche buena, c’est-à-dire Noël ; mais je serai en France et probablement à Paris vers le 12 ou le 15, si le temps n’est pas trop mauvais. Je vous écrirai de Bayonne ou de Tours, où je suis obligé de m’arrêter.

 

On danse beaucoup ici, malgré le deuil de cour. Seulement, on met des gants noirs. On est très-agité par les premières délibérations du Sénat. Il s’agit de savoir si ce ministère durera ou s’il y aura un coup d’État. L’opposition est très-animée et se propose de donner des coups de bâton par-dessus les épaules du comte de San-Luis. La maison que j’habite est un terrain neutre ou se rencontrent les ministres et les chefs de l’opposition ; ce qui est assez agréable pour les amateurs de nouvelles. Il est vrai que ce qui s’appelle ici la société se compose d’un si petit nombre de personnes, que, si elles se fractionnaient, il n’y aurait plus moyen de vivre. Quelque chose que l’on fasse à Madrid, pourvu qu’on aille dans un lieu public, on est sûr de rencontrer les mêmes trois cents personnes. Il en résulte une société très-amusante et infiniment moins hypocrite qu’ailleurs. Il faut que je vous conte une bonne bêtise. L’usage ici est d’offrir tout ce qu’on loue. La belle du premier ministre dînait l’autre jour à côté de moi ; elle est bête comme un chou et fort grosse. Elle montrait d’assez belles épaules sur lesquelles tombait une guirlande avec des glands en métal ou en verre. Ne sachant que lui dire, je lui fis l’éloge des unes et des autres, et elle me répondit : Todo ese a la disposicion de V. Adieu ; écrivez-moi plus longuement. Je puis à la rigueur recevoir de vos nouvelles ici, mais j’espère sûrement trouver une lettre de vous à Bayonne. — Pourquoi ai-je tant d’envie de vous revoir ? Il y a pourtant quelque chose de très-pénible à se conformer à vos protocoles, dignes de M. de Nesselrode pour le mépris de la logique et de la vraisemblance.