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CXXVI

27 juin 1848.

Je rentre chez moi ce matin, après une petite campagne de quatre jours où je n’ai couru aucun danger, mais où j’ai pu voir toutes les horreurs de ce temps et de ce pays-ci. Au milieu de la douleur que j’éprouve, je sens par-dessus tout la bêtise de cette nation. Elle est sans égale. Je ne sais s’il sera jamais possible de la détourner de la barbarie sauvage où elle a tant de propension à se vautrer. J’espère que votre frère va bien. Je ne pense pas que sa légion ait été sérieusement engagée. Mais nous sommes bien accablés de fatigue et nous n’avons pas dormi depuis quatre jours. Croyez peu à tout ce que disent les journaux sur les morts, les destructions, etc. J’ai parcouru avant-hier la rue Saint-Antoine : les vitres étaient brisées par le canon et beaucoup de devantures de boutiques endommagées ; d’ailleurs, le ravage n’était pas si grand que je l’avais supposé et qu’on le disait. Voici ce que j’ai vu de plus curieux. Je me hâte de vous le dire pour aller me coucher : 1o  La prison de la Force est demeurée plusieurs heures gardée par la garde nationale et entourée d’insurgés. Ils ont dit à la garde nationale : « Ne tirez pas sur nous et nous ne tirerons pas. Gardez les prisonniers. » 2o  Je suis entré dans une maison qui fait le coin de la place de la Bastille pour voir la bataille ; elle venait d’être enlevée sur les insurgés. J’ai demandé aux habitants : « Vous a-t-on pris beaucoup ? — On n’a rien volé. » Ajoutez à cela que j’ai conduit à l’Abbaye une femme qui coupait la tête aux mobiles avec son couteau de cuisine, et un homme qui avait les deux bras rouges de sang pour avoir fendu le ventre à un blessé et s’être lavé les mains dans la plaie. Comprenez-vous quelque chose à cette grande nation ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous nous en allons à tous les diables !

Quand revenez-vous ? Nous ne nous battrons plus de six semaines, tout au moins.