Michel Lévy frères (p. 123-127).
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XXV


Paris, 9 octobre 1867.


Chère Présidente,


Il y a longtemps que je veux vous écrire et je n’en ai pas le courage. Je suis tellement triste, que je me fais scrupule de faire part de mes blue devils aux âmes charitables qui veulent bien s’intéresser à moi. Vous aurez appris la mort de M. Fould. C’est un excellent ami que je perds et une de ces affections qui ne se remplacent pas. Je ne puis vous dire combien cette mort m’a affecté. Je l’avais laissé il y a six semaines plein de santé, heureux du loisir qu’il avait et en disposition de bien employer son temps à la campagne. Le docteur Arnal, un de ses bons amis, était allé passer quelques jours à Tarbes, chez lui. Il l’a quitté en très-bonne santé apparente le matin même du jour où il est mort. Le même jour, à Londres, un autre de mes amis, M. Waddington, le sous-secrétaire d’État de l’intérieur, mourait subitement de la même manière.

Laissons toutes ces tristes choses.

Quels sont vos projets pour cet hiver qui s’annonce si rudement ? car, ici, nous avons déjà un froid de novembre.

Je ne sais pas si Madame votre sœur est déjà mariée ; on me dit qu’elle est à Biarritz, et c’est là, je crois, que la lune de miel se passera. Ce sera probablement pour vous un motif ou une occasion de venir à Paris et d’y rester quelque temps. Je me mettrai en route pour Cannes vers la fin du mois. Je tâcherai de faire mes adieux à Sa Majesté qu’on attend ici assez prochainement. Il est probable que c’est à Compiègne qu’on recevra l’empereur d’Autriche, et je tiens de bonne source qu’on prépare le château de Pierrefonds pour y donner un grand déjeuner le 23. Il paraît que l’impératrice ne viendra pas à cause d’une grossesse.

Paris est aussi triste que possible. Il n’y a plus de gens du monde, et les gens d’affaires, qui en font à présent les honneurs, ont des mines longues et désolées. Tout le monde a peur sans trop savoir pourquoi. C’est une sensation comme celle que fait éprouver la musique de Mozart, lorsque le Commandeur va paraître. M. de Bismarck, qui est le Commandeur, ne paraîtra pas cependant, à ce que je crois, et les bruits de guerre n’ont rien de sérieux. Mais il y a un malaise universel et on est nerveux. Le moindre événement est attendu comme une catastrophe. Enfin, on est bête et ennuyé. Le remède à cela n’est pas facile à trouver, et, d’ailleurs, y a-t-il un remède ?

Je vais toujours cahin-caha, tantôt médiocrement, tantôt mal. Les premiers froids m’ont éprouvé. J’espère que notre beau soleil du Midi me fera quelque bien. Au reste, je commence à m’habituer à souffrir et je m’étonne de vivre encore après que tant de mes contemporains et mes amis m’ont quitté.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite santé et prospérité au milieu de vos neiges. Vous êtes une fille du Nord et vous n’en êtes pas effrayée. Je voudrais bien qu’elles ne vous gelassent pas le cœur et qu’il y restât une petite place pour le plus respectueux secrétaire de votre présidence.