Lettres à une autre inconnue/Texte entier



AVANT-PROPOS


Et d’abord à qui ces lettres sont-elles adressées ?

Ces choses-là ne se savent jamais pertinemment. Prenons pour exemple l’autre Inconnue (la première) : tout le monde, à l’heure qu’il est, croit la connaître.

Eh bien, si tout le monde s’était trompé, si le nom partout prononcé dans les salons, publié dans les journaux, au lieu d’être le vrai, n’était qu’une feinte adroitement imaginée pour dépister les gens trop curieux ? Je n’affirme rien (cette Inconnue-là n’est pas la mienne et je n’ai point à me mêler de ses affaires) ; mais un fait certain, irrécusable, c’est que le nom mis en avant par la rumeur publique passe aux yeux de ceux qui ont vécu dans l’intimité de Mérimée pour la plus énorme des invraisemblances.

Vous connaissez une tragédie de Thomas Corneille, intitulée le Comte d’Essex, et le rôle important que joue certaine bague dans la pièce. Ici encore, il y eut une bague ; et celui-là, sans nul doute, en saurait plus long que vous et moi sur l’anecdote, qui aurait pu suivre les mouvements du mystérieux talisman et connaîtrait la main vers laquelle il s’en retourna sitôt après la mort de Mérimée.

Je ne précise aucune conjecture, et prétends ne pas risquer le moindre jugement téméraire, mais je serais bien étonné si la personne qu’on prend généralement pour l’Inconnue était la vraie.

Rien de plus indéchiffrable que ces sortes d’énigmes littéraires, et c’est justement là-dessus que la vanité humaine aime à spéculer. On n’est jamais fâchée d’être Elvire ou de se voir attribuer le mérite d’un livre imprimé sans nom d’auteur, et qui fait un certain bruit. En pareil cas, vous pouvez adresser vos compliments à la femme la plus honnête et la plus modeste : elle commencera par nier coquettement ; insistez, elle minaudera de l’éventail et sourira d’un sourire qui, s’il ne dit point oui, ne dit pas non !

Mentir par réticence n’est point mentir. On se souvient qu’il y a quelques années, nombre de belles dames se laissèrent, du cœur le plus léger, renommer comme les auteurs d’un joli roman alors fort en vogue.

Un soir, à table :

— Vous ne savez pas, nous dit la maîtresse de la maison, à côté de qui je vous ai placé ?

Et, sans nous laisser le temps de formuler un mot banal de flatterie à l’adresse de notre voisine, elle ajouta :

— Vous êtes à côté de l’auteur du Péché de Madeleine.

Ici, la scène devenait palpitante d’émotion. Le roman ayant paru dans la Revue des Deux Mondes, notre voisine pouvait supposer que nous étions au fait ; d’autre part, elle n’en voulait point démordre ; toujours est-il que son assurance ne se démentit pas une seconde, et que, nous voyant l’air tout étonné de ce qu’on nous racontait, elle éclata de rire, en s’écriant :

— Comment, vous, Monsieur, vous voudriez nous faire croire que vous ne connaissiez pas déjà l’auteur du Péché de Madeleine ?

C’était s’en tirer en personne d’esprit et surtout de beaucoup d’aplomb. Depuis, le véritable auteur du Péché de Madeleine s’est nommé. Eh bien, le croirait-on ? en dépit de ses revendications réitérées, de sa signature mise en tête du volume, un certain doute plane encore sur le sujet, et trois ou quatre belles dames continuent à se disputer dans l’esprit du public la propriété de ce charmant livre, dont Madame Caro finira elle-même par se demander si véritablement elle n’a pas rêvé d’être l’auteur.

Le public, pour si malin qu’on le renomme, le bon public ne sait jamais que ce qu’on veut qu’il sache, et quiconque voudra le duper le dupera.

À ce jeu de l’anonyme et du pseudonyme, Mérimée était passé maître. Comment oublier cette idée qu’il eut, en 1825, d’aller découvrir le théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnole ?

Et cette autre idée qui le prit, en 1827, de publier le fameux volume intitulé : Guzla, ou Choix de poésies illyriques, recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie et la Croatie ?

Tout cela n’était que pure et simple mystification à l’adresse des classiques du temps, lesquels naturellement y furent pris et gobèrent sous couleur de traduction (traduction magistrale, le mot y est) des choses qu’ils eussent aussitôt conspuées leur venant d’un jeune écrivain[1].

Loeve-Veimars, un des plus brillants esprits de cette période, usa aussi beaucoup de ce moyen, et c’est pourquoi sans doute sa mémoire s’est effacée si vite. On se déguise, on se dérobe si bien, si bien, qu’à la fin, nul ne nous retrouve.

Mais Loeve-Veimars, ainsi que Mérimée, ne venait lui-même qu’en seconde ligne ; le prestidigitateur par excellence en cet exercice était Beyle, un génie, celui-là, auquel un don manquait pourtant, le don du style. Or, Mérimée, lui, savait écrire, et doit à ce rare talent d’avoir conservé l’avantage sur son maître, disons mieux, sur le maître.

Chercher à dénombrer les divers pseudonymes consommés par l’auteur de la Chartreuse de Parme, autant vaudrait essayer de remplir le tonneau des Danaïdes. Nous en avons dressé plusieurs listes (toutes incomplètes) à notre usage, et si bien à notre usage, que ce nom même de Lagenevais, dont on nous a souvent demandé l’origine, vient de là.

Les dénicheurs de supercheries littéraires et faiseurs de lexiques ont beau s’évertuer, ils ne découvrent que ce qui, de soi-même, s’est mis à découvert.

Et d’ailleurs, une Inconnue, si épais que soit le triple voile noué sous son menton, a toujours plus ou moins l’arrière-pensée d’être devinée.

— Voici un paquet de lettres. Elles sont de Mérimée, et je voudrais les publier.

— Rien de plus facile, Madame : vous n’avez qu’à choisir l’éditeur.

— Mais, Monsieur, me répondez-vous que personne au monde ne saura jamais à qui ces lettres furent adressées ?

— Je vous réponds au contraire, Madame, que tout le monde le saura.

Ici, un léger tressaillement d’effroi presque aussitôt réprimé.

— Comment, Monsieur ?

— Oui, Madame, parce que c’est vous qui le direz.

— Moi ? Quelle plaisanterie !

— Mais n’ayez crainte : en même temps que vous direz, ou, si vous aimez mieux, que vous laisserez involontairement se trahir le secret, d’autres l’éventeront à leur profit, qui, pendant que votre entourage vous félicitera, recevront non moins complaisamment les allusions directes ou indirectes ; et de ce mélange de vérité et de mensonge naîtra bientôt dans le public une certaine confusion toujours favorable au succès en pareil cas.

— Quoi ! vous supposeriez que d’autres pourraient s’attribuer… ?

— Dame ! cela s’est vu.

— Il serait si facile de les convaincre d’imposture.

— Oui, certes, en vous nommant ; mais alors vous ne seriez plus l’Inconnue ; et, vous savez, dans ces sortes de publications, rien ne réussit comme le mystère. Donc, Madame, serrez bien les plis de votre voile ; moi-même, je dois ignorer qui vous êtes ! Vous m’apportez un paquet de lettres de Mérimée, je les livre à M. Michel Lévy, mon éditeur, qui les imprime, je revois les épreuves, j’écris quatre mots de préface, et là se bornent nos rapports.



Ceux qui prétendent que la galanterie est le mensonge de l’amour n’ont peut-être pas tort ; j’estime pourtant qu’il serait plus juste de dire qu’elle en est l’esprit. À ce compte, Mérimée pouvait être galant tout à son aise et ce fut là, du moins, une fantaisie dont il ne se priva guère.

Si vous voulez connaître l’homme, ouvrez la Chronique du temps de Charles IX, à ce chapitre qui devait fournir à Meyerbeer la situation de son fameux duo du quatrième acte des Huguenots :

« Si je pouvais sauver ton âme, tous mes péchés me seront remis, tous ceux que nous avons commis ensemble, tous ceux que nous pourrions commettre, tout cela nous sera remis. Que dis-je ! nos péchés auront été l’instrument de notre salut. » En parlant ainsi, elle le serrait dans ses bras de toute sa force, et la véhémence de l’enthousiasme qui l’animait en parlant avait, dans sa situation, quelque chose de si comique, que Mergy eut besoin de se contraindre pour ne pas éclater de rire.

Beyle avait posé là-dessus les grands principes, et ce Mergy chargé de nous initier aux idées de Mérimée en matière de sentiment, n’est qu’un plagiaire de ce Julien Sorel qui, dans le Rouge et le Noir, décide, montre en main, l’heure à laquelle il se passera son caprice avec Madame Renal ou Mademoiselle de la Mole, qu’il traite ensuite comme des filles après s’en être amusé.

Une fois sur cette pente de l’ironie, il n’y a plus de raison pour qu’on s’arrête, on ira jusqu’à l’hermaphrodite, jusqu’à ce monstrueux roman d’Henri Delatouche, intitulé Fragoletta. Le frère aime Camille, la sœur aime Philippe, et Camille et Philippe ne forment qu’une seule et même personne.

Évidemment, la chose est d’une gaieté folle et, cette fois, on peut éclater de rire sans se contraindre.

Par bonheur, Dieu a voulu que la nature humaine fût pleine d’inconséquences.

Le cœur vient alors qui corrige l’esprit, et, du cœur, Mérimée en avait plus qu’il ne voulait le laisser voir. Son naturel vaut mieux que ses principes. Sous l’athée et le libertin, l’artiste se dérobe sans doute, mais point assez pour ne pas reparaître et s’émouvoir au bon moment.

Une très-grande dame, qui se rattachait par son âge et ses goûts à la tradition de la marquise du Deffand, nous disait un jour :

— L’amour est une maladie de l’épigastre.

Le disciple de Beyle n’a point d’autre opinion ; il observe les symptômes, suit la crise ; mais bientôt sa tête se monte, la passion qu’il étudie s’empare de lui : adieu la clinique et la pathologie, le poëte finira par avoir raison du praticien matérialiste !

Tel était l’écrivain, tel était l’homme : le meilleur des fils, l’ami le plus sûr et le plus serviable. Courageux, discret, sachant payer de sa personne, en un mot un de ces ironistes qui sont capables de toutes les compassions et de toutes les aumônes, pourvu que la religion n’intervienne pas et qu’on les laisse faire « au nom de l’humanité ».

Il avait la gauloiserie innée, et, sans la rare culture de son esprit, ce penchant-là eût tourné au cynisme. Je n’oserais même affirmer qu’il n’y ait point tourné quelquefois, car rien ne serait alors plus facile que de me démentir en m’opposant une certaine correspondance on ne peut plus intime, conservée à la bibliothèque d’Avignon, et qui, vraisemblablement, ne sera jamais publiée.

Qui souhaite se gaudir, se solatier et s’esbattre en compagnie du Mérimée rabelaisien, n’a guère qu’à aller le chercher là. Ces lettres, fort nombreuses, furent adressées pendant une suite d’années à M. Réquien, que l’auteur du Vase étrusque avait rencontré sur son chemin dans les promenades archéologiques qu’il faisait en province comme inspecteur des monuments de l’État. Ce n’était assurément pas le premier venu que M. Réquien, et Mérimée ne mit pas longtemps à s’en apercevoir.

La science le possédait ; naturaliste et botaniste hors de pair, avec ses facultés puissantes, géniales, il eût été trois fois de l’Institut. Mais il aurait fallu renoncer à son indépendance, prendre rang, choses qui répugnaient à sa double nature d’homme rustique et de philosophe épicurien. Aussi jamais il ne quitta son cher Avignon, centre de bonne vie et de fortes études, d’où son activité rayonnait sur toutes les compagnies savantes de l’Europe. Lui-même se plaisait à cuisiner les friands morceaux qu’il offrait à ses amis. Mais ce Trymalcion devenait un chasseur de chamois quand ses ardeurs de botaniste l’entraînaient dans la montagne.

Un jour qu’il nous avait permis de l’accompagner sur le Ventoux, nous le vîmes s’élancer tout à coup comme pour ramasser quelque chose et revenir presque aussitôt en tenant par la gorge un serpent dont la gueule s’ouvrait béante sous la pression de ses doigts, et dont la queue vibrait en tressaillements convulsifs.

— Regarde bien, mon enfant, nous dit-il ; une simple piqûre de cette jolie petite bête, et il n’en faudrait pas davantage pour nous envoyer, toi et moi, dans l’autre monde.

C’était en effet une vipère fleurdelysée qu’il venait de cueillir là et qu’il étouffait doucettement entre l’index et le pouce avec la benoîte jubilation du collectionneur.

Je ne pense pas qu’on puisse rencontrer de nature plus ouverte à toutes les clartés de l’intelligence, plus sympathique.

Un tel homme et Mérimée devaient s’entendre ; ils se lièrent, s’accrochèrent, et, comme ils habitaient des villes différentes, correspondre leur fut non pas simplement un agrément, une habitude, mais une nécessité.

Voilà, pour le coup, un recueil de lettres qui ferait fortune, à moins que le procureur de la République n’y mît bon ordre ; ce qui, vu la gaillardise du discours, ne manquerait point d’arriver.

À défaut d’honnêteté dans les mœurs, nous avons aujourd’hui l’honnêteté du langage, et la chronique très-scandaleuse de nos belles mondaines du règne de Louis-Philippe, racontée en style de Brantôme, risquerait d’effaroucher un peu les gens de loi. Le disciple de Beyle avait plusieurs faces : ce galant homme était un vert galant dont la peau recouvrait un cynique. Tout cela contribuait à former un personnage original, une de ces physionomies complexes vers lesquelles les femmes se sentent attirées par cet éternel besoin qu’elles ont d’aller aux découvertes.



Mérimée s’est peint lui-même dans son étude sur Henri Beyle ; ceux qui l’ont connu le ressaisissent là tout entier, et, pour les autres, ils ne trouveront jamais où mieux se renseigner. Sur le sujet des femmes, la théorie de Beyle est la sienne, cela va sans dire, et son seul regret est de ne l’avoir pas inventée.

« Une femme peut toujours être prise d’assaut, et c’est pour tout homme un devoir d’essayer.

Ayez-la, c’est d’abord ce que vous lui devez.

» Si vous vous trouvez seul avec une femme, je vous donne cinq minutes pour vous préparer à l’effort prodigieux de lui dire : « Je vous aime ! » Dites-vous : « Je suis un lâche si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes ! » On réussit une fois sur dix, mettons une fois sur vingt ; est-ce que le charme d’être heureux une fois ne vaut pas la peine de risquer dix-neuf affronts et même dix-neuf ridicules…, etc., etc. »

Après l’amour, la littérature :

« Plein de haine pour la recherche et la prétention, il était impitoyable pour les écrivains qui s’appliquent à rapprocher des mots surpris de se trouver ensemble, à polir leurs périodes, à donner aux pensées les plus triviales un tour bizarre qui fasse effet. Nos grands prosateurs du xviie et du xviiie siècle étaient de sa part l’objet d’une admiration sincère et bien sentie, il les relisait sans cesse afin de se préserver de la contagion. »

Est-ce bien à l’auteur de la Chartreuse de Parme qu’un pareil discours s’applique, et Mérimée écrivant ses propres commentaires parlerait-il autrement de lui-même ?

Et ce trait, quel charmant aveu dépouillé d’artifice !

« Pour lui, la poésie était lettre close ; souvent, il lui arrivait d’estropier des vers français en les citant. Cependant, il était sensible à certaines beautés de Shakspeare et du Dante qui sont intimement unies à la forme du vers. Il a dit son dernier mot sur la poésie dans son livre De l’amour : « Les vers furent inventés pour aider la mémoire ; les conserver dans l’art dramatique, reste de barbarie. »

Maintenant, demandez à quelqu’un ayant connu Mérimée quels étaient ses sentiments en matière religieuse, et, selon toute apparence, vous recevrez cette réponse : « Il était fort impie, matérialiste outrageux, ennemi personnel de la Providence. Il niait Dieu, et, nonobstant, il lui en voulait comme à un maitre. »

Or, c’est là mot pour mot ce que nous dit l’auteur de Colomba en nous racontant son ami Beyle. Impossible, au moral, de se ressembler davantage, et « cependant, écrit Mérimée, sauf quelques préférences et quelques aversions littéraires, nous n’avions peut-être pas une idée en commun et il y avait peu de sujets sur lesquels nous fussions d’accord ». Ils passaient leur temps à se disputer de la meilleure foi du monde, chacun soupçonnant l’autre d’entêtement et de paradoxe ; au demeurant, bons amis et toujours charmés de recommencer leurs discussions.

C’est qu’en effet, tout en s’aimant beaucoup, ils étaient faits pour ne jamais s’entendre ; sceptiques tous deux, ils l’étaient chacun à sa manière. Homme d’imagination et de premier mouvement, Beyle avait un de ces scepticismes d’idéaliste qui sont capables de s’iriser de toutes les nuances et de tous les feux prismatiques de l’arc-en-ciel, tandis que Mérimée avait un scepticisme gris, le scepticisme froid, imperturbable du critique.

Une promenade nocturne qu’ils font ensemble en 1836, après une longue absence, nous les montre dans la parfaite bonne foi de leur nature et ne visant à l’originalité ni l’un ni l’autre.

« Nous nous étions donné rendez-vous à une trentaine de lieues de Paris et nous avions mille choses à nous dire. Nous devisâmes longtemps le soir, allant et venant sur la promenade publique d’une petite ville, c’est-à-dire dans un des lieux les plus solitaires de la France. Là, il me parla de ses amours avec une émotion profonde, c’est la seule fois que je l’ai vu pleurer. Une affection qui datait de très-loin n’était plus partagée. Sa maîtresse devenait raisonnable et lui était demeuré fou comme à vingt ans.

» — Comment pouvez-vous m’aimer encore ? disait-elle, j’ai quarante-cinq ans !

» — Pour moi, me disait Beyle, elle a l’âge qu’elle avait lorsqu’elle s’est donnée à moi pour la première fois. »

Il voyait dans un avenir prochain la rupture d’une liaison qu’il avait toujours chérie, une pensée à laquelle il rapportait tout allait être effacée. Il me racontait les témérités d’autrefois de cette femme aujourd’hui si prudente et ses souvenirs le transportaient ; puis, avec l’esprit d’observation qui ne l’abandonnait jamais, il détaillait tous les petits symptômes, toutes les indications d’indifférence qu’il avait dû remarquer.

« — Sa conduite, après tout, disait-il, est raisonnable : elle aimait le whist, elle ne l’aime plus ; tant pis pour moi si j’aime encore le whist. Elle est d’un pays où le ridicule est le plus grand de tous les malheurs. Aimer à son âge est ridicule ; il y a dix-huit mois qu’elle risque ce malheur pour moi : c’est pour moi dix-huit mois de bonheur que j’ai volés. »

La scène est charmante, et, pour que rien ne manque à la vraisemblance, elle se termine par une discussion littéraire :

« Nous discutâmes longuement sur la vérité de ces vers du Dante :


… nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.


» Il prétendait que Dante avait tort et que les souvenirs du temps heureux sont partout et toujours du bonheur. Je me souviens que je défendais le poëte. Aujourd’hui, il me semble que Beyle avait raison. »

Rapprocher cette phrase de certains passages des Lettres à l’une et à l’autre Inconnue.

Y aurait-il donc eu quelque part, ignoré de tous jusqu’à la fin, un Mérimée mélancolique ?

Beyle a beaucoup écrit sur les beaux arts ; à défaut de Grimm et de Diderot, on peut dire qu’il aurait inventé ce dilettantisme. Parmi ses idées, il y en a qui ont vieilli ; ses jugements sur la musique, par exemple, « hardis et téméraires même lorsqu’il les publia, semblent à présent des vérités de M. de la Palisse, des truismes, selon l’expression favorite de leur auteur ». En musique, il se mettait au-dessus des préjugés vulgaires, découvrait Rossini et l’Opéra italien, et, sur ce point, il lui arriva de dépasser le but, chose d’ailleurs absolument indifférente à Mérimée, qui ne goûtait que les arts du dessin et n’admettait point en revanche qu’on appréciât les maîtres italiens avec les idées françaises, c’est-à-dire au point de vue littéraire.

« Les tableaux des écoles d’Italie sont examinés par lui comme des drames. C’est encore la façon de juger en France, où l’on n’a ni le sentiment de la forme ni un goût inné pour la couleur. Il faut une sensibilité particulière et un exercice prolongé pour aimer et comprendre la forme et la couleur. Beyle prête des passions dramatiques à une Vierge de Raphaël ; j’ai toujours pensé qu’il aimait les peintres des écoles lombardes et florentines parce que leurs ouvrages le faisaient penser à bien des choses auxquelles sans doute les maîtres ne pensaient pas. C’est le propre des Français, de tout juger par l’esprit. Il est juste d’ajouter qu’il n’y a pas de langue qui puisse exprimer les finesses de la forme ou la variété des effets de la couleur. Faute de pouvoir exprimer ce qu’on sent, on décrit d’autres sensations qui peuvent être comprises par tout le monde. »

Mérimée est un critique plus encore qu’un esthéticien, c’est même là, chez lui, la faculté dominante. Dans ses romans, dans ses nouvelles, comme dans ses morceaux d’histoire et d’archéologie, vous retrouvez partout le critique, l’homme qui se surveille, et souvent, de peur d’en dire trop, n’en dit point assez. « Style sobre ! » murmurait jadis quelqu’un devant Victor Hugo. « Oui, répondit le poëte des Orientales, la sobriété d’un mauvais estomac. » Prenez la Conjuration de Catilina, le Faux Démétrius, l’Étude sur Henri de Guise, la Chronique du temps de Charles IX, Pierre le Cruel, et vous serez émerveillé de ce que tout cela contient de substance et de force, une érudition solide, variée, une langue rompue à la narration : scribitur ad narrandum, de la familiarité sans trivial, de l’élévation sans rhétorique, une impartialité tellement grande, que parfois elle vous embarrasse et vous trouble, comme un ricanement de faune qui jaillirait tout à coup du bocage voisin pendant votre lecture. Vous admirez les rares dons et vous vous demandez en même temps comment, de tous ces beaux fragments pleins de promesses, une œuvre importante ne s’est pas dégagée. À cet érudit de tant de style et d’art, à ce grand essayiste que manquait-il pour devenir un historien ? Ce qui lui manque, c’est le souffle, la vue d’ensemble, et c’est surtout de croire à quelque chose, fût-ce à l’esprit humain. Railler Michelet, plaisir facile ; mieux eût valu se procurer une étincelle de la flamme qui débordait de son cœur et de son cerveau ; la Conjuration de Catilina, l’Histoire de Pierre le Cruel ne sont que des monographies où l’auteur semble avoir pour unique but de mettre en lumière ses documents ; c’est correct, discret jusqu’à la sécheresse ; ni peinture de mœurs, ni portraits, rien de caractéristique. Vous pensez au Charles XII de Voltaire, et ne comprenez guère ce que cela peut avoir de piquant et de drôle de se proposer aujourd’hui un pareil idéal. Mais la faiblesse humaine est ainsi faite, chacun de nous connaît son point sensible : en morale, on maxime ses vices ; en littérature, on systématise ses défauts. Si vous voulez toucher du doigt un exemple flagrant de cette stérilité native d’inspiration, lisez, dans la Chronique de 1572, le moment où Charles IX entre en scène et voyez avec quel air de parti pris l’auteur évite de mettre au jeu et fausse compagnie à ses lecteurs.

« Son portrait, attendez ! ma foi, vous feriez mieux d’aller voir son buste au musée d’Angoulême : il est dans la seconde salle, no 98[2]. » Nous venons de dire que c’était une manière commode de s’en tirer ; est-ce la bonne ? Walter Scott ne le pensait point ; assurément il aurait pu tout aussi bien, et avec la même désinvolture, se dispenser d’aborder de front, dans l’Abbé, Marie Stuart ; dans Kenilworth, la reine Élisabeth ; dans Quentin Durward, Louis XI et Charles le Téméraire. Quelle flamme dans son portrait de Marie Stuart ! comme cette figure est vivante et vraie ; rien n’est omis, pas un trait ne manque à ce caractère plein de diversités, de contrastes et de précipices ; vindicatif, cruel, pervers, mais divinement et diaboliquement féminin. Dans Kenilworth, la promenade sur la Tamise est un tableau de maître ; sous ce grand coloriste se cache un peintre de portraits toujours fidèle et toujours correct. « C’est aujourd’hui la grande route pour tout faiseur de romans. » Mérimée s’en moquait de cette grande route et n’avait que trop ses raisons pour le faire ; c’était un fin renard, allez, que l’auteur de la Chronique du temps de Charles IX, et qui n’aurait pas eu besoin de la Fontaine et de ses Fables pour qualifier les raisins qu’on ne peut atteindre.



— Mérimée est un gentilhomme, disait M. Cousin.

Cette qualité, jointe au prestige du talent et du renom, expliquerait bien des petites fascinations exercées çà et là jusqu’à sa fin, non qu’il eût rien de ce qui constitue un héros de roman. Il n’était point beau ; sa tête carrée, son expression narquoise et goguenarde le faisaient ressembler à un paysan ; mais il s’entendait aux choses de la vie du monde, marchait l’égal de tous et savait se faire respecter. Avec lui, la littérature ne venait que par surcroît.

Causeur, érudit, archéologue, académicien, sénateur, tout ce qu’on voulait, mais homme de lettres, jamais !

On conçoit que les femmes l’aimassent ainsi, elles qui doivent la moitié de leur supériorité à cet avantage de n’avoir point de profession.

Et pourtant Mérimée avait ses fautes de goût ; on en citerait, et plus d’une. Le ton de la bonne compagnie n’est autre chose que l’art de ne blesser aucune bienséance ; le comme il faut ne se précise pas, étant un composé de qualités négatives ; savoir éviter, éluder, ne jamais s’oublier, n’en faire ni trop ni trop peu. Mérimée, qui ne se moqua jamais de la bonne compagnie avant d’y être admis, en avait à la longue saisi le ton, ce qui ne l’empêchait pas de tomber par rares occasions dans la dissonance et de s’oublier.

L’irréligion était à cet endroit son côté faible, son véritable Noli me tangere. Ne lui arriva-t-il pas une fois, chez la comtesse de B…, de raconter plaisamment, en sucrant sa tasse de thé, comme quoi il n’avait jamais été baptisé ; drôlerie qui n’égaya personne et dont l’auteur ne remporta pas même un succès d’estime. C’était le cas de se rappeler le mot du prince de Ligne à propos du grand Frédéric : « Je trouvai qu’il mettait un peu trop de prix à sa damnation et s’en vantait trop. »

On me raconte aussi qu’un soir, à Fontainebleau, quelqu’un félicitant l’impératrice de toutes les bénédictions que la céleste Providence faisait pleuvoir sur elle, sur sa famille et sur la France, la gracieuse souveraine répondit :

— Il me manque pourtant quelque chose, voir Mérimée se convertir.

À ces mots, l’auteur du Théâtre de Clara Gazul, qui dessinait au bout d’une table, se pinça la lèvre.

— Ah ! Madame, dit-il, toujours des personnalités.

Et, s’étant levé brusquement, il prit son chapeau, salua et sortit.



On a prétendu, à propos des Lettres à une Inconnue, que cette correspondance avait été écrite en vue d’une publicité posthume. Pareille chose s’était dite dans le passé au sujet des lettres de Madame de Sévigné et se dira dans l’avenir de tous les recueils du même genre. C’est que, pour être un bon épistolier, il faut d’abord être un écrivain. Or, un écrivain, quoi qu’il fasse, conserve son style. Écrire étant dans sa nature, il sera littéraire jusque dans le journal de sa vie intime.

De là cet étonnement du public qui s’écrie aussitôt : « C’était fait pour être imprimé ! » et ne voit pas que tout ce qui sort d’une main d’artiste s’adresse, en effet, à la publicité et que ces pages familières, en dépit de leur caractère privé, n’auront vraiment accompli leur destinée que si, tôt ou tard, elles finissent par tomber aux mains de ce « quelqu’un » qui a plus d’esprit que Voltaire et qui s’appelle tout le monde.

Mérimée possédait à part lui une faculté qui, au besoin, vous mettrait fort à l’aise dans la publication de sa correspondance. Il surveillait beaucoup son attitude et ses mouvements. Écrivant, parlant, il s’observait, s’écoutait, se gouvernait, et, si tenté que l’on fût de commettre des indiscrétions, il serait difficile d’y réussir vis-à-vis d’un tempérament à ce point sobre, contenu et n’ayant guère que des élans voulus et des épanchements prémédités. En ce sens, Mérimée serait le plus littéraire des épistoliers ; son cœur, on peut le dire, consent d’avance à s’effacer, et laisse à l’esprit toute sa clarté, toute son indépendance.

Ces Lettres à une autre Inconnue vont nous le livrer tel que nous le connaissons : mondain, galant, affectueux avec l’inévitable pointe de persiflage, ironique sans amertume envers la souffrance et patientant avec la mort, en s’intéressant à ces mille riens dont le souci caractérise l’homme à bonnes fortunes ou celui qui tient à passer pour tel.

Sur ce point, Mérimée n’abdiqua jamais, et, comme Auber, son vieux contemporain et collègue de l’Institut, il garda jusqu’au dernier jour le culte de la galanterie et des douces réminiscences. Là peut-être fut le secret de cette verdeur persistante, de cette jeunesse d’esprit conservée à travers l’âge et la politique. Qui ne veut point vieillir doit aimer les femmes, et, pour bien les aimer, il faut les aimer toutes.

Mérimée eut cet art délicat, et, placé comme il l’était, les circonstances ne lui firent pas défaut. À Fontainebleau, à Compiègne, à Saint-Cloud, aux Tuileries, que d’aimables rencontres, de joyeux retours pour le vieux chasseur à l’affût des oiseaux de passage ! C’était à qui se ferait prendre, et viendrait donner de la tête contre ce dangereux miroir aux alouettes qui a nom « la gloire littéraire ».

Tout cœur de femme sent le besoin d’être analysé ; et comment résister quand on a là devant soi « le romancier de la cour », l’auteur de Colomba !

Dans une des lettres qu’on va lire, Mérimée parlant d’une Vénus qu’il a vue à Londres, écrit :

« Il y a dans ces statues antiques des mouvements pris sur nature, d’une merveilleuse grâce et parfaitement chastes en même temps. Lorsqu’on les fait répéter à nos modèles, dans nos ateliers, ils semblent affectés et indécents. À quoi cela tient-il ? Je me suis demandé souvent si cela tient à la condition sociale des modèles et si des femmes du monde ne seraient pas plus près de l’antique. »

L’expérience, si instructive qu’elle fût, aurait bien en effet ses inconvénients ; mais, sans aller jusqu’à poser pour le statuaire, on peut, tout en se respectant, servir de modèle au romancier. Mérimée goûtait fort ce rôle de correspondant ; il y trouvait, comment dirai-je ? les bénéfices du métier, et, pourvu que les femmes eussent de l’esprit, du charme, une certaine dévotion à sa personne, il les laissait bénignement venir à lui. Io tengo in me una segretteria, dit un personnage de l’opéra italien ; c’était le secrétaire intime, universel, l’amoureux consultant par excellence ; car à ce commerce assidu de galanterie se mêlait nécessairement beaucoup de platonisme. On pourrait même se demander si toutes ces Inconnues, quel qu’en fût le nombre, ne formaient point une seule et unique personne avec laquelle il se plaisait à s’occuper et se préoccuper de lui-même. Oh ! ces hommes d’imagination, ces conteurs ! fiez-vous à leurs protestations. Telle croit les avoir inspirés, qui peut-être n’aura servi qu’à donner la réplique à leurs épigrammes. Regardez les dates de la correspondance qui va suivre, et vous verrez qu’elle est du même temps que les Lettres à une Inconnue ; lisez ces pages : égale veine de sollicitude affectueuse, de parfaite sympathie et de chaleureux dévouement.

Est-ce à dire qu’il trompe l’une ou l’autre ? Pas le moins du monde. Il jase, épilogue, se moque en passant du prochain, de vous, de lui ; tout prête matière à son amusement comme au vôtre, et, quand il a fini, comptez bien que vous n’en demanderez pas davantage. Car c’est encore bien de la bonté quand on a tant d’esprit et qu’on est un gentleman si recherché, d’employer les rubriques banales du sentiment, les vulgaires compliments de fin de lettres, et de ne pas terminer par les simples mots de la comédie espagnole : « Excusez les fautes de l’auteur. »

À n’envisager que l’auteur, il y a bien des traits piquants dans quelques-unes de ces lettres. L’homme aussi se livre par instants, par éclairs, attendri, sympathique, et son ironie touche au stoïcisme lorsque, pâlissant sous la douleur, il écrit avec un reste de sourire sur les lèvres :

On sent en effet que les temps approchent, non point seulement pour lui, mais aussi pour la France, dont il voit déjà s’obscurcir l’horizon :

« On parle de grands voyages ; mais, au train dont vont les choses, je ne vois guère de projets qui puissent tenir. À tous ceux qu’on fait, il faut ajouter : Si M. de Bismarck le permet. »

Déjà ce nom portait le trouble et la menace dans l’entourage de l’empereur. L’épouvantail n’était pourtant encore qu’un jeu. « S’il plaît à M. de Bismarck, » cela se disait en plaisantant et n’empêchait ni les mascarades, ni les nuits vénitiennes, ni les cours d’amour.



C’est dans une de ces fêtes, à Fontainebleau, que prit naissance le petit roman auquel il est fait allusion dans ces lettres.

« Gaietés, chansons, aventures galantes, le romantisme du passé semblait renaître. Aux jours de chasse et de gala succédaient les nuits de fête ; les ogives du château s’enguirlandaient de fleurs, les arbres allumaient leurs joyeuses lanternes pour le plaisir des dames et des damoiseaux errant et devisant par les allées. Insensiblement la lune se levait et les lumières alors s’éteignant, on voyait des ombres se glisser sous les charmilles, on entendait le frôlement des étoffes, les propos furtifs et les soupirs ; le jeune roi tendre et sensuel tout à ces délices du péché dont plus tard ses peuples auraient à faire pour lui pénitence — le jeune roi ne quittait pas d’un instant la duchesse d’Orléans ; dans ces promenades de nuit, lorsqu’elle parcourait lentement le parc en voiture, il chevauchait à la portière son chapeau à plumes blanches à la main ; de quoi jasaient-ils ? on le devine ; et de temps en temps un frisson de brise dans les feuilles, un murmure d’eau jaillissante se mêlait au doux entretien dont Louise de la Vallière, cachée au fond du vaste carrosse, dévorait chaque mot. » Que ce Fontainebleau de 1661 me serve de transition pour arriver au Fontainebleau de 1869. Autre temps, autre romantisme.

La spirituelle et charmante Inconnue nommée par l’impératrice Eugénie présidente de la cour d’amour, avait choisi Mérimée pour son secrétaire. L’impératrice adorait ces divertissements renouvelés de Clémence Isaure, et ce sera son mérite d’avoir su y associer des esprits tels que Mérimée, Octave Feuillet et Jules Sandeau. J’ai connu à Biarritz, vers cette époque, un jeune Espagnol très-grand seigneur et assez poëte, qui s’amusait à tenir registre de ces aimables passe-temps, et s’en inspirait même pour toute sorte de jolies ballades dont il avait composé un vrai romancero. L’auteur est allé, depuis, se faire tuer pour don Carlos ; mais ses vers, que sont-ils devenus ? Il y en avait d’un enthousiasme débordant, où, comme Marie de Médicis, dans les tableaux de Rubens, au Louvre, l’impératrice était représentée en Amphitrite.


Ô spectacle délicieux !
Pour la voir si belle et si blonde,
Les poissons remontaient de l’onde,
Les oiseaux descendaient des cieux.


Puis tout à coup la perspective s’assombrissait.


Un soir, — c’est une horrible page,
À raconter que celle-là ! —
Un étranger à la villa,
Vint sonner en grand équipage,
On l’accueillit, c’était Satan…


Ou plutôt, pour parler en humble prose, c’était M. de Bismarck, le Bismarck enjôleur, fatal, à peine entrevu par Mérimée.

Inutile d’ajouter que cette cour d’amour de Fontainebleau n’engendra ni sonnets ni subtilités métaphysiques.


Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup..........


Il en résulta simplement des relations plus suivies entre personnes qui déjà se connaissaient et s’appréciaient à leur valeur, et bientôt la Présidente et son secrétaire, émancipés de leurs fonctions, continuèrent à s’en donner les titres, prolongeant ainsi l’illusion à travers la vie du monde.



Mérimée est réaliste en ce sens qu’il déteste la phrase et la convention et ne recule devant aucune audace pour peindre ce qui lui semble être le vrai. Étant donné le scepticisme de l’homme, cette tendance de l’artiste se conçoit aisément, mais son scepticisme n’a rien de déclamatoire. Il ne prêche pas, il se contente de faire vivre. Les vilaines natures ne le repoussent point, bien au contraire, elles l’allèchent. Il y a quelque chose de félin dans sa manière de jouer avec le vice, de le peloter en se délectant. Ses héroïnes de prédilection sont la plupart du temps d’affreuses coquines que sa verve ironique et sa gauloiserie protègent seules contre votre mauvaise humeur. Il vous les montre comme des bêtes curieuses et vous oubliez la perversité ou plutôt ne songez qu’à l’inconscience en voyant ces jolis chats sauvages mordre, griffer, gambader et se pourlécher la moustache dans le sang.

Des sujets tels que Carmen et Arsène Guillot, ne sont possibles qu’avec un Mérimée ; en y voulant mêler leur pathétique, un Victor Hugo, un de Vigny les gâteraient. Mérimée n’est sans doute qu’un peintre de genre ; mais quelques-uns de ses tableaux resteront parmi les plus charmants produits de la culture intellectuelle de notre âge. Les conteurs, Dieu merci, ne nous manquent pas, de quelque côté qu’on regarde : en Angleterre, en Allemagne, en Russie, on en trouve et des meilleurs. Mais ce que lui seul possède en propre, c’est une originalité de style et de composition, une sûreté de main qui lui permettent de toucher sans danger aux motifs les plus rebattus et le plus réprouvés. Une fille perdue et une femme du monde, honnête et confite en dévotion se disputent le cœur d’un jeune homme et, de cette collision l’intérêt doit naître. Voilà certes un thème peu nouveau et qui déjà, en 1844, ne brillait point par l’invention. À l’idée de ce qu’un maladroit pourrait tirer de là de sentimentalisme banal et de psychologie ordurière, on se sent venir la nausée. Mais, par bonheur, notre écrivain est un grand sceptique, il plaisante, ironise, et, tout en riant, vous conduit à l’émotion.

J’ai cité Arsène Guillot, voyons Carmen.

Une drôlesse de gitana qui ensorcelle un pauvre jeune homme et lui tourne la tête à ce point qu’il s’en va roulant de crime en crime ; cette histoire-là, quand on vous la représente à l’Opéra-Comique, vous paraît d’un romanesque de mélodrame ; et, quand vous la lisez dans le livre, vous vous écriez : « C’est un chef-d’œuvre ! » C’est que, chez Mérimée, la mise en œuvre joue un rôle énorme ; il est de ceux qui pensent qu’un motif, après tout, ne vaut que par la manière dont on le tourne. Or, il s’agit cette fois d’analyser une nature absolument perverse, besogne ingrate, mais si amusante et d’un attrait si vif pour un curieux. Par quels heureux détours il vous promène avant d’arriver à son sujet et quelles fleurs exquises de littérature et d’archéologie il se complaît à répandre tout autour de cette clinique morale ! Mérimée vous intéresse toujours, et, quand, au milieu de son récit, il lui convient d’ouvrir une parenthèse, votre attention redouble, car vous savez d’avance qu’il ne parle point à vide, ayant clarté de tout. Il possède à fond l’antiquité, connaît les langues modernes, le russe même et le polonais et le turc aussi, je suppose ; il est de plus imperturbablement homme du monde : autant de supériorités dans une époque où les habiles en dehors du métier ignorent tout et vivent comme l’ours en suçant leurs pattes. Quel que soit le mérite du conte qu’il vous débite, l’homme chez Mérimée est au-dessus de l’œuvre ; vous songez en l’écoutant au Clitandre de Molière, à cette race de beaux esprits qui se mêlent d’écrire à leurs moments perdus et qui font des chefs-d’œuvre sans le faire exprès.

Dans un temps comme le nôtre, où chacun a la manie de se poser en moraliste et d’agiter à propos de tout la question politique, religieuse, juridique et sociale, la faveur dont a joui et dont semble plus que jamais jouir Mérimée est un phénomène très-curieux. Mérimée, songez-y donc, un simple conteur, un faiseur de nouvelles à la manière de Cervantès et de Boccace, ne se haussant jamais jusqu’au roman, et se gardant bien d’approfondir aucun problème !



Voltaire disait :

« Si Pétrarque n’avait aimé, il serait moins connu ! »

Je n’oserais affirmer cela de Mérimée, que sa littérature seule a rendu célèbre. Oui, mais comment nier que cette vie d’action et de galanterie qu’il mena jusqu’à la fin, n’ait puissamment aidé à l’originalité de sa littérature, en maintenant en éveil chez l’écrivain ces facultés expérimentales qui sont le fond et le meilleur de son talent ?


Henri Blaze de Bury.


LETTRES
À
UNE AUTRE INCONNUE

I


Paris, samedi 11 mars 1865.


Chère et belle Présidente,


Me voici à Paris depuis le commencement de la discussion de l’adresse. Je suis parti de Cannes fort souffrant ; le voyage ne m’a pas peu fatigué et le temps horrible qu’il fait ici me rend véritablement malade. Je sors de mon lit pour aller au Luxembourg, et je me couche en revenant. Je crois que je retournerai dans le Midi aussitôt que je serai en état de supporter le voyage.

Tout le monde ici est extrêmement ému par la mort de M. de Morny. On commence, maintenant qu’il n’est plus, à comprendre toute sa valeur. On cherche un homme pour le remplacer, et je crois qu’on le cherchera longtemps. Un de vos amis et presque compatriote s’est offert, mais on n’a pas accepté. On dit que M. de Morny est mort épuisé, sans aucune maladie, mais à bout de force, n’ayant plus que de l’eau dans les veines au lieu de sang. À toutes les fatigues morales et physiques, il joignait l’habitude de se droguer à la manière anglaise, ce qui était encore plus dangereux peut-être que le reste.

Je n’ai encore vu personne ; mais, dans une heure, j’aurai fait une visite à l’auteur de la Vie de César, qui veut bien me recevoir aujourd’hui. Le livre embarrasse un peu les gens qui voulaient le critiquer. Ils sont obligés de le trouver un peu trop savant pour eux. Ils disent que cela regarde l’Académie des inscriptions, et non l’Académie française. Il me semble qu’il y a de très-belles pages. Je suis surpris de l’érudition, plus grande et plus solide que je ne m’y serais attendu ; je regrette toujours cependant qu’il n’ait pas suivi mon conseil, qui était de se borner à faire un commentaire sur les Commentaires, et à laisser aux pédants en us la discussion des textes et les dissertations sur la manière dont les Romains mettaient leur bonnet de nuit.

Ce n’est pas seulement à Florence qu’on joue la comédie. On prépare une représentation d’enfants chez la princesse Mathilde. Il y a un homme du Théâtre-Français pour faire répéter tout ce petit monde, qui montre, à ce qu’il paraît, les plus grandes dispositions. Ce n’est pas la première fois que je vois des acteurs étonnés des dispositions des gens du monde.

Et vous, chère Présidente, êtes-vous contente de votre rôle et de votre jeu ? Il y a un danger pour les débutantes ; pas pour toutes, mais seulement pour celles qui ont du talent, et c’est pour cela que je vous avertis. On se sent entraîné par son rôle, on éprouve une sorte de petit enivrement et on abdique en quelque sorte son individualité pour prendre celle de son auteur. Il semble que cela soit très-bien. Pas du tout ; pour jouer parfaitement, il faut avoir le plus grand sang-froid, pas la moindre illusion ; être prêt à souffler ses camarades ; à leur donner des conseils, à presser ou à retarder le mouvement, selon les dispositions de l’auditoire. En un mot, il faut se gouverner. Peut-être aurez-vous ce talent. Une femme habituée à voir tout le monde à ses pieds, à griffer tous les cœurs, sans que le sien saigne un peu, a toujours plus de sang-froid qu’un homme et jouera toujours mieux la comédie.

Adieu, chère et belle Présidente ; je vous souhaite santé, joie et prospérité. Lorsque vous n’aurez pas de conquête à faire, que vous ne saurez comment employer un quart d’heure, ayez la bonne inspiration d’écrire quelques mots gentils à votre pauvre et bien dévoué secrétaire.


II


Paris, 12 juin 1866.


Chère et aimable Présidente,


Je suppose que vous êtes arrivée à bon port dans votre château, et que vous aurez reçu le pain et le sel de vos vassaux, au nombre desquels je voudrais bien être. J’ai dîné avant-hier chez Madame votre sœur, qui n’avait pas encore de vos nouvelles. Je vous donnerai des siennes. Elle était en grande beauté, avec une robe délicieusement échancrée, qui n’avait d’autre défaut que d’être trop longue. Il y avait la princesse de ***, que je n’avais pas vue depuis je ne sais combien d’années, et que je me suis gardé de reconnaître. Comme le temps a peu de respect pour la beauté ! Chto bylo to nié boudiette vnof[3].

On commence à partir pour la campagne et pour les eaux, et déjà les voitures sont plus rares au bois de Boulogne. Ce soir, il y a fête à l’Élysée. Je ne sais si c’est un bal ou une comédie. Je vous en rendrai compte un de ces jours.

On est toujours en proie ici à la terreur. MM. les loups-cerviers se disent tous ruinés, et je crois qu’en effet il y en a bon nombre qui le sont ; mais, comme d’ordinaire, ce sont les épiciers et les cuisinières qui perdent le plus, parce qu’en définitive c’est toujours entre leurs mains que se trouvent les fonds qui rapportent de gros intérêts et qui n’en rapportent plus du tout à un jour donné. Rothschild est d’une humeur de chien ; on dit qu’un malheur commun l’a rapproché de M. Pereire, naguère son ennemi intime.

Pour ceux qui n’ont pas le sou, il n’y a rien de plus amusant que la figure de ces messieurs et celle des diplomates. Le prince de M… maigrit et pâlit ; M. de G… engraisse et rougit. L’un et l’autre semblent très-gênés dans leurs vêtements. La princesse de Metternich est, au contraire, toute grâce et toute amabilité. Seulement, elle s’est jetée dans la peinture, j’entends la Samojivopistvo[4] ; et comme cette science a fait des progrès ! Elle a des lèvres d’une couleur de feu ravissante, avec lesquelles on peut boire du thé sans les laisser sur la tasse.

Il paraît qu’il n’y aura pas de Fontainebleau cette année. C’est encore là un nouveau tour de M. de Bismarck. Quelques-uns disent que l’empereur ira dans quelques jours à Vichy ; d’autres, que Leurs Majestés partiront pour leur voyage en Alsace et en Franche-Comté. Imaginez un peu le plaisir qu’il y a de recevoir des harangues et d’embrasser des demoiselles habillées de blanc qui vous offrent des bouquets par trente degrés au-dessus de zéro ! Ne vaudrait-il pas mieux aller en gondole sur le lac ou disserter dans la cour d’amour sous votre présidence ?

Nigra montre une grande joie (vraie ou affectée, je ne saurais dire) du refus de l’Autriche à l’invitation d’envoyer ses plénipotentiaires à la conférence. Il est certain qu’il y a un enthousiasme extraordinaire en Italie, et que tous les jeunes gens sont soldats. Se battront-ils aussi bien que les Croates, je n’en sais rien. Nos militaires paraissent avoir une très-bonne opinion de l’armée autrichienne et très-médiocre des Prussiens. Ils ont envoyé dernièrement un de leurs canons à l’empereur ; ce sont des canons très-extraordinaires et qui doivent leur assurer la victoire. Malheureusement, il a crevé au premier coup ; ce qui est un défaut désagréable pour qui fait usage de ces instruments.

Je voudrais vous donner des nouvelles du beau monde et vous régaler de quelque petit scandale ; mais je vis dans mon trou, et je ne sors guère de ma robe de chambre. Je pense aller à Londres après la session, si je suis en état de respirer, ce qui ne m’arrive pas tous les jours. Cependant, le beau temps que nous avons depuis le commencement du mois m’a fait du bien.

Soyez assez bonne, chère Madame, pour me donner des détails sur votre vie. Comment et à quoi se passent vos journées ? Avez-vous beaucoup de visites ? Je serais heureux d’avoir une idée nette de votre château pour y aller en imagination et vous y voir par les yeux de l’esprit. Si la Revue des Deux Mondes va en Podolie, vous y verrez une nouvelle très-fantastique de M. de Tourguénief, qui vous amusera peut-être.

J’ai traduit une autre nouvelle du même auteur, appelée Sabaka[5], que j’aimerais à vous montrer ; mais, hélas ! à combien de lieues êtes-vous de Paris ? Je frémis en y pensant.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer les tendres et respectueux hommages de votre humble secrétaire.


III


Paris, 30 juin 1866.


Chère et aimable Présidente,


J’ai reçu une charmante lettre ornée d’une barrière verte que je voudrais bien franchir ; plus un petit billet encore très-aimable, pour me souhaiter ma fête. Malheureusement, M. de Bismarck ou le général Benedek l’ont retardé, si bien qu’il m’a appris hier que ma fête était passée depuis deux jours. Autrefois, je savais mon jour de nom par une cousine qui me donnait un bouquet et quelque petit cadeau. En revanche, je lui souhaitais la Sainte-Eulalie. Nous avons discontinué par accord mutuel, vu la difficulté des épingles ou des boutons de chemise nouveaux. Nous n’avions jamais pu trouver autre chose à nous donner, moi, les épingles, elle, les boutons, et tous les deux nous sommes trop vieux pour porter de ces brimborions. Je vous remercie beaucoup de votre bon souvenir, et je vous demande, au lieu de bouquet, de m’envoyer, dans votre prochaine lettre, un petit brin d’herbe de C…

Du temps d’Homère, les fleurs naissaient sur le mont Olympe sous les pas des déesses ; je ne doute pas qu’il n’en soit de même dans les environs de Proskurov, — partout où vous passez.

Ne croyez pas que je continue ma lettre sur ce ton poétique. Il fait trop chaud pour cela. Je me contenterai de vous raconter les événements mémorables qui me sont arrivés.

Et d’abord, j’ai reçu hier la visite d’une belle dame qui vous ressemble et qui m’a fait l’honneur d’inspecter mon taudis et mes bouquins ; après quoi, elle m’a mené au bois de Boulogne, où nous avons fait une longue promenade, dissertant de toutes choses, particulièrement des petites dames dont nous rencontrions grande quantité dans de petites voitures. Nous avons été croisés par un grand jeune homme, à cheval, que ma conductrice m’a dit être son fils. Comment en a-t-elle un (et vous un neveu) si grand ? J’ai dîné chez elle il y a quinze jours, et j’ai fait connaissance avec M. de R…

Madame votre sœur m’a envoyé une brochure de lui sur la poésie polonaise. Elle est fort bien tournée, mais j’en conclus que vous n’avez pas de poésie originale. Vos poëtes copient les Grecs ou la Bible, et souvent les deux à la fois. Me pardonnerez-vous si je vous dis que les vieilles ballades serbes me plaisent davantage ? Il est vrai que de la poésie traduite en prose, c’est comme une jolie femme habillée en capucine. Encore la femme peut se tirer d’affaire en relevant ses manches, ouvrant un peu sa robe, tandis que la prose jette son lourd manteau sur les belles formes.

J’ai donné à Tourguénief ma traduction des Prizaki[6], qu’il a mise dans la dernière Revue des Deux Mondes. J’ai encore traduit un petit conte de lui, intitulé Codaka, que je vous engage à lire dans l’original. Présentement je suis très-occupé à faire un article sur le second volume de l’Histoire de Jules César. Vous comprenez les difficultés de la chose et les écueils entre lesquels il faut naviguer pour n’être ni courtisan ni factieux. Ce qui me console un peu, c’est que l’auteur n’en lira pas une ligne, ayant actuellement bien d’autres chats à peigner.

Je suis allé m’écrire chez la princesse Clotilde, dont le père l’a échappé belle. Une balle lui est arrivée sur une côte ; mais, au lieu d’entrer tout droit, elle a glissé et est sortie de l’autre côté, en lui labourant la peau. Les gens du métier disent que le roi a été très-imprudent, l’archiduc très-habile, mais que l’armée italienne s’est parfaitement battue. Nous demeurons, nous autres, immobiles, chantant des variations sur ce thème favori, le bonheur de la paix. Le faubourg Saint-Germain a trouvé que c’était l’empereur qui était l’inventeur de la guerre, et qu’elle s’était manigancée à Biarritz entre lui et M. de Bismarck. Ils devraient ajouter le chien Néro, qui était en tiers avec eux dans leur seule conversation sur la terrasse que bien vous connaissez. Le monde étant très-bête, particulièrement dans mon quartier, il y a beaucoup de gens qui gobent cette bourde-là.

Laissons ce vilain sujet de guerre.

Je crois que je vais aller passer quelques jours en Angleterre, puis je ne sais trop ce que je deviendrai. Depuis les grandes chaleurs, je vais un peu mieux, c’est-à-dire que je n’étouffe plus que matin et soir. C’est une assez grande amélioration, comme vous voyez. J’espère que vous ne comptez pas attendre la neige à C… et que vous viendrez à Paris cet automne. Il n’y a pas de Fontainebleau cette année, peut-être pas de Biarritz. On parle d’un voyage à Bagnères-de-Luchon, mais je crois que rien n’est encore décidé, sinon une courte excursion à Nancy. On a renoncé au voyage d’Alsace, pour ne pas avoir l’air de faire une reconnaissance de la rive droite du Rhin, ou plutôt de la rive gauche.

Adieu, chère Madame ; veuillez agréer tous mes souhaits et me permettre de baiser très-tendrement et très-humblement le bout de vos doigts.

Votre très-dévoué secrétaire.


IV


Saint-Cloud, 21 juillet.


Chère et aimable Présidente,


Votre lettre me comble de joie, malgré tous les reproches qu’elle m’adresse, reproches moins durs d’ailleurs que ceux de ma propre conscience. La vérité est que j’ai égaré parmi mes papiers votre dernière lettre, qui contenait votre adresse en Allemagne. Si je n’avais un respect absolu pour la vérité, je vous dirais que, l’ayant mise sur mon cœur, elle a été réduite en cendres, mais vous ne me croiriez pas. Mon cœur est à présent dans l’état de mes poumons, c’est-à-dire une mauvaise machine détraquée qui ne sert qu’à faire enrager son propriétaire. À force de souffrir, on devient brute, et on oublie ses amis, ou plutôt on craint de les ennuyer de ses jérémiades. sans fin.

Je suis ici depuis le commencement du mois. L’impératrice a eu la bonté de m’inviter à passer ici le temps des grandes chaleurs et m’a dit que l’air de la campagne me ferait du bien. Je crois en effet que je respire ici un peu moins mal qu’à Paris. Mais j’ai honte d’être si souffreteux et si mélancolique. Je reconnais bien mal l’hospitalité qu’on me donne. Il n’y a ici d’invités, outre votre serviteur, que le second fils du roi d’Égypte, un joli petit Turc de quatorze ou quinze ans, sérieux et prudent déjà comme un Européen de trente ans. Il a avec lui deux officiers français, ses précepteurs, qui lui apprennent je ne sais quoi. Pour la tenue et le tact, il pourrait leur en remontrer. Il ne rit ni ne rougit jamais, ce qui est particulier aux Orientaux. Je ne sais quel sera le résultat de cette éducation turco-française. Je pense qu’il introduira le bal Mabille au Caire, et les élégances des cocodès. Cependant il observe sa religion, ne boit pas de vin et ne mange pas de jambon. L’autre jour, il nous a conté comment le prince son oncle avait invité d’autres princes, dont le père du narrateur, à un petit dîner où il devait leur faire servir de l’arsenic, ce qui troublait fort les princes susdits. Heureusement, le prince son oncle est mort assassiné dans la nuit qui précéda le dîner. Tout cela était raconté très-gentiment, très-simplement, du ton dont vous diriez que vous n’avez pu aller au bal à cause d’une indisposition.

La difficulté pour l’affaire de M… est celle-ci. Le ministre de l’instruction publique m’est absolument inconnu, et cette ignorance est partagée par la grande majorité des Français. En second lieu, il faut l’accord entre lui et le ministre des affaires étrangères, et, je crois, le concours de l’ambassadeur de Russie ; au moins il est d’usage de lui demander s’il n’a pas d’objection. Enfin, on dit que le ministre actuel a si peu de vie, qu’il ne durera pas jusqu’au 15 août, et que, aussitôt après que le Sénat aura fait les modifications demandées à la Constitution, un autre ministère plus durable sera nommé. Quant à m’adresser directement à mon hôtesse, je vous avoue que je regarde la chose comme impossible, et je n’en obtiendrais ou qu’une promesse vague d’intérêt ou que l’ordre de porter l’affaire au ministre de l’instruction publique. Il faudrait que M… fût personnellement connu de Sa Majesté pour que ce moyen offrît quelque chance de succès.

Cependant, chère Madame, croyez que je ferai mon possible dès le premier jour du conseil. Je ferai de mon mieux, vous n’en doutez pas ; mais j’ai peu d’espoir par toutes les raisons que je vous ai dites. Varaignes, qui est ici, m’a dit que Madame de M… avait un beau garçon. Cela me fait le plus grand plaisir. Je ne comprends pas la manière de solenniser la fête de la Vierge, mais chaque pays a ses usages. Ce que je comprends le moins, c’est que vous ayez une fille bonne à marier et que vous soyez grand’mère. En vérité, vous n’avez pas la figure qu’il faut pour ce rôle-là.

Adieu, chère Présidente ; votre secrétaire baise humblement votre blanche main.


V


Saint-Cloud, 14 août 1866.


Chère et aimable Présidente,


Je reçois vos deux lettres à la fois, tant la fortune se plaît à grouper ensemble les bonheurs, au lieu de les répartir également dans la vie. Enfin, puisque la Providence le veut ainsi, et qu’il n’y a pas moyen d’aller à l’encontre, Amen !

Voici l’affaire. Peu après vous avoir écrit, je suis allé à Londres, selon mon antique habitude. J’en suis parti sur une très-gracieuse sommation de la souveraine de ces lieux. Vous savez quelle est la vie que nous menons, et je ne vous en parle pas. Le maître a été malade et est encore un peu souffrant, ce qui donne à tous les alentours un peu de tristesse. Pour remplacer Mademoiselle Bouvet, on a fait venir une lectrice alsacienne très-gracieuse et très-simple, sans embarras et sans fausse timidité par absence complète de prétentions.

J’ai vu à Londres beaucoup de monde, surtout des gens politiques ; j’ai mangé beaucoup de mauvais dîners, j’ai étudié dans le British-Museum, et j’ai pensé à vous toutes les fois que je découvrais quelque belle chose ; il me semblait qu’elle m’aurait fait plus de plaisir, si j’avais pu l’admirer et en raisonner avec vous. Il y a une statuette nouvellement achetée, en bronze, sans bras, qui me ravit. C’est une Vénus, nue bien entendu, posée sur le pied droit, le gauche relevé à la hauteur du genou. Il me semble que lorsque les bras existaient, elle devait rattacher sa sandale. C’est évidemment la copie en petit de quelque statue célèbre et c’est une œuvre de toute beauté. Quel dommage que le temps détruise ainsi les belles choses ! Il y a dans toutes ces statues antiques des mouvements, pris sur nature, d’une merveilleuse grâce et parfaitement chastes en même temps. Lorsqu’on les fait répéter à nos modèles dans nos ateliers, ils semblent affectés et indécents. À quoi cela tient-il ? Je me suis demandé souvent si cela tient à la condition sociale des modèles et si des femmes du monde ne seraient pas plus près de l’antique. Quel dommage que ces expériences, qui seraient si instructives, ne puissent pas se faire plus facilement !

Nous avons le bonheur de voir de temps en temps l’impératrice du Mexique. C’est une maîtresse femme qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Louis-Philippe. Elle a des dames d’honneur avec des yeux flamboyants, mais des teints de pain d’épice et un faux air d’orang-outang. Nous nous attendions à voir des houris de Mahomet ! On suppose que Sa Majesté est venue demander de l’argent et des soldats ; mais je crois qu’on ne lui donnera rien que des fêtes, dont elle a l’air de ne pas se soucier beaucoup.

Outre les beautés en bronze, et en chair et os de Londres, j’ai vu une émeute qui m’a diverti. On voulait faire un grand meeting pour la Réforme dans Hyde-Park. Le gouvernement a fait fermer le parc, le respectable public a arraché les grilles sur une longueur de plusieurs milles. J’ai remarqué un certain nombre de Français parmi les émeutiers, et je crois que leur expérience et leurs sages conseils ont beaucoup aidé la canaille de Londres. Il y avait quantité de drapeaux tricolores à la procession des réformistes, car notre diable de drapeau est une enseigne bien connue et bien achalandée. Sauf quelques têtes cassées, la chose s’est passée, d’ailleurs, avec peu de bruit et un certain ordre, car les Anglais sont méthodiques en tout.

Quelle idée avez-vous de me demander ma vieille et laide figure photographiée ! Je ne veux pas que vous ayez auprès de vous une occasion de perdre l’amitié que vous voulez bien me porter. Au reste, nous reparlerons de cela à Nice, sinon à Paris. J’ai reçu une lettre de M. Gavini, qui me fait part de vos projets pour cet hiver, et qui se réjouit fort à l’espoir de vous revoir dans ses États. J’ai vu assez souvent, avant d’aller à Londres, Madame votre sœur, qui a été charmante pour moi. Elle m’a mené au bois de Boulogne, et nous avons causé de mille sujets, mais pas de vous. Pourquoi ? Moi, je ne parle jamais de vous, mais j’y pense beaucoup. Je n’en parle pas, parce que j’en aurais trop à dire. Par une raison semblable, je ne vous écris pas toutes les fois que j’en ai envie. Au fond, j’ai peur de vous. Je ne me trouve pas assez philosophe pour me laisser aller à vous aimer, comme j’y serais peut-être porté. Je m’applique à vous considérer comme une jolie fée qui m’apparaît de temps en temps, qui me charme et me ravit par sa grâce et sa bienveillance. Puis je me dis qu’il n’y a plus de fées, que ce monde sublunaire est sérieux et ennuyeux, qu’il faut se réjouir des visions d’un autre monde quand elles viennent, mais ne pas les croire trop réelles. Cela ne m’empêche pas de penser à mon aimable fée, et de la prier de m’être toujours propice.

Je vous prierai de m’écrire à Paris, car je ne pense pas rester longtemps encore ici. Mes hôtes, avec une grâce charmante, m’ont annoncé hier qu’ils m’avaient fait grand officier. J’ai été touché de leur bienveillance ; vous me connaissez assez pour savoir si je tiens à une plaque d’argent. Ils auraient pu en faire un meilleur et plus politique usage. Je ne puis les aimer ou les servir mieux à cause de cela. Vous m’avez envoyé une décoration qui m’a fait grand plaisir et dont je vous remercie. Je baise bien tendrement la petite main qui a cueilli pour moi ce joli souvenir.

Adieu, chère et aimable Présidente.

Il fait un temps de chien !


VI


Biarritz, 24 septembre 1866.


Chère et aimable Présidente,


Je suis ici depuis trois semaines avec Sa Majesté l’impératrice. Nous avons presque toujours un temps abominable et nous en sommes tous plus ou moins furieux.

Madame votre sœur, qui est ici, me donne de vous la plus mauvaise nouvelle que je pusse recevoir (après celle d’une maladie) : c’est que vous ne viendrez pas en France cet hiver, et que vous comptez le passer à B…, que Dieu confonde ! Elle dit encore que vous vous amusez beaucoup et que vous avez beaucoup de monde chez vous. Je vous fais grâce de toutes les phrases qu’on pourrait tourner poliment sur votre absence, et je vous dirai tout simplement que rien ne pouvait me faire plus de peine. Qui sait à présent si nous nous reverrons jamais ?

Je laisse ce sujet, qui me ferait enrager, pour vous dire deux mots de notre vie. Elle se passe à manger, dormir et un peu se promener. On cause un peu aussi, mais pas trop, ordinairement à bâtons rompus. Bien qu’il n’y ait rien de plus haïssable que les bas bleus, je regrette que nos dames n’en aient pas de teinte légèrement azurée. Si vous ôtez de notre conversation la politique, la littérature et les cancans, car il n’y en a point à Biarritz, vous trouverez sans doute que les sujets de causerie nous font défaut et que nous aurions grand besoin de restaurer notre cour d’amour et de rappeler notre présidente au fauteuil.

Le pauvre Bacciocchi est mort après une cruelle agonie de plusieurs jours. Nous en avons reçu la nouvelle hier par le télégraphe, au moment où l’on était plus gai, ou du moins plus bruyant que de coutume. À ce tapage a succédé un assez long silence, et je crois que chacun se demandait quel serait l’effet produit par l’annonce de sa propre mort dans l’illustre assemblée. Salute à noi ! disent les Italiens en pareille occasion. Je n’ai jamais entendu parler de maladie plus étrange que celle de ce pauvre Bacciocchi. Il ne pouvait tenir en place, et était obligé de marcher toujours, jusqu’à ce qu’enfin il tombât accablé, et alors, quelquefois après vingt-quatre heures, il dormait quelques minutes. C’est le supplice du Juif errant. On dit que les dames en sont en grande partie responsables.

Si vous êtes dans le secret de la Providence, dites-moi, pourquoi a-t-elle donné tant de désirs pour arriver à des résultats aussi abominables ? Cela ressemble beaucoup à une souricière tendue aux cœurs trop sensibles. Ce que j’en dis, n’est pas que je redoute une destinée pareille.

Nous avons ici la grande-duchesse Marie et le grand-duc de Leuchtenberg, qui est un fort beau garçon, totchno molodietz[7], et qui ferait des ravages sur cette plage s’il y avait quelques beautés moins connues que celles que nous possédons. Madame de Talleyrand, dont les cheveux sont devenus blonds, la duchesse de Frias, voilà ce que nous pouvons offrir de plus tentant. Je ne parle pas de Madame Korsakof, en robe jaune avec jaquette noire, bas noirs et bottines à rosettes jaunes, qui conduit un grand chien noir (sans jaune) et un chevalier garde. Elle a toujours une taille charmante, et de dos elle fait beaucoup de conquêtes.

Je pense être à Paris vers la fin du mois, et à Cannes au commencement de novembre. On nous annonce la duchesse Colonna à Nice pour cet hiver, mais je n’y crois pas. Je vais affliger tous les Niçards en leur apportant la fatale nouvelle que Madame votre sœur m’a donnée.

Adieu, chère Présidente ; santé, joie et prospérité. Je ne vous dis pas de vous souvenir de moi ; cela n’en vaut guère la peine. Je respire toujours assez mal, et probablement je ne respirerai plus du tout quand vous reviendrez dans ce pays.

Adieu encore ; je baise vos mains bien tendrement et respectueusement.


VII


Paris, 27 octobre 1866.


Chère et aimable Présidente,


Me voici de retour à Paris depuis deux jours, très-fatigué et très-triste. Toutes les fois que je rentre à Paris, j’y apprends la perte de quelque vieil ami, j’y trouve la pluie et le froid, la solitude, et j’y fais des réflexions très-peu gaies. Madame votre sœur est la dernière personne que j’aie vue à Biarritz. Elle a été très-aimable pour moi et elle me plaît beaucoup. Elle vous ressemble par beaucoup de points, elle est comme vous curieuse et coquette, jalouse de plaire au premier chien coiffé autant qu’au plus bel homme et au plus grand du monde. Elle a de plus tous les genres d’esprit, de beauté et d’humeur qui me charment ; cependant nos atomes crochus ne se conviennent pas. Il lui manque quelque chose que vous avez, que je ne sais pas, que je ne devine pas, mais qui fait que je vous aime. Si Madame votre sœur n’a pas fait ma glorieuse conquête, elle peut s’en consoler, car elle a tourné la tête au Tato, un des bons matadors de notre temps, qui a tué un taureau pour ses beaux yeux, et qui lui a fait cadeau de son gilet tout souillé des traces de ses victoires. C’est assurément un des plus grands triomphes qu’on puisse obtenir en Espagne.

Elle m’a dit quelque chose qui m’a fait beaucoup de plaisir : c’est que vous paraissez déterminée à passer une partie de l’hiver à notre beau soleil de Provence. Pour un secrétaire habitué à vivre à cinq cents lieues de sa présidente, c’est une grande joie de penser qu’il n’en sera plus séparé que par un trajet d’une heure.

Je vous parlais de mort en commençant. Il y a je ne sais combien d’années que j’ai inspiré une passion assez sérieuse à une actrice des Variétés, passion qui a duré deux mois au moins. C’était une personne très-singulière, ayant de la vertu à sa façon, et qui a laissé des souvenirs aux nombreux heureux qu’elle a faits. Je vois qu’elle vient d’être noyée en Amérique dans un naufrage. Avant de partir, elle m’avait écrit pour me demander de l’argent et me disait qu’elle ne m’en demanderait plus, car elle avait l’idée qu’elle ne reviendrait pas. Cette fin étrange m’a attristé et m’a rappelé tous les souvenirs presque oubliés de la vie que je menais quand j’avais vingt ans. Or, il n’y a rien qui me chagrine plus que ces souvenirs-là. Je ne m’endors qu’avec des soupers au café Anglais, et je vois ensuite cette pauvre fille se débattant au milieu des vagues.

Je vais partir pour Cannes dès que je serai un peu défatigué. Je me suis assez bien porté au bord de la mer. J’espère que la Méditerranée me sera non moins douce que l’Océan. Quand vous verra-t-on sur ses bords ? Je vous ai écrit de Biarritz que j’y avais vu la grande-duchesse, ou plutôt revu, et le duc de Leuchtenberg. Tous les deux ont fait ma conquête. La grande-duchesse m’a fait lire une petite drôlerie de ma façon, ma foi, assez gaillarde, et l’a bien prise. Il m’a semblé que c’était Madame votre sœur qui m’avait trahi auprès de Son Altesse impériale.

Nous avons ramené l’empereur en très-bonne santé. Il faisait avec nous de longues courses à pied qui nous mettaient tous sur les dents. En vérité, plus je vois les princes, plus je m’aperçois qu’ils sont faits d’une autre pâte que nous autres simples mortels. Quant à moi, je n’ai aucune disposition au métier, et je m’abstiens absolument de toute prétention à la souveraineté, même à celle de la Grèce ou des principautés moldo-valaques.

Adieu, Madame ; il y a fort à parier que vous n’êtes plus à Czarny-Ostrow, mais vous ne m’avez pas donné d’autre adresse. Je vous souhaite un heureux et prompt voyage et vous prie d’agréer les tendres et respectueux hommages de votre secrétaire.


VIII


Paris, 7 novembre 1866.


Chère et aimable Présidente,


Cette plume est détestable, et il faut toute l’envie que j’ai de vous écrire pour que je continue. J’ai reçu votre lettre du 30, cachetée de cinq cachets avec l’aigle à deux têtes, mais vous ne me dites pas si vous avez reçu les miennes de Biarritz et de Paris. Je pars demain pour Cannes, et je n’irai à Nice que lorsque vous y aurez établi votre quartier général. Vous me dites la fin de ce mois. Je crains bien les séductions de la route. Vienne et Venise ne se quittent pas si facilement, et l’année pourra bien se passer sans qu’on vous aperçoive de ce côté des monts. Il faut beaucoup de résignation quand on est votre adorateur. Autant vaudrait adorer une hirondelle, vous êtes aussi rapide qu’elle dans vos mouvements.

Je ne sais rien de Compiègne. Quelques-uns disent oui, d’autres non. Notre ami du Crédit foncier me dit aujourd’hui même qu’il n’y a rien de décidé encore, et ce qui est certain, c’est qu’on n’a pas encore fait d’invitations. Quant à moi, j’ai pris congé il y a huit jours, et l’on ne m’a rien dit. Je vais essayer de trouver des fleurs à Cannes pour les envoyer le 15, mais je ne sais trop si j’en trouverai.

Je n’ai rien appris de Madame votre sœur, qui m’annonçait son arrivée à Paris pour le 1er du mois. Elle a peut-être été enlevée par le Tato, dont je vous ai déjà raconté la déclaration à Pampelune.

Vous m’avez fait frissonner avec votre neige. Je pense qu’il est assez agréable de glisser très-rapidement sur la glace, mais la neige ne me représente rien de bien agréable. Et puis l’idée seule de froid m’effraye.

Vous autres femmes du Nord, vous devez avoir le sang et la peau autrement faits que nous. Je suppose, pour ne pas trop m’apitoyer sur votre sort, que vous avez un nombre prodigieux de peaux d’ours sur votre traîneau, et qu’il n’y a de visible dans toute votre personne qu’un tout petit bout de nez. Prenez bien garde qu’il ne gèle, car j’y tiens beaucoup.

Malgré le temps très-doux et même beau que nous avons, j’ai trouvé le moyen de m’enrhumer horriblement, ce qui a pour conséquence inévitable de m’empêcher de respirer, exercice toujours assez difficile pour moi en temps ordinaire. D’après ce qu’on m’écrit de Cannes, les Anglais y abondent, ainsi qu’à Nice. Le départ de nos gens de Rome et le choléra empêcheront probablement bien des oisifs d’y aller, et ils reflueront sur nous. Que de têtes vous allez avoir à faire tourner ! Mais vous ne comptez pas vos victoires, de peur de vous embrouiller dans vos calculs.

Adieu, chère Présidente ; gardez-moi une toute petite place dans vos affections, et permettez-moi de baiser bien respectueusement votre main ; bien entendu que vous la tirerez des gants fourrés que vous devez porter en ce moment.


IX


Cannes, 3 janvier 1867.


Chère Présidente,


Je regrette bien de ne pouvoir me rendre à votre aimable invitation, j’ai un ami à déjeuner ce jour-là. Je suis d’ailleurs tellement poussif depuis que le vent du nord se fait sentir, que je n’ose guère mettre le nez hors de mon trou.

Mille remercîments pour votre bon souvenir et pour les souhaits que vous faites en ma faveur. Je vous envoie les miens. « Tout ce que votre noble cœur désire », comme on disait jadis.

Veuillez me mettre aux pieds de Madame Gavini et de Miss Alison, et agréez les respectueux hommages de votre triste secrétaire.


X


Cannes, 17 janvier.


Chère Présidente,


Je vous remercie du billet si bon et aimable que vous m’avez écrit. Je viens d’assister à de bien tristes scènes, dont le souvenir me restera longtemps. J’espère que ce temps glacial ne vous a pas trop fait de mal. Édouard Fould dit que vous étiez la belle des belles au dernier bal. Nous passions très-mal notre temps ce jour-là ; je me réjouis cependant de vos succès. N’est-ce pas une grande philosophie ? On nous annonce que nos lettres arriveront cette nuit.

Comment trouvez-vous la civilisation de ce temps-ci ? Il paraît que les ouvriers provençaux qu’on avait appelés pour déblayer la voie du chemin de fer, voyant qu’il s’agissait de neige, n’ont pas osé y toucher. Il a fallu faire venir des soldats pour en débarrasser les rails.

Adieu, chère Madame ; croyez que je suis bien touché de tout ce que vous me dites à l’occasion de ce triste événement.

Veuillez agréer l’expression de tous les tendres et respectueux sentiments de votre secrétaire.


XI


Cannes, 31 janvier 1867.


Chère Présidente,


Je suis malade comme une bête. Mon docteur vous remettra ce mot.

Fould me dit que vous allez jouer la comédie. Quelle ? Quand ? Si je puis sortir, je voudrais bien vous voir à une répétition ; mais je suis vraiment très-souffreteux, et voilà trois jours que je n’ai mis le nez dehors.

Adieu, chère Madame ; veuillez agréer tous mes respectueux hommages.


XII


Cannes, 5 février.


Chère Présidente,


Je suis toujours toussant et étouffant ; puis un de mes amis anglais est venu me voir et je n’ai pas de temps à moi. Cependant, dites-moi si, jeudi ou vendredi, ou samedi, on aurait la chance de vous voir de une heure à trois. Je me soucie très-peu d’entendre les autres acteurs, mais je voudrais bien vous entendre dans votre rôle et vous faire mes observations critiques avec ma brutalité ordinaire, parce que je tiens à ce que vous ayez un grand succès. Je vous en prédis un, si vous avez un peu d’audace et si vous êtes jalouse de bien faire. La plupart des femmes du monde qui jouent la comédie, tiennent beaucoup à ne pas paraître des actrices. C’est le contraire qu’il faut chercher, lorsqu’on monte sur les planches.

J’espère que, lorsque vous écrivez à Madame X…, vous me mettez à ses pieds. Mettez-moi également à ceux de Madame Gavini et de Madame Blomberg, ainsi qu’à ceux de Miss Alison. Quant aux vôtres, je m’y prosterne très-humblement et très-tendrement.

Veuillez, chère Présidente, agréer l’expression de tous les respectueux hommages de votre bien dévoué secrétaire.


XIII


Cannes, 6 février.


Chère Présidente,


L’arrivée de mon ami M. Panizzi, de Londres, déconcerte mes projets, et il m’est impossible d’aller à Nice vendredi. J’espère que vous voudrez bien m’excuser, et me permettre de venir vous entendre (vous, non la répétition) un autre jour ; dimanche ou lundi, par exemple. Si vous ne me répondez pas non, je viendrai lundi à une heure, non pas déjeuner, mais peut-être vous demander une tasse de thé avant de repartir.

Adieu, chère Présidente ; encore pardon.

Veuillez agréer tous mes tendres et respectueux hommages.


XIV


Cannes, 24 février 1867.


Chère et aimable Présidente,


Merci de votre petite lettre, et du post-scriptum russe, où il y a, ce me semble, une petite faute d’orthographe. Mais il faudrait être encore plus académicien que je ne le suis pour vous la reprocher là.

J’aurais voulu que vous m’eussiez donné des nouvelles de votre représentation. Je sais, par la trompette de la renommée, que vous avez eu un grand succès, qu’on vous a donné des bouquets qui n’ont pas dû passer par votre porte ; mais avez-vous eu peur ? avez-vous été contente de vous-même ? avez-vous senti que vous dominiez votre public ? Votre costume était charmant, à ce qu’on rapporte, bleu et argent. Comment la poudre vous allait-elle ? Vous savez que je fais la guerre à vos coiffures, et je ne sais pas trop si j’aurais aimé à vous voir poudrée. Je voudrais bien savoir encore si vos compagnes ont eu du succès et si la future mariée a montré autant d’aplomb devant le public qu’à la répétition.

Je n’ai pas besoin de vous dire que nous serons bien charmés de vous voir à Cannes ; mais veuillez me prévenir un peu d’avance. Mon ami M. Panizzi est venu me voir et un autre de mes amis, qui tous les deux prennent beaucoup de mon temps. Enfin, l’oncle d’Édouard est ici, et je fais une cour très-assidue à cette excellence déchue. L’autre soir, la musique de Cannes lui a donné une sérénade assez bien troussée, et lui a fait un petit compliment dont il a été très-touché. Il n’est pas gâté par la reconnaissance de ceux qu’il a obligés.

On m’écrit de Paris des choses fort tristes. L’avenir est bien sombre, et je crains que, malgré l’exposition universelle, nous n’ayons un triste printemps.

Adieu, chère et aimable Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Il est fort possible qu’un de ces jours j’aille vous voir à Nice.


XV


Dimanche, 28 février 1867.


Chère Présidente,


J’ai beaucoup pensé à vous hier et à votre folle journée. J’ai peur que vous ne vous y soyez enrhumée ; je suis, pour ma part, horriblement accablé par ce temps déplorable. Comment avez-vous passé vos douze heures de pluie au cap d’Antibes ? Veuillez m’envoyer, je vous prie, d’abord un bulletin de votre santé, puis un récit de ce qui s’est passé de mémorable à l’hôtel de M. Plechtcheief ; vous ferez grand plaisir à un pauvre malade qui aime encore le monde et qui n’en peut rien savoir par lui-même à présent.

Après votre départ, nous avons été tous très-affligés par une idée qui nous est venue, un peu tard, direz-vous : c’est que, peut-être, vous n’aviez pas déjeuné. Mais alors pourquoi ne pas nous le dire ? Notre garde-manger n’était pas en très-brillant état ; cependant nous avions probablement mieux qu’une tasse de thé à vous offrir.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XVI


Cannes, 10 mars 1867.


Chère Présidente,


Il n’est que trop vrai qu’il y a bien longtemps que je ne vous ai vue, encore plus longtemps que je ne vous ai écrit ; mais ne croyez pas pour cela que je sois resté sans avoir de vos nouvelles. Ma police particulière m’a toujours tenu au courant de vos faits et gestes. J’ai su que vous voliez de fête en fête, et que vous acheviez le carnaval de la manière la plus agréable, vous amusant, amusant les autres, courtisée et enviée comme vous deviez l’être. Pour moi qui suis un grand philosophe et qui vis loin du monde, en attendant que je le quitte tout à fait, j’aurais craint de vous ennuyer en vous écrivant. Il ne se présente pas plus d’idées dans une saison de Cannes qu’il ne s’y passe d’événements dignes de mémoire. Je n’aurais pu vous dire autre chose, sinon que je respirais fort mal et que la pluie me faisait souffrir physiquement et enrager moralement.

Tout cela ne valait pas la peine d’être dit. J’avais de plus à Cannes M. Fould et M. Panizzi, à qui je servais de cicerone ; enfin, j’ai eu toute sorte de tracas et de chagrins. Un de mes amis est mort à deux pas de chez moi, laissant une femme et deux filles toutes seules. Tout cela était peu propre à me donner des pensées couleur de rose telles qu’elles puissent vous être offertes.

Je ne pense pas encore au retour, mais je ne tarderai cependant pas beaucoup à reprendre le chemin de Paris. Quand vous mettez-vous en route, chère Présidente ? Édouard est parti hier, et le convoi pour Paris était tout plein de monde. Cela veut dire qu’on commence à déménager. Est-il vrai que vous êtes en froid avec Madame Gavini ?

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes tendres et respectueux hommages.

Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis tout aux ordres de M. X… pour le livre qu’il désire présenter à l’Institut.


XVII


Jeudi soir, 4 avril 1867.
52, rue de Lille.


Chère Présidente,


Me voici à Paris, bien fatigué et bien souffrant. Comment vous y trouvez-vous ? Comment vous portez-vous ? Quand pourra-t-on vous voir ?

Je n’ose guère sortir encore, mais je ferai cependant avec bien du plaisir le voyage de la rue du Centre, si vous me le permettez.

Soyez assez bonne pour me mettre aux pieds de Madame votre sœur et agréez l’expression de tous les respectueux hommages d’un secrétaire bien poussif.


XVIII


Dimanche, 7 mai 1867.


Chère Présidente,


Je suis bien malheureux, mais aussi pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu, comme je vous en avais prié ? Je crains bien de ne pas vous voir avant votre départ. Mardi, je ne pourrai aller rue du Centre. C’est ce jour-là que se livre la bataille des serinettes, et Dieu sait quand j’en serai quitte ! Soyez assez bonne pour m’écrire quand, après mardi, je pourrai vous dire adieu.

Je n’ai pas besoin de vous dire que je ferai de mon mieux lundi soir pour m’acquitter de vos ordres. Je ne veux plus discuter avec vous la conduite à tenir ; seulement, veuillez vous représenter que mon rôle d’ambassadeur n’est pas facile, qu’on peut me couper la parole au début de ma harangue, m’échapper de mille manières, tandis que, si vous aviez voulu porter la parole, il ne se pouvait pas qu’une explication n’eût pas lieu.

Adieu, Madame ; veuillez agréer tous mes respectueux hommages.


XIX


Jeudi.


Chère Présidente,


J’espérais pouvoir aller vous présenter mes hommages ce matin, mais je suis malheureusement retenu jusqu’à trois heures, et je crains qu’alors vous ne soyez plus rue du Centre. Je suis toujours très-souffreteux et ce temps d’hiver ne me convient nullement. Les malades sont si ennuyeux, que je me suis bien gardé de vous prévenir.

Adieu, chère Présidente ; j’espère que vous vous portez toujours bien et que vous vous amusez beaucoup.


M. X…, qui est venu me voir pendant ma grippe, s’est beaucoup moqué de moi parce que je lui avais dit que la langue lithuanienne était un dialecte slave. Il prétend que c’est une langue toute particulière. Or, je viens de recourir aux grandes autorités, Max Müller, etc. Le lithuanien est un dialecte slave, division wendique. C’est ce qui ressemble le plus au sanscrit parmi les langues européennes.


XX


Samedi, 1867.


Chère Présidente,


Je reçois ce matin votre billet daté de jeudi ; vous verrez qu’il n’a été mis à la poste que hier, et qu’il n’est arrivé qu’après votre visite. Je suis désolé que vous ayez pris la peine de venir, et encore plus désolé de ne pas vous avoir vue. J’étais allé au Sénat, où je me suis fort ennuyé.

Adieu, chère Présidente ; croyez à tous mes bien vifs regrets et dites-moi quand je pourrai avoir le bonheur de vous voir avant ma mort, qui est très-prochaine.


XXI


Lundi, 21 mai 1867.


Chère et aimable Présidente,


Je vous ai bien regrettée l’autre jour ; mais, comme il n’y a jamais deux bons jours de suite dans ce bas monde, je ne vous attendais pas, ce qui ne m’a pas empêché de sortir de ma robe de chambre, et d’ôter les livres qui couvrent mes fauteuils. Mais j’avais le pressentiment de ne plus vous voir, et, s’il faut tout vous dire, je n’ai jamais cru que vous eussiez cette bonne idée. Le plus triste, c’est que vous allez être bien longtemps au bout du monde, et Dieu sait si je vous reverrai ! Je suis plus malade que jamais, découragé et triste comme un bonnet de nuit.

Il n’y a pas grande apparence que je puisse m’acquitter de la commission que vous m’avez donnée. Je crois que les serinettes m’ont fait du tort, et qu’on me regarde comme une espèce de factieux. Il est vrai que les vrais factieux chantent mes louanges, mais je n’y tiens pas du tout. Au reste, nous verrons bien d’ici à peu de temps. On parle de grands voyages ; mais, au train dont vont les choses, je ne vois guère de projets qui puissent tenir. À tous ceux qu’on fait, il faut ajouter : « S’il plaît à M. de Bismarck. » Je voudrais bien qu’il lui plût de ne pas déranger votre voyage, et je fais des vœux pour qu’il n’y ait pas de champ de bataille sur votre route. Je la suis sur ma carte, et il me semble que vous devez traverser la Silésie pour aller à Cracovie par le chemin de fer, et M. de Bismarck, s’il était homme d’esprit, comme on le dit, aurait beau jeu pour vous arrêter au passage. Sérieusement, je crains pour vous cette partie de votre long voyage ; car, indépendamment des enlèvements, il y a toujours mille misères qu’on rencontre sur le passage d’une armée. Soyez assez bonne pour me rassurer dès que vous serez arrivée chez vous.

Ma lettre vient d’être interrompue par la visite d’Édouard Fould, enrhumé comme un loup et très-démoralisé. Il m’a dit vous avoir vue un instant lors de votre trop court passage et m’a chargé de vous faire ses excuses de n’être pas allé vous faire sa cour. Il y a six semaines qu’il garde la chambre et qu’il se livre à la mélancolie. Je lui conseille le mariage comme un puissant remède à tous les maux, mais il me paraît n’y avoir que de faibles dispositions.

Avez-vous vu ou connu Madame de Boigne, qui vient de mourir à quatre-vingt-six ans ? C’est une grande perte pour moi. C’était le dernier reste d’une société qui n’existe plus et qui ne se renouvellera pas ; une femme d’infiniment d’esprit et de bon sens, qui de plus m’aimait beaucoup. Mes vieux amis meurent et je n’en ai plus de jeunes, à moins que vous ne me permettiez de vous donner ce nom. J’ai été souvent tenté de vous demander cela, bien que vous m’ayez toujours fait un peu peur. Si je suis encore de ce monde quand vous reviendrez en France, je serai peut-être plus rassuré.

Adieu, chère Présidente ; mille souhaits pour votre bonheur. Lorsque vous voudrez bien penser à moi, dites-moi ce que vous faites, ce que vous ferez. Enfin, tout ce qui peut vous intéresser, intéressera beaucoup votre très-humble secrétaire, qui vous baise les mains avec grande tendresse.


XXII


Paris, le 25 juin 1867.


Chère Présidente,


Je mène une vie si triste, et je suis tellement isolé, qu’il faut me pardonner si je me laisse aller souvent à garder le silence d’un lapin au fond de son terrier. Que pourrais-je d’ailleurs vous écrire qui vous intéresserait ou vous amuserait ? Je respire aujourd’hui un peu moins mal, hier plus mal, demain pas trop mal. Ajoutez toutes les particules, prépositions, adverbes à mal. Voilà tout ce que je puis vous dire de moi. Je pense tous les jours davantage à m’en aller dans quelque désert où il fasse chaud, et là demeurer jusqu’à ce que mon quietus arrive. Vous ne vous effrayerez pas de ce mot latin, car vous me donnez l’exemple, et, vous autres Polonaises, vous savez toutes les langues.

Figurez-vous que, depuis votre départ, je n’ai pu encore aller faire ma cour à Madame votre sœur. Elle est chez elle le mardi, et précisément ce jour-là, par un triste hasard, nous avons séance au Sénat. Aujourd’hui, il y en a une des plus graves. Une pétition demande qu’on brûle tous les auteurs de mauvais livres, et j’ai quelque peur pour ma peau.

Il paraît que vous avez devant vous un été très-agité. Vous me parlez de chasse avec tant d’ardeur, que vous voudriez déjà, je pense, vous trouver en face d’un loup, voire même d’un ours. Passe pour la première de ces vilaines bêtes, mais je vous interdis absolument les ours : ils sont trop mal élevés pour avoir du respect pour les chasseresses.

J’ai déjeuné samedi avec nos hôtes de Fontainebleau. Le maître de la maison un peu souffreteux, la maîtresse très-enrhumée, ce qui n’est pas extraordinaire après tant de fatigues et si nombreuse compagnie. On est un peu effrayé du Turc qui nous arrive. Le cas est tellement sans précédent, qu’on est dans l’impossibilité de tout régler d’une façon convenable. Il pourrait se faire que Sa Hautesse fît des incongruités dans l’innocence de son cœur. Vous savez qu’il n’est jamais allé plus loin que Scutari ou Bouyouk-Dereh, et Dieu sait quelles manières il a pu y apprendre. À Constantinople, toutes les fois qu’il va voir sa mère ou une de ses sœurs mariées, elles lui offrent une de leurs femmes. Si on n’a pas la même attention, peut-être demandera-t-il lui-même. Comment feront les dames qu’il désignera ? Ce qui me rassure, c’est que vous êtes à Luxeuil et que bientôt vous aurez mis le Rhin entre vous et le grand Turc.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite santé, prospérité et gaieté. Vous savez que je suis toujours bien heureux quand j’ai de vos nouvelles ; mais ne m’accusez pas lorsque je cède à mes idées noires.

Veuillez agréer tous les respectueux hommages de votre secrétaire.


XXIII


Paris, 6 juin 1867.


Chère Présidente,


Je suis charmé d’apprendre que les eaux de Luxeuil vous font du bien ; mais je crains que le pays ne vous amuse guère. Je voudrais vous y envoyer des gens aimables ; mais il n’y en a pas beaucoup à présent et ils se portent ou trop mal ou trop bien pour aller à Luxeuil. Quant à moi, je ne puis bouger, vous le savez, et je me garderai bien d’aller réclamer vos soins en qualité de garde-malade. Je ne vois pas du tout. Je n’ai pas vu l’empereur Alexandre, et seulement hier le hasard m’a fait rencontrer le roi de Prusse, qui a été reçu, ce me semble, poliment, mais fraîchement, l’empereur Alexandre l’avait été mieux. Il est vrai que, l’autre jour, s’étant aventuré au Palais de Justice, un avocat en robe lui a crié dans l’oreille : « Vive la Pologne ! » Des étudiants de dixième année lui ont répété le même cri devant l’hôtel de Cluny. On dit pourtant qu’il est content et qu’il s’amuse. Les récits qu’on m’a faits de la fête de la princesse Metternich me font douter qu’on puisse faire aussi bien chez M. de Goltz et M. de Budberg. Je crois que, si j’avais des souverains à recevoir, je les mènerais à Mabille et à la Closerie des Lilas, selon le précepte qui recommande de donner du nouveau aux gens blasés. C’est pour cela que les amants des souveraines ne sauraient mieux faire que de les battre, afin de leur procurer des sensations encore inconnues. Les jambes de Mademoiselle Schneider paraissent avoir produit beaucoup d’effet sur le prince Vladimir. Son auguste père, après la visite aux Variétés, s’est promené tout seul dans le passage des Panoramas, suivi par quelques messieurs de la troupe de M. Hirvoix, chargé de le préserver des Polonais de mauvaise humeur. On a été quelque temps à se méprendre sur ses intentions, jusqu’à ce que, découvrant des cabinets particuliers mais publics, le czar y est entré d’un air de grande satisfaction.

Hier, à onze heures du soir, un de mes amis qui m’avait tenu compagnie et qui venait de me quitter, est remonté précipitamment pour me dire que le feu était à ma maison. En sortant dans la rue, un sergent de ville lui avait dit : « Comment, vous sortez et le feu est chez vous ! » J’ai ouvert la fenêtre et j’ai senti en effet beaucoup de fumée, mais je n’ai pas vu de feu. Il y avait sous ma fenêtre un grand rassemblement. Ma cuisinière commençait à prendre son chat et j’hésitais entre mon argent et mes bottes, lorsqu’on a découvert qu’il ne s’agissait que d’un feu chez un boulanger de la rue du Bac, assez loin de chez moi.

Adieu, chère Présidente ; vous ne me parlez pas de vos projets. Vous reverrai-je cette année ?

Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XXIV


Dimanche, 14 juillet 1867.


Chère Présidente,


Mille remercîments de votre aimable lettre. Je suis charmé d’apprendre que les eaux vous ont fait du bien et j’espère que l’air de la forêt Noire vous en fera encore davantage. Je suis allé voir l’autre jour Madame X…, que j’ai trouvée florissante et en grande beauté. Elle m’a fait donner par M.*** le livre qu’il vient de faire, qui m’intéresse et m’amuse. Je le trouve très-bien écrit et pensé, et le seul défaut que j’y découvre, n’est pas de ceux que vous blâmeriez : c’est d’être un peu trop polonais. Vous savez que, pour moi, je suis Cosaque.

J’ai passé ces derniers jours moins mal à cause de la chaleur ; mais je me suis privé de toutes les splendeurs dont on a régalé les Parisiens. J’ai aperçu seulement de loin la barbe du sultan. J’aurais mieux aimé voir le nez d’une sultane, car cela me manque. Après avoir passé un mois à Constantinople et avoir admiré cent mille yeux presque autant maquillés que ceux qui font l’ornement du bois de Boulogne, je suis parti sans savoir comment un nez de Turquesse est fait. Sa Hautesse a été fort émue, à ce qu’il paraît, du train dont on la fait voyager, et le prince impérial avait pris la chose au tragique. Fuad-Pacha a eu toutes les peines du monde à les empêcher de faire quelque scandale. Les dames de l’Académie impériale de musique s’étaient flattées que le sultan leur jetterait beaucoup de mouchoirs, mais il n’en a jeté aucun. Il voyage maintenant, et peut, comme une demoiselle de la rue de Bréda devant qui deux de ses amies de la rue Notre-Dame-de-Lorette parlaient de ce qu’elles feraient si M. de Greffulhe leur faisait cent mille livres de rente : « Moi, dit l’une, j’aurais une chambre à coucher tendue en cachemire. — Moi, dit l’autre, j’aurais une calèche avec des chevaux gris et des cocardes en satin avec un diamant au milieu. — Et moi, dit la demoiselle de la rue de Broda, si j’avais cent mille francs de rente, je coucherais seule. »

Je suis si esclave du temps, que je m’abstiens de tout projet. J’ai renoncé à aller à Londres cette année, et je ne sais pas du tout ce que je ferai lorsque notre session finira, c’est-à-dire le mois prochain. M. Tourguénief me presse d’aller le voir à Bade. Si je puis y aller, je vous demanderai la permission de vous faire ma cour, supposé que vous restiez jusque-là à Wiesbaden. Mais tout cela dépend de mes poumons. Bien que très-voisins de mon cœur, ils ne sont pas toujours du même avis.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer tous mes respectueux hommages.


XXV


Paris, 9 octobre 1867.


Chère Présidente,


Il y a longtemps que je veux vous écrire et je n’en ai pas le courage. Je suis tellement triste, que je me fais scrupule de faire part de mes blue devils aux âmes charitables qui veulent bien s’intéresser à moi. Vous aurez appris la mort de M. Fould. C’est un excellent ami que je perds et une de ces affections qui ne se remplacent pas. Je ne puis vous dire combien cette mort m’a affecté. Je l’avais laissé il y a six semaines plein de santé, heureux du loisir qu’il avait et en disposition de bien employer son temps à la campagne. Le docteur Arnal, un de ses bons amis, était allé passer quelques jours à Tarbes, chez lui. Il l’a quitté en très-bonne santé apparente le matin même du jour où il est mort. Le même jour, à Londres, un autre de mes amis, M. Waddington, le sous-secrétaire d’État de l’intérieur, mourait subitement de la même manière.

Laissons toutes ces tristes choses.

Quels sont vos projets pour cet hiver qui s’annonce si rudement ? car, ici, nous avons déjà un froid de novembre.

Je ne sais pas si Madame votre sœur est déjà mariée ; on me dit qu’elle est à Biarritz, et c’est là, je crois, que la lune de miel se passera. Ce sera probablement pour vous un motif ou une occasion de venir à Paris et d’y rester quelque temps. Je me mettrai en route pour Cannes vers la fin du mois. Je tâcherai de faire mes adieux à Sa Majesté qu’on attend ici assez prochainement. Il est probable que c’est à Compiègne qu’on recevra l’empereur d’Autriche, et je tiens de bonne source qu’on prépare le château de Pierrefonds pour y donner un grand déjeuner le 23. Il paraît que l’impératrice ne viendra pas à cause d’une grossesse.

Paris est aussi triste que possible. Il n’y a plus de gens du monde, et les gens d’affaires, qui en font à présent les honneurs, ont des mines longues et désolées. Tout le monde a peur sans trop savoir pourquoi. C’est une sensation comme celle que fait éprouver la musique de Mozart, lorsque le Commandeur va paraître. M. de Bismarck, qui est le Commandeur, ne paraîtra pas cependant, à ce que je crois, et les bruits de guerre n’ont rien de sérieux. Mais il y a un malaise universel et on est nerveux. Le moindre événement est attendu comme une catastrophe. Enfin, on est bête et ennuyé. Le remède à cela n’est pas facile à trouver, et, d’ailleurs, y a-t-il un remède ?

Je vais toujours cahin-caha, tantôt médiocrement, tantôt mal. Les premiers froids m’ont éprouvé. J’espère que notre beau soleil du Midi me fera quelque bien. Au reste, je commence à m’habituer à souffrir et je m’étonne de vivre encore après que tant de mes contemporains et mes amis m’ont quitté.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite santé et prospérité au milieu de vos neiges. Vous êtes une fille du Nord et vous n’en êtes pas effrayée. Je voudrais bien qu’elles ne vous gelassent pas le cœur et qu’il y restât une petite place pour le plus respectueux secrétaire de votre présidence.


XXVI


Cannes, le 12 décembre 1867.


Chère Présidente,


Je suis bien fâché de vous savoir à Rome et surtout pour la cause que vous me dites. Je ne me consolerais jamais d’avoir attrapé une balle pour notre saint-père, si je n’étais sûr d’avoir une garde-malade telle que vous, et, après tout, je trouve votre neveu un heureux mortel. J’espère que vos bons soins remettront bientôt sur pied le cher blessé. Je n’espère pas cependant que vous honoriez notre plage de votre présence.

Nous ne sommes guère amusants cette année. Il y a beaucoup de monde à Cannes et à Nice, mais moins de mouvement et de gaieté, à ce qu’il me semble, qu’à l’ordinaire.

Madame Gustave de Rothschild est venue s’établir dans une horrible villa à côté du gazomètre, et s’y est si prodigieusement ennuyée, qu’au bout de huit jours elle a pris la fuite pour Nice. On nous avait annoncé la visite de Sa Majesté l’impératrice, mais c’était un canard, ou plutôt ç’a été un projet manqué. Pourquoi et comment, c’est ce que je ne saurais dire.

Vous lisez nos débats parlementaires : beaucoup d’éloquence, encore plus de passion et peu d’idées politiques ; mais, en revanche, je ne sais quel vilain souffle révolutionnaire qui donne fort à penser. Que sortira-t-il de cela ? J’en suis en peine. Je suppose que vous tressez des couronnes à M. Thiers. Il a eu certainement un rare courage dans ce temps-ci, celui de rompre ouvertement avec les fous auxquels il s’était associé. On m’écrit aujourd’hui de Paris qu’on pense à de nouvelles élections. Je me demande si le moment sera bien choisi après les dernières discussions et celles qui se préparent.

Laissons la politique et parlons de vous et des vôtres. Et d’abord, Madame votre sœur est-elle mariée ? Veuillez lui faire mes compliments, s’il vous plaît. Il paraît qu’elle n’était pas encore de retour à Paris au commencement de ce mois.

Que faites-vous à Rome quand vos fonctions de sœur de charité vous donnent quelque loisir ? Y a-t-il beaucoup d’étrangers et qu’y font-ils ? Je voudrais savoir tout cela. Je connais la rue que vous habitez et j’y ai demeuré il y a bien longtemps. Je vous y vois par les yeux de l’esprit, et j’aimerais bien à m’y retrouver avec vous et à errer par les rues de Rome, où on trouve à chaque instant quelque chose qui intéresse et sur quoi on aimerait à échanger des idées. Malheureusement, je n’ai plus d’espoir de voyage à présent. Je suis plus souffreteux que jamais, et l’hiver, qui a pénétré cette fois jusque sur notre rivage, me réduit à la condition d’un poisson qu’on vient de tirer de l’eau. Je n’ai pu encore aller à Nice. Je ne sors que très-rarement et je ne trouve jamais le soleil assez chaud. Enfin, chère Présidente, vous aurez bientôt une place de secrétaire à donner.

Je ne vous remercie pas encore du présent que vous m’annoncez. S’il est à Paris, je n’en ai pas de nouvelles. Mon cousin, qui me tient au courant de mes petites affaires, est toujours à la campagne, et ma gouvernante n’est pas très-ferrée sur l’écriture, trop discrète, d’ailleurs, pour examiner les paquets qui m’arrivent.

Adieu, chère Présidente. Je vous souhaite une bonne fin d’année, santé, joie et prospérité, et je vous supplie, quand vous n’aurez rien de mieux à faire, de m’envoyer quelques lignes de votre blanche main, que je baise très-humblement.


XXVII


Cannes, 16 janvier 1868.


Chère Présidente,


Quand on n’est pas habitué à la neige comme vous l’êtes, de même qu’à rivaliser avec elle de blancheur, comment voulez-vous qu’on écrive ? On a les doigts gelés. Nous venons d’avoir un hiver affreux. Pluie, grêle, neige pendant vingt-quatre heures, et presque toujours un ciel gris, sombre, qui exaspère ceux qui viennent dans le Midi pour voir le soleil. Enfin, toutes ces misères sont passées ou à peu près, et je sors de mon trou comme un ours aux premiers jours du printemps, et c’est à vous que je veux d’abord donner signe de vie.

Vous saurez donc que j’ai été bien malade, bien triste et découragé. J’ai été très-inquiet pour un de mes bons amis dangereusement malade en Angleterre ; aujourd’hui même, j’en ai eu des nouvelles rassurantes.

J’ai appris aujourd’hui également par une belle duchesse de votre connaissance qui demeure à Nice, et qui est venue exprès me voir, que Madame votre sœur était en pouvoir de mari. Une autre de vos amies, Miss Alison, va également tenter la même expérience à l’égard d’un M. Grégory, membre du Parlement, homme un peu mûr, mais qu’on dit intelligent et aimable. On s’amuse beaucoup à Nice, à ce que m’apprennent mes espions, car voilà un mois presque entier que je n’ai mis le nez à ma fenêtre. Je me trompe, je suis allé voisiner chez une très-jolie dame russe, et voici comme. Pour passer le temps, je faisais un article sur Pouchkine, et n’ayant pas un seul volume de ses œuvres à ma disposition, je chargeai un de mes amis fort lancé dans la société russe d’ici, d’emprunter pour moi les poésies détachées que toute dame russe devrait avoir. Madame Woronine, ma voisine susdite, m’envoie aussitôt un gros paquet. Savez-vous ce que j’y trouve ? un morceau d’assetrina et des riabtchik[8] ; tout cela cuit aux bords du Volga, et envoyé probablement par le télégraphe.

J’ai fort apprécié, comme vous pouvez croire, cette nourriture pour le corps qu’on m’envoyait à la place de la nourriture de l’âme que je demandais. Cette dame donc est le portrait de la duchesse de Medina-Cœli jeune, et a les cheveux de la même couleur que l’oiseau dont elle tire son nom. Si vous ne me dites pas des choses bien tendres, je suis décidé à en devenir amoureux. Voilà ce que c’est que de laisser son secrétaire sans consolation pendant des mois entiers, exposé à des séductions telles que les cadeaux culinaires dont je vous ai parlé.

Que dit-on et que fait-on à Rome ? Vous ne me dites pas si l’on a peur, si le fameux Jamais de M. Rouher a été pris pour de l’argent comptant ou pour de la rhétorique. Ici, les affaires ne vont pas trop bien. La Chambre n’est pas dirigée. La loi sur l’armée ne doit pas donner une trop bonne idée de notre patriotisme aux étrangers. Il y a beaucoup de misère et beaucoup d’inquiétude sans qu’on se rende bien compte de quoi l’on a peur. Malgré tout ce qui s’est dit et se dit à Paris et à Berlin, bien des gens ne peuvent admettre que M. de Bismarck ne nous fasse pas la guerre au printemps.

M. de Goltz a été opéré de je ne sais quoi à la langue ; on dit que ce n’est pas une trop bonne affaire et que cela peut finir mal.

Ce serait Madame de Montebello qui remplacerait, dit-on, la duchesse de Bassano.

Voilà toutes mes nouvelles, chère Présidente, et je n’ai de place que pour tomber à vos genoux et baiser très-respectueusement et très-tendrement votre blanche main, si vous voulez bien me la tendre. Vache padarny pissar[9].


XXVIII


Cannes, 9 mars 1868.


Chère Présidente,


Je n’osais vous écrire pendant ce temps de carnaval dont nous venons de sortir. Il me semblait que ce serait troubler vos plaisirs que de vous donner des nouvelles d’un pauvre diable qui vit tout juste et qui est toujours souffrant. Vous me faites des reproches que je ne mérite pas. Si j’avais cru vous faire quelque plaisir, je vous aurais écrit. Vous êtes un beau papillon fait pour le soleil, et moi je deviens de plus en plus étranger à l’air, à la lumière et, je pense, bientôt à la vie.

Vous ne me donnez pas de nouvelles de Rome. Mon journal dit que tout va bien ; je m’abstiens de le croire. Comment notre saint-père trouvera-t-il moyen de payer ses dettes ? Voilà ce qui m’embarrasse et ce qui doit l’embarrasser bien davantage. Il n’y a rien de plus incertain que la charité des fidèles et surtout dans ce siècle de fer.

Comment Madame la marquise *** prend-elle son nouvel état ? Le marquis doit avoir l’air d’un consul romain le jour de son triomphe au Capitole. Je dis le jour, ce n’est pas le plus beau moment. Votre amie Miss Alison va aussi prendre un mari. Je ne l’ai pas vue. Je ne suis pas allé une seule fois à Nice, et je ne sais rien que par la renommée. Édouard Fould est venu passer quatre jours avec nous. Celui-là ne paraît pas autrement pressé d’allumer les torches d’hyménée, malgré la morale que je lui fais. Il a tort. Cette génération finira mal. Elle est entièrement dépourvue d’enthousiasme.

Ma jolie voisine russe est partie pour Paris. Cannes commence à se vider rapidement, bien qu’il soit en cette saison plus beau que jamais. Je ne pense pas que vous ayez à Rome un plus beau ciel et de plus belles fleurs. Je vous envie d’aller à Naples. C’est, de toutes les villes d’Italie, celle qui m’a laissé le meilleur souvenir. J’espère que le Vésuve vous garde une dernière convulsion pour saluer votre arrivée. N’allez pas trop près du cratère, ou vous attraperez une bronchite comme celle que j’ai gagnée il y a quelques années. Cette atmosphère de soufre est abominable, et, si c’est comme quelques-uns le disent, celle du diable, cela donnerait envie d’aller en paradis, malgré la mauvaise compagnie qu’on est exposé à y rencontrer. N’oubliez pas d’aller voir les catacombes, qui sont très-pittoresques et n’ont rien de triste comme celles de Rome. Allez aussi à San-Carlino voir jouer admirablement la comédie vulgaire. Je n’ai jamais vu de troupe comparable à celle-là. Il n’y a pas un acteur qui ne soit excellent. Seulement, on attrape des puces dans les loges. Il y avait de mon temps une prima donna admirablement belle, qui aimait beaucoup les huîtres et qui mangeait cinq ou six livres de macaroni à souper.

Viendrez-vous à Paris cette année, Madame ? ou, de Naples, irez-vous en droite ligne en Podolie ? Si je n’étais pas à demi embarqué dans la nacelle de Caron, je saurais bien vous rencontrer quelque part ; mais, dans ma situation moribonde, la Podolie me paraît un point aussi peu accessible que la lune ; et cependant, avant de passer dans un monde meilleur, je serais bien heureux de baiser votre blanche main.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Vache padorny pissar.


XXIX


Montpellier, hôtel Nevet, 17 avril.


Chère Présidente,


J’adresse aujourd’hui à votre neveu la lettre pour M. Patin. Je pense qu’on ne pourrait avoir un examinateur plus bienveillant.

Quant à l’autre affaire, elle est plus difficile, et je ne pourrai y travailler qu’à mon retour à Paris, c’est-à-dire au commencement du mois prochain. La chose, malheureusement, exige le concours d’au moins deux ministres, sinon trois. Le ministre de l’instruction publique, auquel je m’adresserai, et qui a de la bienveillance pour moi ; puis, — et c’est là le hic, — le ministre des Affaires étrangères, que je ne connais pas du tout, mais qui a la réputation d’être très-aimable pour les jolies femmes et sur lequel vous ne pouvez manquer d’exercer une grande influence. Il se peut, de plus, qu’il faille encore que M. de Budberg dise son mot. Mais je commencerai par le ministre de l’instruction publique, et je saurai de lui, mieux que je ne le puis ici, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut espérer.

Je suis ici pour mes poumons. On les traite d’une drôle de façon. Votre infortuné secrétaire est enfermé dans une boîte en fer où il y a deux fauteuils. Il s’assied sur l’un avec une chaufferette sous ses pieds, puis une machine à vapeur pompe dans la boîte de l’air qui s’y comprime au point de faire tinter les oreilles assez désagréablement. J’y reste deux heures, regrettant fort que vous ne soyez pas sur l’autre fauteuil. Cependant, le temps passe assez vite sinon d’une manière amusante, et je m’endors assez souvent. Je m’en trouve assez bien jusqu’à présent. On m’en a rapporté des effets merveilleux, et je compte pousser l’expérience jusqu’au bout. Guy Patin disait qu’en fait de découvertes médicales, il fallait se hâter de les prendre pendant qu’elles guérissaient.

Mille remercîments de la jolie photographie que vous m’avez envoyée. Cette aigrette me plaît, mais j’aurais mieux aimé une robe moins janséniste. Je suppose que vous avez passé un carnaval fort gai à Rome. Le mien a été des plus tristes. Avant de quitter Cannes je suis allé faire visite à Madame Gavini. J’y ai trouvé Miss Alison, qui vient d’hériter de six ou sept mille livres sterling de rente, et qui va épouser, comme je crois vous l’avoir dit déjà, un M. Grégory, peu jeune, membre du Parlement. Elle m’a dit qu’à Nice elle avait passé l’hiver à déjeuner en ville, puis luncher, avec bal à la suite du lunch, dîner, bal, souper et quelques visites ou parties de campagne dans les entr’actes. Cela m’a paru lui avoir fait beaucoup de bien.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite tout le bonheur possible sur cette terre.

Veuillez faire mes compliments au Vésuve.


XXX


Montpellier, 16 mai 1868.


Chère Présidente,


Je ne sais si cette lettre arrivera à Vienne pour votre passage. La vôtre a fait bien des voyages pour me trouver ici, où je suis depuis un mois entre les pattes de la Faculté.

Votre lettre m’a appris cette horrible histoire. Je ne lis jamais les articles crimes dans les journaux ; et, d’ailleurs, comment soupçonner que cette pauvre dame était votre parente ? A-t-on pu découvrir les assassins ?

Je me trouve assez bien de mon séjour à Montpellier. J’y ai pris des bains d’air comprimé qui m’ont à peu près remis les poumons en ordre, autant du moins qu’on peut restaurer une vieille machine. Je vais partir pour Paris, où je compte vivre tout à fait en ours. Si à la fin de la session je me trouvais assez vaillant, j’irais passer quelques jours en Angleterre auprès d’un de mes amis malade. Voilà où finissent mes projets. Au delà de Vienne, vous ne me dites rien des vôtres. Je suppose, d’après le commencement de votre itinéraire, que vous allez en Pologne. Quand comptez-vous revenir ?

Je n’ai pas eu de nouvelles de l’examen de votre neveu, à qui j’avais envoyé une lettre pour son président. J’espère que le résultat a été heureux. Où est Madame la marquise *** ? où doit-elle demeurer à Paris ? Je vous demande cela, parce que j’espère avoir de temps en temps de vos nouvelles, et je compte faire une exception à ma retraite pour m’en procurer ; car ma chère Présidente aura tant de coquetteries autour d’elle qu’elle ne pensera peut-être pas à son secrétaire.

On m’écrit de merveilleuses choses de toutes les fêtes qui ont eu lieu, de la grande révolution accomplie par Madame de Pourtalès pour le raccourcissement des robes, de l’opposition tentée par tous les vilains pieds, et de leur confusion finale. Je pense que votre couturière vous a déjà renseignée à ce sujet beaucoup mieux que je ne saurais le faire, et que vous êtes franchement du parti de la révolution. Je regrette seulement de ne pas vous voir avec une mode qui doit vous aller très-bien.

Connaissez-vous la princesse de Mingrélie dont j’apprends le mariage ? Je suis brouillé toujours avec les noms propres, et, d’ailleurs, ces noms caucasiques ne sont pas des plus aisés à retenir ; mais sa mère n’a-t-elle pas été enlevée par Schamyl et gardée quelque temps prisonnière ? J’ai lu autrefois une relation de l’aventure, en russe, qui était des plus dramatiques. Schamyl, d’ailleurs, avait eu de très-bonnes manières avec elle, d’où j’avais conclu qu’elle n’était plus de la première jeunesse.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite un heureux voyage et un prompt retour. À mon arrivée à Paris, j’entreprendrai auprès du ministre de l’instruction publique la négociation que vous savez.

Veuillez agréer tous les souhaits et les respectueux hommages de votre secrétaire. Rappelez-moi au souvenir du comte Pazzi.


XXXI


Paris, 27 août.


Madame,


Votre lettre me fait grand plaisir. Je vous croyais perdue à jamais pour votre infortuné secrétaire. Je vois que vous avez passé votre temps de la façon la plus agréable. Vous ne me dites pas si vous vous êtes bien trouvée des bains de Luxeuil ; mais vos continuelles pérégrinations me font supposer que vous y avez fait bonne provision de forces pour les travaux de l’automne et de l’hiver. En vérité, la force est la chose la plus nécessaire à une jolie femme par le temps qui court. Heureusement qu’il y a pour elle des grâces d’état comme pour les souverains qui se délassent d’un voyage par trente degrés de chaleur, en passant une revue de six heures, et de la revue par un bal et une harangue de maire. J’ai souvent désiré d’être une jolie femme pendant quelques jours, mais jamais d’être roi.

J’ai vécu (très-mal) depuis deux mois, absolument comme un chat malade qui ne sort pas de son grenier, en sorte que je ne sais rien du tout de ce qui se passe dans le monde ; d’ailleurs, il n’y a plus de monde à Paris en ce moment, et la langue française est la plus rare qu’on entende parler dans les rues.

Il paraît qu’il y a grand empressement pour aller à Biarritz. Le duc et la duchesse de Mouchy partent ces jours-ci. Il y a si longtemps que je n’ai vu Madame la marquise ***, que je n’ose aller m’informer si elle est encore à Paris. Sur l’entrevue de Salzbourg, les journaux vous en diront tout ce qu’on en sait, c’est-à-dire très-peu de chose. Presque tout le monde croit à la guerre pour l’année prochaine. Je persiste à n’y pas croire, par une très-mauvaise raison peut-être ; c’est que, personne n’ayant à y gagner et tout le monde ayant beaucoup à y perdre, il me paraît improbable qu’on fasse cette grande folie. Cependant, on dit que les Russes, si on ne leur abandonne pas l’Orient, veulent se dédommager en prenant la Gallicie. À quoi on répond que M. de Beust, qui est homme à expédients et qui se retourne avec facilité, fera quelque grande démonstration en faveur de la Pologne et allumera un incendie de tous les diables. Voilà la plus fine fleur de la politique qui se fait entre les cinq ou six Parisiens trop malades pour sortir de leur ville natale.

Je pense que je resterai ici jusqu’au moment d’aller prendre mes quartiers d’hiver à Cannes. On m’a gracieusement invité à Biarritz, mais j’ai dû refuser, n’étant pas assez sûr de moi pour m’exposer à tomber tout à fait malade ; en outre, dans ma disposition actuelle d’esprit et de corps, la vie de Biarritz ne me convient guère. J’y serais très-ennuyeux et probablement très-ennuyé, l’un n’allant guère sans l’autre. Présentement, par la grande chaleur que nous avons, je me trouve assez tolérablement, mais gare le retour des mauvais temps !

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous les tendres et respectueux hommages de votre secrétaire.


XXXII


Hôtel Nevet, Montpellier, 17 octobre 1868.


Madame,


Je suis ici depuis une quinzaine de jours fort souffreteux et encore plus triste. Je prends des bains d’air comprimé qui m’ont fait grand bien le printemps passé ; mais, en venant ici, j’ai attrapé un rhume abominable, et je passe ma vie à tousser et, par suite, à étouffer. Cette occupation, surtout la nuit, est une des plus ennuyeuses qui se puissent imaginer. Je soupire après le moment où je pourrai aller à Cannes ; très-probablement je n’y serai pas mieux, mais au moins je verrai une belle mer et de belles montagnes. Montpellier est la plus vilaine ville et la plus ennuyeuse que j’aie vue.

Vous calomniez, j’en suis sûr, les respectables employés de l’administration des postes pour excuser votre paresse. Les lettres ne se perdent pas, mais les belles dames n’ont pas le temps d’écrire, à moins qu’il ne s’agisse de faire tourner des têtes et déchirer des cœurs. Or, vous savez que vous avez produit déjà ces deux phénomènes chez moi, et vous jugez avec raison que ce n’est pas la peine de refaire une expérience qui a déjà si bien réussi. J’apprends avec beaucoup de regret que vous passez l’hiver à Dresde. Après Berlin, de toutes les villes d’Allemagne, c’est celle qui m’a laissé le plus maussade souvenir. Cela me fait l’effet d’un Versailles germanique. Je me souviens pourtant avec plaisir du Musée et de la promenade de Brühl, où j’ai vu des soldats expliquant leur tendre amour à des cuisinières. J’espère que l’usage s’en est conservé.

À propos d’amour, on dit que Madame la marquise *** prolonge la lune de miel bien au delà des limites admises par la civilisation. Si je suis bien informé, elle resterait à Biarritz cet hiver à jouir du vent et des vagues et de la solitude. Ce n’est pas vous qui seriez aussi poétique !

Vous aurez peut-être vu par les journaux que la duchesse Colonna est tombée en Espagne au milieu d’une insurrection, et qu’elle s’est mise à panser les blessés des progressistes sur le champ de bataille près de Cordoue. Le peuple souverain lui a donné un grand ruban rouge avec la date en or, 28 septembre. On me dit qu’elle est fort enthousiasmée de toutes les belles choses qui se disent et se font à Madrid. Pour moi, de loin, elles me paraissent bien bêtes. Je crains que cela ne finisse par une guerre civile pire que celle qui a fini en 1840. Le duc de Montpensier, qui avait fort poussé à la révolution, et même dépensé quelque argent à cet effet, s’en trouve assez mal récompensé. Au train dont vont les affaires, je ne serais pas surpris que le peuple souverain lui confisquât sa belle terre des bords du Guadalquivir ; ce qui lui ferait peut-être encore plus de peine que si on lui confisquait l’infante son auguste épouse.

Adieu, Madame, pour un an ou deux, ou pour jusqu’au jour où nous nous retrouverons dans la vallée de Josaphat. J’ajourne jusqu’à ce moment bien des questions que j’aurais à vous adresser. Dites-moi cependant, quand vous trouverez des facteurs fidèles, ce que vous comptez faire après Dresde. Je suis un ami fort désintéressé, mais j’aime cependant à savoir ce que deviennent les belles, quelque volages qu’elles soient. Donnez-moi aussi des nouvelles de Mesdemoiselles vos filles. Il y a quelques mois, vous me parliez d’un mariage possible. Frémissez-vous à l’idée d’être grand’mère ?

Adieu encore, Madame ; veuillez me rappeler au souvenir du comte Pazzi, et agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XXXIII


Cannes, 27 novembre 1868.


Madame,


Mille remercîments pour vos excellentes allumettes. Mais vivrai-je assez longtemps pour en voir la fin ? Vous m’en avez envoyé une si grande quantité, et je suis si patraque que j’ai peur d’en laisser à mes héritiers.

J’espère que les beaux yeux de Mademoiselle votre fille sont revenus dans leur état ordinaire, qui est de faire mourir la moitié du genre humain.

Malheureusement, mon ami de Saulcy est en ce moment à Jérusalem ou quelque part aux environs de la mer Morte. Je ne pense pas qu’il revienne en Europe avant l’année prochaine. Il est mort tant de gens à l’Académie des inscriptions, qu’à présent je n’y ai presque plus de contemporains, et c’est à peine si je connais la figure de la moitié de mes confrères. J’ai écrit à ceux sur qui je puis avoir un peu de crédit.

Il paraît que l’impératrice ne revient pas aussi vite qu’on l’avait annoncé d’abord, et, maintenant qu’il est impossible qu’elle assiste à la séance impériale du 29, je ne vois pas de raison qui puisse l’obliger à se hâter. J’ai vu aujourd’hui une lettre d’Égypte. Tout s’est passé aussi bien que possible ; je parle du canal et non du mariage de M. de Lesseps, dont on ne donnait pas de nouvelles.

Adieu, Madame ; veuillez me rappeler au souvenir de mari et de fille et agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XXXIV


Cannes, vendredi 7 décembre 1868.


Chère Présidente,


Votre secrétaire aura l’honneur de vous présenter ses très-humbles hommages, mardi, tempo permetendolo, et si vous n’avez pas mieux à faire. Dans ce cas, il serait charitable à vous de lui écrire un mot, pour lui dire quand il pourra vous voir.

J’ai des nouvelles de Compiègne, où l’on travaille beaucoup, à ce qu’on m’assure. Mon rhume ne va pas trop bien, mais il faut en prendre son parti.

Adieu, chère et aimable Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XXXV


Cannes, 14 janvier 1869.


Chère Présidente,


J’ai été malade, je le suis encore, et, de plus, garde-malade ; voilà pourquoi il y a si longtemps que je ne vous ai écrit. Mademoiselle Lagden, que vous avez vue quand vous êtes venue à Cannes, est assez gravement malade et me donne beaucoup d’inquiétude. C’est une fièvre muqueuse qui dure depuis déjà plusieurs jours et me préoccupe bien tristement. Les médecins me donnent pourtant beaucoup d’espoir, mais je suis, par tempérament, je crois, porté à voir les choses en noir.

On me dit ici que madame la marquise *** est grosse. Je l’espère et le désire. Il paraît que la lune de miel se prolonge indéfiniment, car elle n’est pas encore revenue à Paris. N’y viendrez-vous pas, vous, pour le baptême ? Tous les maîtres d’hôtel de ce pays-ci sont dans la désolation ; les Anglais ont fait défaut ! La plupart des hôtels sont vides et les deux tiers des villas sont à louer. D’abord il y a eu une épidémie de petite vérole, que les cancans de nos voisins ont fort exagérée, puis on a bouleversé les rues de la ville, sous prétexte de les nettoyer et d’y faire des égouts collecteurs comme à Paris. Il en est résulté une difficulté grande pour circuler, et les aubergistes accusent le maire d’avoir éloigné les étrangers avec ses travaux intempestifs. C’est la grande maladie de ce temps-ci, de vouloir tout améliorer, tout changer. Il n’y a pas un maire que les lauriers de M. Haussmann n’empêchent de dormir, et qui ne veuille faire quelque égout collecteur. Mais le grand changement arrivé à Cannes, c’est de l’eau. Nous en avons à présent d’excellente, tandis que jadis nous ne pouvions faire du thé.

Je ne suis pas allé une seule fois à Nice. J’ai vu un instant ici notre préfet, qui m’a demandé de vos nouvelles. Mademoiselle Alison est à Nice, non mariée. Elle est à présent une riche héritière, et ce qui fait bien la critique des hommes, elle reste fille. Édouard Fould est ici, pas trop bien rétabli de sa grande maladie. J’espère cependant que notre climat lui fera du bien, et pourtant, cette année, le soleil de Cannes dément sa réputation. Nous n’avons pas de froid, mais des jours sombres et dignes de Paris. Je pense que vous êtes au milieu des neiges ; mais vous vous y trouvez comme le poisson dans l’eau. Heureuses natures septentrionales !

Adieu, Madame ; je vous souhaite une bonne année et me recommande à vos prières pour que celle-ci ne finisse pas pour moi aussi mal qu’elle commence.

Veuillez agréer les vœux et les respectueux hommages de votre secrétaire.


XXXVI


Cannes, 1er avril 1869.


Chère Présidente,


Veuillez, je vous prie, ne pas chercher un autre secrétaire. Votre vieux serviteur n’est pas encore mort et serait désolé d’être remplacé auprès de vous. J’ai été fort malade le mois passé, et je ne suis pas encore parfaitement rétabli ; pourtant je commence à sortir et j’ai fait aujourd’hui, pour la première fois, une centaine de pas sur la plage. J’attends avec impatience que les forces me reviennent pour aller à Paris ; et on me promet que je serai en état de faire le voyage avant la fin de ce mois. Ainsi soit-il ! Nous avons eu ici le plus vilain hiver qui se puisse imaginer. Presque toujours un ciel gris et morne, souvent de la pluie et absence complète de soleil. Il y avait peu de monde à Cannes. Pas beaucoup à Nice, à ce qu’on m’a dit, mais beaucoup de lorettes attirées par le voisinage de Monaco, où l’on va maintenant en un quart d’heure. Beaucoup de cancans sur le duc de Rivoli et la princesse de Senvocov, sur Miss Alison et le préfet. Tout cela ne vaut pas la peine d’être raconté. Nous avons maintenant de l’eau, et bonne à boire et à cuire les légumes. Nous avons un égout collecteur, qui a empesté la ville pendant trois mois et ne l’a pas du tout lavée. On nous a fait un quai magnifique le long de la plage, mais la mer l’a emporté aussitôt qu’il a été terminé. Enfin, nous possédons deux journaux dont les rédacteurs s’injurient dans le style le plus provençal, et qui, de temps en temps, quittent la plume pour se donner des coups de canne. Vous voyez que nous avons fait de grands progrès en civilisation, et que nous tendons à devenir grande ville.

Vous me réjouissez fort en m’annonçant votre voyage à Paris.

Merci pour votre photographie. J’en ai une que j’aime mieux. Je trouve que vous avez l’air triste et de mauvaise humeur ; je ne vous ai jamais vue avec cette mine-là, et j’ai eu de la peine à vous reconnaître. J’espère qu’il n’y a pas de motif pour ce grand sérieux.

Je me demande ce que vous faites à Dresde. Cette ville m’a plu beaucoup, tout en me laissant l’idée d’une vieille réputation déchue. On voit qu’elle a pu être amusante autrefois ; qu’il y a eu une société de gens d’esprit et de goût ; mais les habitants que j’y ai vus m’ont semblé plus lourds et plus ennuyeux qu’il n’est permis, même à des Allemands.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer tous les vœux et les hommages de votre humble secrétaire.

Rappelez-moi au souvenir du comte P*** et de Mesdemoiselles vos filles.


XXXVII


Paris, 26 mai 1869.


Chère Présidente,


M. le comte *** veut bien se charger de mes compliments au sujet du mariage de Mademoiselle votre fille. Je ne m’habitue pas à l’idée que mon aimable Présidente soit menacée d’être grand’mère d’ici à un an. Ce sont de ces coups de la Providence auxquels il faut se résigner ; mais, pour être grand’mère, vous n’en serez pas moins, et à jamais, la digne Présidente des cours d’amour, et vous me paraîtrez toujours la jeune comtesse Lise traînant tous les cœurs après soi.

Monsieur votre beau-frère vous dira en quel état il m’a trouvé. Très-bien, s’il m’avait vu il y a deux mois, assez mal au fond, car je suis bien loin d’être soulagé de mes tristes maux. Je suis toujours fort souffreteux et obligé de vivre comme un ermite. Je ne sors plus le soir, je ne vais plus dans le monde, je suis devenu tout à fait philosophe. Vous savez que j’avais quelques dispositions à l’ourserie, et ce n’est pas le monde que je regrette. Notre belle souveraine m’avait offert de me mener voir l’ouverture du canal de Suez. J’ai eu le courage de refuser ; mais il eût été par trop indiscret d’accepter et de lui donner l’ennui d’un malade et l’embarras peut-être d’un mort, car, de temps à autre, il me vient des velléités de quitter cette terre de misères. Je ne sais ce que je vais faire cette année ; peut-être m’enverra-t-on à quelques bains en Allemagne, et je serais bien heureux si je pouvais, sur ma route, trouver l’occasion de vous baiser la main et de me faire présenter au jeune couple amoureux. Ce sont des projets, et je n’ose plus en faire.

Je n’ai pas pu encore présenter mes hommages à Madame votre sœur. On me dit qu’on ne la voit que le soir, et je suis enfermé chez moi aussitôt après le soleil couché.

Comme il faut bien faire quelque chose, j’écrivaille un peu. Je fais en ce moment, pour le Journal des Savants, une histoire de la princesse Tarakanof ; et, pendant que j’étais à Cannes, j’ai fait deux petites nouvelles aussi morales que celle dont vous avez eu l’étrenne à Nice il y a deux ou trois ans. Peut-être, un jour, serez-vous assez désœuvrée pour en écouter la lecture et me donner une tasse de thé pour ma peine.

Adieu, chère Présidente, veuillez agréer l’expression de tous les respectueux hommages de votre très-humble secrétaire.

Je viens d’envoyer cette lettre à Monsieur votre beau-frère. Il est parti un jour plus tôt qu’il ne m’avait dit. Je vous expédie donc ma prose par la poste et vous prie de nouveau de croire à tous mes sentiments bien dévoués.


XXXVIII


Samedi, 6 novembre 1869.


Madame,


Soyez la bienvenue dans le département des Alpes-Maritimes. Je suis vivant et très-vivant en apprenant votre arrivée ; mais je ne puis plus compter sur un bon jour. Si la Providence me donne des forces et du soleil, je compte aller mercredi à Nice déjeuner chez M. Thiers, et, vers une heure, demander de vos nouvelles. Je suppose que vous n’êtes pas visible avant midi, voilà pourquoi je commencerai par M. Thiers mes visites à Nice.

Ne sachant pas si Husseim-Pacha était en Égypte, j’ai envoyé à M. de Humboldt une lettre par M. de Lesseps, mais il a de grandes occupations, et je vois qu’il se marie à une femme qui a quarante-trois ans de moins que lui.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.


XXXIX


Cannes, 18 novembre.


Madame,


Il y a deux jours que je veux vous remercier des bonnes choses que vous nous avez envoyées ; mais j’étais si malade que j’ai remis à vous écrire, afin de pouvoir vous mettre en post-scriptum que j’étais mort. Aujourd’hui, cependant je respire un peu, et j’en profite pour vous dire combien nous avons été reconnaissants de votre aimable souvenir. Vos petits gâteaux salés sont délicieux, et c’est la seule chose que je puisse manger quand je suis très-souffrant.

J’ai eu hier de vos nouvelles par un arrivant de Nice qui m’a aussi donné des détails sur les désastres de la préfecture, et la promptitude de Madame Gavini à réinstaller sa cuisine. Je voudrais bien être en état d’aller lui demander une bouille-à-baisse, mais, hélas ! je n’ose sortir de mon trou.

Adieu, Madame ; veuillez me rappeler au souvenir de M. le comte Pazzi et me recommander aux aimables professeurs (ou professeuses) de Juconde. Agréez l’expression de tous mes respectueux hommages.


XL


Cannes, 3 décembre 1869.


Chère et aimable Présidente,


Je suis charmé de vous savoir hors de vos neiges, de vos loups et de vos traîneaux. Nous avons un bien triste temps à vous offrir. Votre infortuné secrétaire est en proie à un rhume affreux, et depuis deux jours étouffe comme un poisson hors de l’eau. Dès qu’il pourra sortir de son trou, il aura l’honneur de se mettre à vos pieds. Si vous êtes d’humeur patiente et clémente, il vous lira une petite drôlerie qu’il a faite pour la dame de Biarritz. Mais il est bien entendu que c’est pour vous toute seule. Je ne vous donne pas la chose pour trop morale par la forme. Pourvu qu’elle le soit par le fond, c’est l’important.

Pouvez-vous me dire quelque chose des chaises de Chiavari ; on me donne une commission à cet effet. Ce sont des chaises très-légères, qui se font auprès de Gênes. Une femme, en se tournant dans un salon, en balaye une demi-douzaine de sa queue.

Adieu, Madame ; je pleure et j’étouffe tellement en vous écrivant, que je me sauve dans ma bergère au coin de mon feu.

Veuillez agréer, chère Présidente, l’expression de tous les tendres et respectueux hommages de votre secrétaire.


XLI


Cannes, 15 décembre.


Chère et aimable Présidente,


Vous me faites un grand nombre de questions, mais je suis trop malade aujourd’hui pour répondre à toutes. Le fait est que je suis très-souffrant et découragé d’être si mal par un si beau temps. Mais ne parlons pas de ces sottes misères de santé.

La chose la plus importante, je vous l’ai dit, c’est au sujet de votre coiffure. Vous avez toute permission de ma part de porter des robes et des chapeaux comme la mode les fait ; mais vous auriez grand tort de gâter la tête que le bon Dieu vous a donnée. Elle est assez grosse de malices et de coquetterie sans que vous l’augmentiez en imitant avec vos cheveux un bonnet de Basilikyr.

J’ai fort admiré la voix et le brio de Madame de Blumsberg, et je ne la trouve pas si triste que vous dites. Elle a des yeux comme des étincelles. J’ai trouvé aussi Madame Potocka bien mieux que je ne m’y attendais. Si vous trouvez occasion de lui dire mon admiration, vous m’obligerez de lui en faire part.

Je reçois des nouvelles de Compiègne. On y est très-sage et très-digne.

De Paris, on m’écrit que la grande préoccupation n’est ni au Mexique ni à Rome, c’est la nouvelle loi sur le service militaire qui met tout le monde en émoi. Les cocodès, qui ne sont pas chevaleresques, ne paraissent pas montrer beaucoup de goût pour les fusils à aiguille.

Adieu, Madame ; je regagne mon canapé et je n’ai plus la force de vous écrire. Pour répondre cependant à une de vos questions, je vous dirai qu’il faut que je vous aime beaucoup pour vous dire la vérité sur votre coiffure. J’aurais encore des observations à vous faire sur les bas rayés ; les raies horizontales ont des inconvénients, mais cela mériterait une dissertation spéciale.

Adieu, Madame ; pardonnez au décousu de ma lettre, et veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


XLII


Cannes, 28 décembre 1869.


Chère Présidente,


Ou vous étiez de bien mauvaise humeur le jour où vous avez posé pour votre photographie, ou le photographe a été gagné par vos rivales. Vous avez un air féroce que, Dieu merci, je ne vous connais pas. Je vous remercie cependant beaucoup d’avoir songé à moi, mais je vous demanderai la permission de changer mon exemplaire pour un autre d’expression moins farouche.

Je suis horriblement souffrant depuis le froid, et je partage la désolation des habitants du pays qui voient leurs jardins transformés en épinards cuits. Tous nos orangers sont rôtis ; on craint pour les oliviers, et, quant aux belles plantes des jardins, il n’en reste plus que les racines. Les Parisiens qui venaient ici pour avoir chaud, nous reprochent de les avoir indignement trompés. Je vois que vous passez le temps doucement et gaiement. Je vous en félicite. Ici, nous avons bien de la peine à vivre, et, quant à moi, si cela dure, je pense que je subirai le sort des orangers. Si ma santé et si le temps me le permettaient, j’irais vous présenter mes hommages à Nice, et vous demander des nouvelles du monde ; mais, hélas ! quand pourrai-je ? Je ne veux pas cependant que vous vous dérangiez pour voir un malade très-morose et grognon comme je suis. En cas de mort prochaine, je vous préviendrais ; mais, en ce moment, je me sens trop misanthrope et trop insupportable, et je reste blotti dans mon trou.

J’ai eu des nouvelles par des revenants d’Égypte. Beaucoup de fatigue, beaucoup de mouvement ; tout a réussi à merveille, bien que contre toute probabilité ; les fêtes ont été très-brillantes ; les souverains et souveraines ont fait très-bonne contenance, bien que l’une sût l’élection de M. Rochefort, l’autre l’insurrection de la Dalmatie, le Pacha, la note menaçante de la Porte. Tout d’ailleurs s’est arrangé pour l’empereur et le khédive. Espérons que les choses tourneront moins mal pour nous qu’on ne le prévoit.

Agréez, chère Présidente, tous mes vœux pour l’année prochaine. Veuillez me rappeler au souvenir du comte et de Mademoiselle votre fille, et recevoir l’expression de tous mes respectueux hommages.


XLIII


Cannes, dimanche 1870.


Chère Présidente,


Je commence à me lever, mais je suis toujours bien faible. Je ne puis pas dormir, et je tousse toujours, malgré le beau temps que nous avons.

J’ai appris avec bien du plaisir que la blessure du comte Zamoïski n’aura pas de suites graves. Je crois l’avoir vu chez son oncle à Paris, il y a quelques années.

Je suis bien inquiet. Je trouve que les affaires ne vont pas bien et je crains que, dimanche prochain, elles n’aillent plus mal. Que dit M. Gavini ? Si vous saviez quelque nouvelle, il serait charitable à vous de m’en faire part. Ici, nous avons des assemblées populaires qui font beaucoup de bruit. On y tient les discours les plus incendiaires, et on crie impunément : « Vive la République ! » Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’un certain nombre de gens riches du pays excitent cette canaille, qui leur fait peur et qu’ils espèrent se rendre favorable en affectant les opinions socialistes.

Où allez-vous en quittant Nice ? Je ne sais pas encore quand je pourrai me rendre à Paris.

Adieu, chère Présidente ; veuillez me rappeler au souvenir du comte Pazzi et de M. et Madame Gavini.

Agréez l’expression de tous les respectueux hommages de votre secrétaire.


XLIV


Cannes, 9 février 1870.


Chère Présidente,


Je me réjouis fort que les choses se soient passées sans plus d’accident. J’espère qu’il en est de même pour les affaires encore plus graves de Paris.

Au temps affreux que nous avons, vous pouvez deviner en quel état je suis. Voilà dix jours que je n’ai mis le nez à la fenêtre. Je suis toujours aussi patraque et aussi dolent que possible.

Je m’intéresse fort à cette pauvre princesse de Monaco. Mais aussi pourquoi la fille d’un duc de Hamilton épouse-t-elle une espèce de croupier ? Il me semble que les princes devraient soigner davantage leur conduite dans un temps où ils ont déjà tant d’embarras. J’entends parler de toute sorte de fêtes qu’on prépare ici, jusqu’à un bal costumé. Dédaignez-vous d’y venir ?

Adieu, chère Présidente ; je finis ma lettre en hâte pour qu’elle puisse partir ce soir. Veuillez me rappeler au souvenir de M. le comte X, et agréez l’expression de tous mes respectueux hommages. Si vous voyez Mademoiselle A…, veuillez lui dire que je prends part à son état ; mais je crois que vous êtes brouillées ? Est-il vrai que votre préfet soit malade ? mais comment peut-on se bien porter dans un climat affreux comme celui-ci ?


XLV


Samedi matin.


Chère Présidente,


Je vous ai écrit deux fois hier. Il me semble que vous avez tort de ne pas aller au bal. Il faudrait discuter là-dessus, mais je ne puis sortir ni demain, ni probablement mardi. Enfin, si vous restez encore quinze jours, j’espère vous revoir. Mais pourquoi n’allez-vous pas au bal ?

Adieu, chère Présidente ; le plus humble des secrétaires vous envoie sa bénédiction.


XLVI


Cannes, dimanche.


Chère Présidente,


S’il fait beau temps demain, j’espère aller vous présenter mes hommages. Je vais déjeuner, avec le docteur Maure, chez M. Gavini, et, aussitôt après, j’irai voir si vous êtes chez vous.

Veuillez agréer, chère Présidente, l’expression de tous mes respectueux hommages.


XLVII


Cannes, 6 mars.


Chère Présidente,


Je suis encore malade et je souffre beaucoup. Vous saurez, dimanche soir ou lundi matin, bien des choses par le préfet ; qu’il serait aimable à vous de m’en faire part !

Adieu, Madame ; veuillez me rappeler au souvenir de M. et Madame Gavini et surtout à celui du comte Pazzi.

Votre très-dolent secrétaire.


XLVIII


Cannes, 10 mars 1870.


Chère Présidente,


Je viens de recevoir les pilules. Je vois que je dois 15 fr. 50 c. à la comtesse Potocka, plus le port. Aurez-vous la bonté d’acquitter ma dette, et de mettre à ses pieds mes respectueux hommages et mes remercîments ?

J’espère, si le temps se remet un peu, que je pourrai aller vous rembourser un de ces jours, et regagner à Monaco mes frais d’apothicaire.

Vous m’avez dit d’écrire à M. Worms ; voici une lettre que je soumets à votre approbation. Si elle vous paraît convenable, veuillez l’envoyer. Je suppose que le docteur Worms est à Nice.

Je suis toujours très-patraque, un peu moins mal pourtant depuis quelques jours, mais si faible que j’ai toutes les peines du monde à faire quelques pas hors de chez moi.

Je ne sais rien du tout des grandes querelles dont vous me parlez. Nous avions hier dans notre port le duc de Hamilton et son yacht à vapeur. De plus, un curé est tombé dans notre chemin de fer du haut de la tranchée de Cannes, c’est-à-dire d’une quarantaine de pieds, et ne s’est pas tué, ce qui est dû à l’intervention de l’Imaracolata. Voilà nos grandes nouvelles.

M. Gavini a dû vous en rapporter de Paris de plus intéressantes. Je sais que l’impératrice a été très-souffrante d’une bronchite, mais qu’elle est à présent beaucoup mieux. Je lui ai écrit, mais je n’ai pas encore eu de ses nouvelles.

Miss Lagden et M. Ewer me chargent de les rappeler à votre bon souvenir.

Veuillez agréer, chère Présidente, tous mes remercîments et l’expression de mes tendres et respectueux hommages.


XLIX


Samedi, 23 avril 1870.


Chère Présidente,


Mademoiselle Lagden a une si grande horreur pour écrire en français, qu’elle me charge de répondre à l’aimable lettre que vous lui avez adressée. Je suis toujours dans mon lit, mais un peu mieux. Je tousse moins, et mon médecin est content et me promet que sous peu de jours je pourrai me lever. Voilà mon bulletin.

Qui est ce pauvre comte Zamoyski dont vous nous parlez ? Est-ce un neveu du comte Zamoyski que j’ai connu ? Je parle d’un aimable homme qui avait six pieds de haut, et qui, je crois, était parent des Czartoryski. Il y a ici un docteur Mac Kinnon, chirurgien militaire qui, à Sébastopol, a extrait bien des balles. On dit qu’il est fort habile. Si Nélaton ne pouvait venir, peut-être serait-il utile.

Veuillez, chère Présidente, me mettre aux pieds de notre duchesse Colonna, si vous la rencontrez. Je ne peux vous en écrire plus long. C’est un travail terrible que d’écrire dans un lit où on meurt de chaud.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.



fin.

  1. Gœthe cependant ne fut point dupe ; tout en souriant à ce que cette malice pouvait avoir d’ingénieux et de réussi, il dénonça le faux et, comme on dit, « éventa la mèche ».
  2. Chronique du temps de Charles IX, p. 80.
  3. Ce qui a été ne sera plus.
  4. La peinture de soi-même.
  5. Le Chien.
  6. Les Prestiges.
  7. Vraiment un gaillard.
  8. Un morceau d’esturgeon et des gélinottes.
  9. Votre serviteur soumis.