Michel Lévy frères (p. t-8).
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LETTRES
À
UNE AUTRE INCONNUE

I


Paris, samedi 11 mars 1865.


Chère et belle Présidente,


Me voici à Paris depuis le commencement de la discussion de l’adresse. Je suis parti de Cannes fort souffrant ; le voyage ne m’a pas peu fatigué et le temps horrible qu’il fait ici me rend véritablement malade. Je sors de mon lit pour aller au Luxembourg, et je me couche en revenant. Je crois que je retournerai dans le Midi aussitôt que je serai en état de supporter le voyage.

Tout le monde ici est extrêmement ému par la mort de M. de Morny. On commence, maintenant qu’il n’est plus, à comprendre toute sa valeur. On cherche un homme pour le remplacer, et je crois qu’on le cherchera longtemps. Un de vos amis et presque compatriote s’est offert, mais on n’a pas accepté. On dit que M. de Morny est mort épuisé, sans aucune maladie, mais à bout de force, n’ayant plus que de l’eau dans les veines au lieu de sang. À toutes les fatigues morales et physiques, il joignait l’habitude de se droguer à la manière anglaise, ce qui était encore plus dangereux peut-être que le reste.

Je n’ai encore vu personne ; mais, dans une heure, j’aurai fait une visite à l’auteur de la Vie de César, qui veut bien me recevoir aujourd’hui. Le livre embarrasse un peu les gens qui voulaient le critiquer. Ils sont obligés de le trouver un peu trop savant pour eux. Ils disent que cela regarde l’Académie des inscriptions, et non l’Académie française. Il me semble qu’il y a de très-belles pages. Je suis surpris de l’érudition, plus grande et plus solide que je ne m’y serais attendu ; je regrette toujours cependant qu’il n’ait pas suivi mon conseil, qui était de se borner à faire un commentaire sur les Commentaires, et à laisser aux pédants en us la discussion des textes et les dissertations sur la manière dont les Romains mettaient leur bonnet de nuit.

Ce n’est pas seulement à Florence qu’on joue la comédie. On prépare une représentation d’enfants chez la princesse Mathilde. Il y a un homme du Théâtre-Français pour faire répéter tout ce petit monde, qui montre, à ce qu’il paraît, les plus grandes dispositions. Ce n’est pas la première fois que je vois des acteurs étonnés des dispositions des gens du monde.

Et vous, chère Présidente, êtes-vous contente de votre rôle et de votre jeu ? Il y a un danger pour les débutantes ; pas pour toutes, mais seulement pour celles qui ont du talent, et c’est pour cela que je vous avertis. On se sent entraîné par son rôle, on éprouve une sorte de petit enivrement et on abdique en quelque sorte son individualité pour prendre celle de son auteur. Il semble que cela soit très-bien. Pas du tout ; pour jouer parfaitement, il faut avoir le plus grand sang-froid, pas la moindre illusion ; être prêt à souffler ses camarades ; à leur donner des conseils, à presser ou à retarder le mouvement, selon les dispositions de l’auditoire. En un mot, il faut se gouverner. Peut-être aurez-vous ce talent. Une femme habituée à voir tout le monde à ses pieds, à griffer tous les cœurs, sans que le sien saigne un peu, a toujours plus de sang-froid qu’un homme et jouera toujours mieux la comédie.

Adieu, chère et belle Présidente ; je vous souhaite santé, joie et prospérité. Lorsque vous n’aurez pas de conquête à faire, que vous ne saurez comment employer un quart d’heure, ayez la bonne inspiration d’écrire quelques mots gentils à votre pauvre et bien dévoué secrétaire.