Lettres à un Américain sur les Sciences en France/03



LETTRES À UN AMÉRICAIN
SUR L’ÉTAT
DES SCIENCES EN FRANCE.

III.[1]

M. POISSON.


La mort de M. Poisson, que mon trouble douloureux m’avait permis à peine de vous annoncer dans ma lettre précédente, a frappé à la fois tous les premiers corps scientifiques de l’état. Par cette perte grande et prématurée, l’Institut, l’Université, l’École Polytechnique, le Bureau des Longitudes, l’École de Metz, ont vu s’éteindre une de leurs plus éclatantes lumières ; la jeunesse a été privée d’un maître zélé, d’un guide qu’elle pouvait suivre avec confiance ; ses amis ont à regretter un ami dévoué, dont les manières simples et l’accueil bienveillant les charmaient en même temps que sa haute raison et son génie les pénétraient d’admiration et de respect. Enfin, comme l’a dit M. Arago, la France est restée veuve d’un de ces hommes rares dont les noms sortent de toutes les bouches quand les nations se disputent la prééminence intellectuelle. Depuis quarante ans, M. Poisson n’a cessé de contribuer avec une infatigable activité aux progrès des sciences mathématiques, et personne n’a songé à lui contester l’héritage de Laplace. En venant aujourd’hui vous retracer les principales circonstances de la vie de cet homme célèbre, en vous rappelant quelques-uns de ses travaux les plus remarquables, je crois satisfaire encore à votre désir de connaître chez nous la marche des sciences, qui certes n’avaient nulle part de plus ardent promoteur ni de plus digne représentant.

Siméon-Denis Poisson naquit à Pithiviers[2], le 21 juin 1781. Sa famille n’avait pas de fortune. Son père, qui s’appelait aussi Siméon, avait servi dans les guerres d’Allemagne comme simple soldat ; rentré dans ses foyers, il acquit une petite charge de greffier et devint juge de paix à la révolution. Siméon Poisson était un homme simple et bon, dont la fermeté et la droiture avaient laissé une profonde impression dans le cœur de son fils, qui le perdit trop tôt, et qui ne cessa jamais de parler de lui avec vénération. Le géomètre futur ne fut conservé à la science que par une espèce de miracle. Dès le berceau, il fut atteint d’une indisposition grave : son père, qui avait vu disparaître tous ses enfans au même âge, le crut mort, et, ne pouvant s’expliquer ces pertes si rapides, se rendit chez la nourrice accompagné d’un chirurgien afin de le faire ouvrir et de connaître les causes du mal ; mais l’enfant respirait encore, et la main qui devait le disséquer le guérit.

Sa première éducation fut très négligée. Il n’apprit à Pithiviers qu’un peu à lire et à écrire, et les traitemens barbares qu’il eut à supporter de la part de son maître laissèrent dans son jeune cœur un souvenir ineffaçable qu’il invoqua souvent plus tard, lorsqu’il fut en position d’exercer une si haute influence sur l’enseignement. Comme on était pressé de lui faire embrasser un état, on le conduisit de bonne heure à Fontainebleau auprès d’un de ses oncles appelé M. Lenfant, qui était chirurgien, et qui se chargea avec une affection toute paternelle de l’initier à l’art de guérir.

M. Poisson resta plusieurs années chez son oncle, qui l’emmenait visiter ses malades avec lui, et qui ne dut pas augurer beaucoup de son élève, lorsqu’il s’aperçut que la vue de l’opération la plus simple le faisait tomber en défaillance. Ce fut ainsi que l’étudiant en chirurgie traversa les premières années de la révolution. En 1796, M. Lenfant engagea ses élèves à suivre les cours d’histoire naturelle institués à l’École Centrale nouvellement fondée à Fontainebleau. Un de ces jeunes gens, nommé Vanaud, se hâta de se rendre aux cours ; mais les leçons d’histoire naturelle n’étaient pas commencées, et il allait se retirer, lorsque le professeur de mathématiques, M. Billy, qui n’avait guère d’élèves, accosta ce jeune homme, et s’efforça de lui persuader que les mathématiques étaient indispensables aux chirurgiens. Vanaud assista à la leçon, et, sans trop comprendre, il écrivit sous la dictée du professeur l’énoncé de quelques questions que devaient résoudre les élèves déjà instruits dans les premiers élémens. En sortant du cours, il fit part à ses camarades de ce qui lui était arrivé, et il leur communiqua les questions proposées. Ce fut une espèce de révélation pour M. Poisson. Sans s’être jamais arrêté à ce genre de considérations, sans connaître ni les notations ni les méthodes de l’algèbre, sans avoir jamais fait aucune étude préliminaire, il les résolut de lui-même, et dès ce jour il sentit naître en lui cet amour des mathématiques qui ne devait plus le quitter et qui a fait sa gloire. Il serait à désirer que l’on pût toujours constater le premier pas fait dans une carrière quelconque par un homme éminent ; malheureusement, il est difficile de saisir le premier anneau de cette chaîne, car souvent les objets qui nous entourent et les personnes avec lesquelles nous vivons préparent longuement à notre insu les germes qui doivent se développer plus tard. Mais il n’en est pas ainsi dans les sciences de déduction, car celui qui marche sans guide est forcé de deviner à la hâte une suite de vérités qui s’enchaînent et qui doivent concourir à résoudre une question ou à démontrer une proposition dont la place est invariablement fixée, et qui a coûté quelquefois à l’humanité, dans son enfance, plusieurs siècles de travaux. Tout le monde a entendu raconter comment Pascal, à qui son père avait défendu l’étude de la géométrie, sut le fléchir en devinant à douze ans, par la force de son génie, les premières propositions d’Euclide. Ce fait extraordinaire, rapporté par une femme, a trouvé bien des incrédules, et cependant il n’est guère plus difficile à comprendre que la divination du jeune élève en chirurgie, surtout si l’on veut se rappeler que Pascal entendait continuellement parler de géométrie, et que le docteur Lenfant n’entretenait pas d’algèbre ses élèves.

Une des questions résolues ce jour-là par M. Poisson est restée dans le souvenir de quelques personnes ; en voici l’énoncé :

Quelqu’un ayant un vase de douze pintes plein de vin en veut faire présent de la moitié, ou de six pintes, à un de ses amis ; mais il n’a pour mesurer ces six pintes que deux autres vases, l’un de huit, l’autre de cinq pintes. Comment doit-il s’y prendre pour mettre six pintes de vin dans le vase de huit ?

Ce problème ne saurait arrêter un instant quiconque a la plus légère teinture d’algèbre ; mais ne pensez-vous pas, monsieur, que même des hommes instruits et d’un âge mûr, s’ils n’avaient jamais appliqué leur esprit à ce genre de considérations, pourraient être embarrassés par la question que le neveu de M. Lenfant résolut avec tant de facilité ?

Ne croyez pas toutefois que je veuille inférer de ce fait que tous les enfans qui, sans aucune étude préliminaire, seraient capables de résoudre ce problème, deviendraient de grands géomètres ; car ce n’est là qu’une épreuve isolée, et d’ailleurs je suis convaincu que, pour se distinguer dans une carrière, l’aptitude et le talent ne suffisent pas s’ils ne sont soutenus par une grande force de volonté. Mais il me semble que l’exemple d’un jeune homme prenant ainsi un vol qui doit s’élever si haut, est bien digne d’être signalé, surtout quand on remarque cette coïncidence singulière d’un autre enfant, pauvre et inconnu, qui à la même époque débutait d’une manière analogue dans un petit village de l’Allemagne, et qui maintenant, sous le nom de Charles-Frédéric Gauss, excite l’admiration de tous ceux qui cultivent les sciences.

Cette ferme volonté, si nécessaire au développement du génie, ne manqua pas à M. Poisson. Admis bientôt à suivre les leçons du professeur Billy, qui, pour vaincre les répugnances de la famille, se porta garant des succès de son élève, il s’appliqua avec une telle ardeur, qu’en deux ans il avait terminé un cours complet de mathématiques et remporté tous les prix d’analyse, de physique et de chimie[3]. Un certificat signé par tous ses professeurs, et qui existe encore, prouve qu’il avait en outre lu seul la Géométrie descriptive de Monge et la Théorie des Fonctions analytiques de Lagrange. De si étonnans progrès lui méritèrent toute l’affection de M. Billy, qui pendant deux ans fut pour lui comme un père, et qui ne cessa jamais de lui prodiguer les marques du plus vif attachement. Cette amitié, fondée sur l’admiration et sur la reconnaissance, ne s’est éteinte, au bout de trente-cinq ans, qu’avec la vie de celui à qui la France doit M. Poisson.

Le jeune mathématicien n’avait obtenu la permission de quitter la chirurgie qu’à la condition de s’ouvrir dans les sciences une carrière profitable, et il paraît qu’à Pithiviers on n’avait pas une foi aveugle dans les promesses de M. Billy. Pour convaincre les plus incrédules, celui-ci engagea son élève à se présenter à l’examen d’admission de l’École Polytechnique. M. Poisson, âgé de dix-sept ans, vint alors à Paris, où il fut examiné par Labey, et se retira ensuite chez ses parens pour attendre le résultat du concours. Le hasard cacha longtemps ce résultat à la juste impatience de sa famille. En effet, la lettre destinée à le lui apprendre était pliée de manière qu’en l’ouvrant on enleva, sans qu’il fût possible de le lire, le passage qui devait faire connaître le sort du candidat. Ce fut encore un motif de craintes et d’hésitations. Enfin la nouvelle arriva par d’autres voies, et l’on sut à Pithiviers que l’élève de M. Billy avait été reçu le premier et hors de rang dans la promotion de 1798. Alors l’étonnement et la joie succédèrent à la défiance, et l’on put se convaincre que les prédictions du professeur commençaient à se réaliser.

À cette époque, l’École Polytechnique renfermait l’élite des savans de la France et de l’Europe. Lagrange, Laplace, Monge, Prony, Fourier, Berthollet, Fourcroy, Vauquelin, Guyton-Morveau, Chaptal, y étaient attachés à différens titres, et leur exemple excitait des élèves qui devaient à leur tour devenir des maîtres célèbres. Cette école était alors fort différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Au lieu d’être casernés, comme ils l’ont toujours été depuis 1805, et de payer comme à présent une pension, les élèves recevaient la solde de sergens d’artillerie et logeaient dans des maisons particulières, sans être soumis aux sévères lois de la discipline militaire. C’était une institution toute républicaine. Je ne saurais traiter ici, monsieur, cette question du casernement, qui a été discutée si souvent aux chambres, et sur laquelle les meilleurs esprits sont partagés. Ne croyez-vous pas cependant qu’en cela, comme en toute chose, il faut s’efforcer de mettre les moyens en harmonie avec le but que l’on se propose d’atteindre ? Les règlemens, la discipline sévère, les études uniformes et à des heures fixes, sont des choses excellentes pour les esprits paresseux qui ne sauraient marcher sans contrainte, et je ne refuse pas de croire que l’instruction moyenne des élèves ait augmenté depuis qu’on les fait travailler au son du tambour ; mais, d’autre part, je ne me persuaderai jamais que des esprits vifs et pénétrans, que des hommes énergiques, privés de toute liberté et astreints à marcher toujours au pas de leurs camarades, puissent se développer à leur aise. À force de régularité, l’enseignement devient parfois une espèce de mécanisme ingénieux où tous les mouvemens sont liés et subordonnés les uns aux autres, sans qu’aucune pièce puisse marcher à sa guise ni trop rapidement ; et ce qui me frappe surtout dans ce système, c’est que l’instruction y devient le but unique de l’éducation, qui cependant doit se proposer une fin plus noble et plus grande, et qui doit tendre à former l’homme et le citoyen avant le chimiste ou l’ingénieur. Si je pouvais m’arrêter sur ce point, je vous citerais une foule de savans illustres sortis de l’école Polytechnique à une époque où les études étaient peut-être moins fortes, mais où chaque individu conservait encore une certaine liberté d’action. Pour me borner à M. Poisson, il est fort probable que le jeune géomètre qui, en perfectionnant une méthode de Lagrange six semaines après son admission à l’École, avait su mériter les éloges de cet immortel analyste, que celui qui de bonne heure put fixer l’attention de Laplace et que ses camarades respectaient comme un maître, aurait été exclu de l’école, se serait vu classé dans ce qu’on appelle vulgairement les fruits secs, si le règlement avait prescrit dès-lors impérieusement les épures et les dessins ; car tout le monde sait que cet esprit élevé, cet homme qui devait plus tard jeter un si vif éclat sur l’Institut, était tout-à-fait inapte aux travaux graphiques, et ne put jamais y réussir. Heureusement il était permis alors de suppléer aux règlemens par le génie, et, après deux années de brillantes études, M. Poisson, sur la proposition de M. Hachette, fut unanimement dispensé des examens nécessaires pour l’admission dans les services publics, et nommé répétiteur-adjoint du cours d’analyse, dont le professeur titulaire, Fourier, était alors en Égypte avec Bonaparte

Dans cette place modeste, il put respirer un peu, car les deux années précédentes avaient été rudes. Les élèves recevaient alors 98 centimes par jour, et comme on avait accordé de plus à M. Poisson une petite indemnité extraordinaire, son traitement s’élevait à 36 francs par mois, avec lesquels il devait se loger, se nourrir, se chauffer, pourvoir en un mot à toute sa dépense ; car sa famille croyait faire un grand sacrifice en se chargeant de son blanchissage. Dans les dernières années de sa vie, le célèbre géomètre aimait à raconter les privations qu’il avait endurées à cette époque. On conçoit qu’un jeune homme dévoré par l’amour de la science, et tout entier aux mathématiques, n’ait pas senti le froid en hiver ni la chaleur en été ; mais ce que l’on a de la peine à comprendre, c’est que, dans sa position, il consentît à augmenter encore ses privations, à rendre sa vie plus pénible, pour entendre les chefs-d’œuvre de Racine et de Molière. Voici comment les choses se passaient : M. Poisson avait à Paris un parent chez lequel il dînait un jour par décade ; un autre jour, il ne mangeait que du pain sec, et, avec le prix de ces deux dîners qu’il économisait, il se procurait les moyens d’aller tous les dix jours au spectacle. Le sentiment du beau, qui se développa de si bonne heure en lui, est un trait caractéristique dans un géomètre. C’est par la délicatesse de ce sentiment qu’il a pu jusqu’à un certain point suppléer au défaut d’études littéraires, et on l’a entendu jusqu’à ses derniers jours réciter des vers qu’il avait entendus au théâtre, et dont il avait retenu un nombre prodigieux dans sa mémoire. Il les disait, non pas pour faire le bel esprit, ni pour les introduire dans les discours sérieux, mais uniquement pour se procurer une jouissance. Son goût pour le spectacle le porta à se lier de bonne heure avec des artistes. Tandis que Lagrange ouvrait sa maison au jeune savant qui s’annonçait d’une manière si brillante, et que Laplace l’accueillait comme un fils, les Talma et les Gérard recherchaient avidement la société d’un géomètre si aimable, si spirituel. Les personnes qui ne l’ont connu que tard ne sauraient s’imaginer ce qu’était M. Poisson à cette époque ; mais tous ses anciens amis s’accordent à le représenter comme le plus vif, le plus gai de ses camarades, auxquels il a joué plus d’un bon tour ; et il existe encore un admirable portrait peint par Gérard qui nous donne une idée de l’expression de cette physionomie alors si mobile, et que la méditation et les souffrances avaient rendue si sérieuse dans les dernières années. Si je vous parle, monsieur, de ses succès de société, c’est surtout pour vous montrer combien M. Poisson avait de force de caractère et savait maîtriser ses penchans : car non-seulement il ne s’abandonna jamais à la dissipation ; mais la science fut toujours son affaire principale et son unique passion. C’est au milieu de toutes les séductions de la jeunesse qu’il commença la série de ces beaux travaux qu’il ne devait interrompre qu’à son dernier jour.

Je vous ai dit qu’à peine entré à l’École Polytechnique, M. Poisson était parvenu à compléter et perfectionner une démonstration de Lagrange. Ce premier essai avait tellement excité l’attention de ce grand géomètre, qu’à sa mort, arrivée long-temps après, on trouva dans ses papiers la note originale qui lui avait été remise par l’obscur élève de l’École Polytechnique, et à laquelle il avait ajouté une apostille, comme s’il eût voulu prédire ainsi ce que l’auteur deviendrait un jour[4]. Cette note n’est pas seulement remarquable comme le premier pas dans la carrière des sciences d’un homme qui devait bientôt la parcourir si rapidement, mais surtout parce qu’elle révèle déjà la méthode, la pénétration de M. Poisson, et surtout le cachet de son esprit, qui ne montrait jamais plus de force et de sagacité que lorsqu’il s’agissait de perfectionner les travaux des autres, et qui aimait de préférence à s’exercer sur les difficultés qui avaient arrêté ses devanciers. Le jeune géomètre ne pouvait pas en rester à ce début. Après avoir rédigé en commun avec M. Hachette une addition à un mémoire de Monge sur la géométrie analytique, il présenta à l’Institut, dans la séance du 16 frimaire an IX (8 décembre 1800), un travail relatif au nombre d’intégrales complètes dont les équations aux différences finies sont susceptibles. Dans cet écrit, M. Poisson généralisait les méthodes de Monge et de Charles, et parvenait à de nouveaux résultats. MM. Lacroix et Legendre, commissaires nommés par l’Académie, déclarèrent que la théorie établie par ce jeune géomètre était exacte et que « l’on devait regarder comme contribuant aux progrès de la science l’éclaircissement d’un point d’analyse qui jusqu’alors était resté dans une grande obscurité. » Le rapport se terminait en demandant pour ce mémoire l’approbation de l’Institut et l’impression dans le recueil des Savans étrangers. C’est le seul exemple d’un tel honneur rendu à un jeune homme de dix-huit ans.

Ce rapport si honorable stimula puissamment l’ardeur de M. Poisson. Aussi le vit-on coup sur coup présenter à l’Académie un grand nombre de mémoires où la science recevait toujours quelque nouvel accroissement. À vingt-quatre ans, on le considérait déjà comme un géomètre consommé. C’est ce que prouvent les rapports lus à l’Institut, le 13 janvier 1806, sur deux de ses mémoires, rapports dans lesquels les commissaires, qui étaient les plus illustres mathématiciens de l’Europe, exprimaient et motivaient hautement leur approbation[5]. Ces succès devaient accroître son goût pour l’analyse, à laquelle il consacrait toutes ses méditations ; mais une circonstance particulière ayant dirigé son esprit vers les questions les plus difficiles de philosophie naturelle, il parvint rapidement à des résultats de la plus haute importance, et il se plaça ainsi au premier rang. Permettez-moi, monsieur, de m’arrêter un instant sur ce point.

M. Poisson remplit pendant deux années les fonctions de répétiteur-adjoint à l’École Polytechnique avec le traitement fort modique de chef de brigade. Mais ses talens proclamés par Laplace devaient l’élever à une brillante position sans que jamais il fût obligé de rien demander. Tantôt c’était une gratification extraordinaire, tantôt une chaire vacante que l’illustre auteur de la Mécanique céleste obtenait pour lui. Aux remerciemens réitérés du jeune géomètre, Laplace se contentait toujours de répondre : Véritablement (c’était son mot favori), véritablement cela vous était dû. C’est ainsi que M. Poisson devint rapidement suppléant, et puis professeur titulaire à l’École Polytechnique, où il remplaça Fourier ; suppléant au Collége de France, géomètre-adjoint au Bureau des Longitudes, professeur à la Faculté des Sciences de Paris, et enfin membre de l’Institut. Pendant qu’il suppléait M. Biot au Collége de France, M. Poisson, s’acharnant sur une difficulté qui avait arrêté Lagrange et Laplace, résolut une question astronomique de la plus haute importance, et devint ainsi l’émule de ces maîtres célèbres. Cette question, qui intéressait vivement les géomètres, est digne aussi des méditations des philosophes et de l’attention de tous les hommes instruits.

Vous savez, monsieur, que rien n’est immuable dans l’univers. Sur la terre, on a vu de tout temps les ténèbres succéder à la lumière, la durée des jours varier avec les mois, et les saisons se suivre avec des changemens notables dans les températures. Dans le ciel, les phases de la lune, les éclipses, la différente position des planètes, ont été observées dès la plus haute antiquité. Mais on s’est aperçu de bonne heure que ces divers phénomènes étaient périodiques, et avant qu’on en connût la théorie, leur retour régulier à des intervalles déterminés et en général fort courts les fit considérer comme constituant l’état normal de notre système planétaire. Il en est de même de beaucoup d’autres phénomènes qu’on n’a pu suivre et étudier que depuis l’invention du télescope, et dont la périodicité devient manifeste après une série plus ou moins longue d’observations. Une telle régularité rassure l’esprit et en bannirait toute crainte lors même que la théorie ne viendrait pas démontrer la nécessité de ces retours. Cependant il existe certains élémens du système du monde dans lesquels les observations nous font découvrir des variations très lentes, des augmentations ou des diminutions continuelles, sans que depuis plusieurs milliers d’années on ait jamais pu apercevoir aucune période, ni aucun point d’arrêt. Ces inégalités séculaires, nom qu’elles doivent à la lenteur avec laquelle leurs effets se manifestent, sont les plus difficiles à étudier, surtout parce que l’observation se borne à en faire connaître l’existence, et que la théorie seule peut en déterminer les lois. Ainsi, par exemple, lorsque vers le milieu du XVIe siècle, en comparant les anciennes observations avec les modernes, Ignace Danti[6] découvrit la variation de l’inclinaison de l’écliptique[7], cette découverte pouvait faire supposer que, par une diminution continuelle de l’angle qu’ils font entre eux, le plan de l’écliptique et celui de l’équateur finiraient par se confondre, et qu’une telle coïncidence amènerait alors un changement notable dans les climats et un printemps perpétuel. L’observation ne pouvait rien faire prévoir dans des mouvemens aussi lents, mais la théorie a résolu ce problème, et vous savez qu’Euler a démontré que la variation de cette inclinaison est renfermée dans des limites fort restreintes, et que par conséquent son influence sur les saisons et sur les conditions physiques du globe ne peut être considérable. Cet important résultat se serait fait attendre long-temps, s’il avait dû être le fruit de l’observation ; car le commencement de la période est antérieur aux temps historiques, et il se passera encore plusieurs siècles avant que l’inclinaison de l’écliptique, qui depuis long-temps diminue, commence à augmenter. Parmi les inégalités séculaires, il en est d’autres qui méritent encore plus l’attention du philosophe, car elles touchent essentiellement à la stabilité de notre système planétaire. Rien n’est plus important en effet que de rechercher si le monde renferme en lui-même des causes permanentes de dissolution, si, en d’autres termes, la terre et les planètes sont destinées à périr par des raisons mécaniques, ainsi que le genre humain et tous les êtres qu’elles renferment, ou bien si notre système planétaire n’éprouve que des changemens périodiques, et si les forces dont il est animé lui assurent une durée indéfinie. Les altérations que subissent les mouvemens des planètes et des satellites sont une conséquence nécessaire des actions réciproques que les astres exercent les uns sur les autres en vertu de la gravitation universelle. Si les effets de ces actions se modifiaient toujours, si le mouvement des planètes et les dimensions de leurs orbites variaient continuellement sans que ces variations fussent soumises à aucune période, notre monde serait menacé d’une dissolution inévitable, à moins que de temps en temps ce grand mécanisme ne fut remonté. Newton, qui avait compris toute la gravité d’une telle question, ne croyait pas que l’univers se trouvât dans les conditions d’une conservation indéfinie, et il avait dit qu’il fallait de loin en loin la main de Dieu pour arranger ce qui était dérangé.

Cette nécessité de l’intervention de Dieu, que Newton avait admise, a été écartée par les travaux de ses successeurs. C’est surtout à Euler, à Lagrange et à Laplace, que l’on doit la résolution de ce magnifique problème où l’immortalité du genre humain et l’éternité de l’univers étaient en question. Ces illustres géomètres ont voulu démontrer que les principaux élémens de notre système planétaire d’où dépend sa stabilité, et qui varient par suite des inégalités séculaires, ne sont soumis qu’à des espèces d’oscillations qui, au bout d’un temps quelquefois très long, les ramènent à leur point de départ. Vous savez, monsieur, que les planètes tournent autour du soleil en décrivant des courbes que les mathématiciens appellent ellipses, et qui ont la figure d’un ovale. La droite qui unit les deux points les plus éloignés parmi ceux qui sont situés sur le contour de cette courbe, est ce qu’en termes de géométrie on nomme le grand axe de l’ellipse ; c’est la longueur de l’ovale. Si le grand axe des orbites des planètes pouvait varier, et si cette variation avait lieu toujours dans le même sens, de manière que ce grand axe augmentât continuellement ou diminuât sans cesse, il est évident que la planète s’éloignerait dans le premier cas indéfiniment du soleil, et dans le second s’en approcherait de plus en plus, et pourrait même finir par y être précipitée. La variation ou l’invariabilité des grands axes est donc, comme on le voit, une des questions qui se lient le plus intimement à la stabilité de notre système planétaire, et il faut se hâter d’ajouter que c’est une des plus difficiles. Laplace s’est occupé le premier de ce problème, et il a prouvé, en négligeant certaines circonstances du phénomène, que la longueur des grands axes restait invariable ; mais Lagrange est celui qui avait le plus fait à cet égard, en démontrant que dans tous les cas l’expression du grand axe de l’orbite des planètes ne contient que des inégalités périodiques, c’est-à-dire que la longueur de l’ovale décrit par une planète ne saurait jamais augmenter ni diminuer indéfiniment. Ce résultat cependant n’était qu’approximatif ; car, pour y parvenir, Lagrange avait été forcé de négliger certaines quantités qui pouvaient influer notablement sur le calcul. Le mémoire de Lagrange est de 1776, et bien que depuis l’on se fût occupé de cette question, on n’avait jamais pu résoudre la difficulté qui avait arrêté le grand géomètre de Turin. Cet honneur, comme je vous l’ai dit, monsieur, était réservé à M. Poisson, qui présenta son mémoire à l’Institut le 20 juin 1808, jour où il accomplissait sa vingt-septième année.

Ce beau travail frappa vivement tous les géomètres, car, outre la grande question cosmologique à laquelle il se rattache, il avait à leurs yeux le mérite de servir à prouver que la durée moyenne de cette espèce d’année qu’on appelle sydérale, est constante ; proposition intimement liée à la première, et qu’il était nécessaire d’établir afin de pouvoir employer toujours avec confiance les tables astronomiques. M. Poisson n’a pas seulement exécuté dans cette vue des calculs immenses, mais il a dû aussi introduire dans son analyse des considérations théoriques très élevées lorsque les calculs devenaient impraticables. Son principal mérite est d’avoir su démontrer à priori que tous les termes non périodiques de l’ordre qu’il a considéré doivent se détruire, d’où il a déduit avec plus d’exactitude que n’avait pu le faire Lagrange l’invariabilité des grands axes des orbites des planètes et la stabilité[8] de notre système planétaire.

M. Poisson obtint à cette époque les suffrages les plus flatteurs. Laplace, qui n’était pas prodigue de louanges, a dit, dans la Mécanique céleste, que ces recherches « avaient acquis à M. Poisson de justes droits à la reconnaissance des géomètres et des astronomes. » Et malgré son caractère réservé et froid, il ne put s’empêcher, à propos, de ce travail, de s’écrier en présence de plusieurs personnes[9] : Poisson est un beau génie ! Toute l’Europe savante fut émue par ce grand résultat ; mais ce qui dut surtout flatter le jeune analyste, ce fut de voir Lagrange, âgé de soixante-douze ans, et qui, depuis plusieurs années, semblait avoir négligé la mécanique céleste[10], électrisé par le mémoire de son ancien élève, reprendre ses premiers travaux pour y rattacher ces brillantes découvertes. L’illustre vieillard lut alors successivement à l’Institut trois mémoires, qui sont à la fois un de ses plus beaux titres à l’immortalité et le plus bel hommage qu’on ait jamais rendu au talent de M. Poisson.

Si je me suis arrêté à ces recherches, ce n’est pas seulement à cause de leur importance, mais aussi parce qu’elles exercèrent une influence marquée sur la direction des travaux de M. Poisson. Attiré dans une sphère où, dès son entrée, il avait obtenu de si beaux succès, encouragé par l’exemple et les conseils de Laplace, qui considérait surtout l’analyse comme un admirable instrument qu’on devait appliquer à la mesure des phénomènes naturels et à la détermination des causes qui les produisent, soutenu par les plus heureuses dispositions, M. Poisson, depuis cette époque, s’occupa spécialement de mécanique céleste et de physique mathématique ; ses premières recherches sur la physique datent de 1812[11], et sont relatives à la distribution de l’électricité à la surface des corps conducteurs ; elles ouvrirent à M. Poisson les portes de l’Académie des Sciences, où il fut appelé à remplacer Malus.

On s’est quelquefois étonné dans le public qu’un tel analyste appartînt à la section de physique, plutôt qu’à celle de géométrie ; mais si l’on considère que M. Poisson n’a pas cessé de s’occuper pendant trente ans de physique mathématique, qu’il a composé un grand nombre de mémoires sur les questions les plus ardues de cette science, sur la théorie des surfaces élastiques et sur la théorie des ondes, sur le magnétisme, sur la chaleur et sur la lumière ; qu’il a publié des traités spéciaux sur l’action capillaire et la théorie de la chaleur, et qu’il se proposait de traiter dans des ouvrages séparés toutes les branches de la physique qui peuvent être soumises au calcul, de manière à former un grand traité de physique mathématique qui aurait eu huit ou dix volumes, on ne pourra s’empêcher de reconnaître que M. Poisson était un physicien d’un ordre très élevé, et qu’il remplissait parfaitement la place qu’on lui avait conférée à l’Académie. Je ne puis vous donner ici, monsieur, un extrait des nombreux travaux de M. Poisson sur la physique mathématique. Cette exposition doit se trouver dans l’éloge de M. Poisson qui sera lu à l’Institut par M. Arago, et, n’en doutez pas, le savant secrétaire perpétuel saura dignement remplir cette tâche. Je me bornerai à vous exposer succinctement deux idées fondamentales, que M. Poisson a présentées dans sa Théorie de la chaleur, afin que vous puissiez vous convaincre que chez lui la physique n’était pas seulement une occasion d’appliquer l’analyse, mais qu’il savait étudier aussi les propriétés générales des corps et la constitution de l’univers.

Fourier, qui a créé la théorie mathématique de la chaleur, avait adopté une hypothèse fort ancienne, d’après laquelle l’accroissement graduel de la température que l’on observe dans les couches superficielles de notre globe à mesure que l’on s’approche du centre, irait toujours en augmentant, de manière que l’intérieur de la terre devrait se trouver à une température extrêmement élevée, température qui dépendrait de l’état primitif du globe et du temps qui s’est écoulé depuis sa formation. Cette hypothèse a servi à plusieurs savans pour tâcher d’expliquer les phénomènes géologiques les plus remarquables. Les personnes qui l’adoptent doivent nécessairement supposer que le globe se trouve menacé d’un refroidissement graduel, qui finira par détruire tous les corps organisés. M. Poisson, qui avait si bien réussi à démontrer la périodicité de certains changemens dans le système du monde, pensa que sous le rapport calorifique aussi les variations devaient être périodiques. À cet effet, partant de la supposition adoptée par M. Herschell que le soleil se meut dans l’espace, traînant avec lui notre système planétaire, M. Poisson a remarqué avec beaucoup de raison que tous les points de l’espace ne sauraient avoir une température uniforme, car cette température dépend de la quantité de rayons calorifiques que chaque astre envoie au point que l’on considère, et de la direction de ces rayons, ainsi que de la température et de la distance des points dont ils émanent. Il est donc évident qu’elle ne peut pas être la même dans tous les points de l’espace. De cette remarque, M. Poisson déduit la conséquence que si le soleil se meut avec le système planétaire, la terre doit traverser successivement des régions différemment échauffées, de manière à avoir, pour ainsi dire, des étés très longs et des hivers interminables. Les conséquences de cette hypothèse, que M. Poisson s’est efforcé d’appuyer sur le raisonnement, et qui ne peut être vérifiée que par de nombreuses observations, seraient très importantes pour la physique terrestre et pour la géologie ; car la terre se refroidissant ou se réchauffant ainsi par le dehors, ce ne serait plus que dans les couches superficielles que des changemens considérables de température pourraient s’opérer, tandis que la masse intérieure se trouverait presque entièrement à l’abri des actions extérieures. Les effets mécaniques du refroidissement terrestre, auxquels plusieurs géologues attribuent une action si marquée, s’évanouiraient alors, ou seraient du moins considérablement atténués.

L’idée hardie que M. Poisson a émise aussi sur l’étendue et la constitution de l’atmosphère de la terre a paru étonner les savans. Suivant cet illustre géomètre, notre atmosphère serait terminée par une couche d’air liquéfié, c’est-à-dire d’un air qui aurait perdu son élasticité. Cette hypothèse, qui peut donner lieu à des objections graves, mérite cependant d’être examinée très sérieusement, non-seulement à cause du nom de M. Poisson, mais aussi parce que M. Biot a cru devoir l’adopter et la défendre publiquement.

Ce n’est pas uniquement par ses écrits que M. Poisson s’est efforcé de propager en France l’étude de la physique mathématique et de la mécanique céleste. Dans ses leçons, il n’a jamais cessé de recommander aux jeunes mathématiciens l’étude des grands phénomènes naturels. Comme membre de l’Institut et du conseil de l’instruction publique, il a employé tout son ascendant à l’Académie et dans l’université, pour assurer à la France la suprématie dans la mécanique céleste, qu’il aurait voulu fixer irrévocablement chez nous, et qui, disait-il, depuis Clairaut et d’Alembert, était devenue une de nos gloires nationales. L’espoir d’atteindre ce but, qu’il poursuivait avec la persévérance qui lui était propre, le soutenait au milieu de ses occupations nombreuses et semblait doubler ses forces qui étaient grandes, mais dont malheureusement il abusa. Outre ses cours nombreux au Collége de France, à l’École Polytechnique et à la Faculté des Sciences, cours qu’on a trouvés rédigés, il exerçait depuis longues années les fonctions difficiles et fatigantes d’examinateur à l’École Polytechnique et à l’École de Metz ; il dirigeait seul à l’Université la marche des études mathématiques, il était membre de l’Institut et du Bureau des longitudes, et il a toujours rempli ses devoirs avec une exactitude incomparable, sans jamais manquer une séance académique ni une leçon. On a de la peine à comprendre comment le même homme pouvait suffire à tous ces travaux obligatoires et composer en même temps une foule d’admirables mémoires sur les points les plus difficiles de la science dont la plupart, pour l’étendue et l’importance, sont de véritables ouvrages, et qui enrichissent les volumes de l’Institut, la collection de l’École Polytechnique, la Connaissance des temps, le journal de M. Crelle, le Bulletin de la Société Philomatique, les Annales de Chimie et de Physique, et plusieurs autres recueils périodiques. Le nombre des notes ou mémoires imprimés de M. Poisson s’élève à plus de trois cent cinquante, auxquels il faut ajouter les ouvrages séparés, tels que le Traité de Mécanique, la Théorie de l’action capillaire, la Théorie de la chaleur, les Recherches sur la probabilité des Jugemens, et le livre où l’on expose le mouvement des projectiles : travaux considérables, dont chacun aurait coûté plusieurs années à tout autre qu’à M. Poisson. Euler avait déjà donné l’exemple d’une prodigieuse fécondité ; mais l’illustre géomètre de Bâle est mort dans un âge très avancé, tandis que le savant français nous a été ravi au milieu de sa carrière et dans toute la vigueur de son esprit.

Malgré sa facilité, on conçoit qu’il était impossible à M. Poisson de continuer à vivre dans le monde pendant qu’il se livrait à des travaux si nombreux. Marié en 1817 à mademoiselle de Bardi, d’une ancienne famille du Languedoc, originaire de Florence, il devint père de quatre enfans, se retira peu à peu de la société, et trouva dans sa famille le bonheur paisible auquel il aspirait. Mais le goût de la retraite, alimenté par le besoin du travail et par l’amour de la science, devint si vif chez lui, que bientôt il ne sortit plus que pour remplir les fonctions dont il était chargé. Il passait la journée enfermé dans son cabinet, sans jamais y admettre personne, sous quelque prétexte que ce fût. Là, depuis dix heures du matin jusqu’à six heures du soir, il s’occupait sans relâche de ses recherches scientifiques. Puis il dînait, et le soir, lorsqu’il n’avait point d’épreuves à corriger, il aimait à jouer avec ses enfans et à causer avec quelques amis. À le voir alors si gai, si léger d’esprit, on ne se serait pas douté du travail auquel il s’était livré toute la journée. Une partie de whist ou de piquet semblait le reposer de ses graves méditations, et il s’abstenait scrupuleusement de parler de science, à moins toutefois que de jeunes savans ne vinssent le consulter, car il s’empressait toujours de leur communiquer ses idées et de diriger leurs premiers pas. Cette vie si uniforme, si occupée, ce travail continuel de l’esprit dans un corps qui se condamnait à une immobilité complète, finirent, malgré sa constitution robuste, par altérer sa santé. Il perdit le sommeil, commença à maigrir, et fut pris de vomissemens qui se renouvelaient fréquemment après son dîner. À cette époque, il était peut-être temps encore de prévenir une catastrophe ; mais, sourd aux conseils des médecins, aux instances de sa famille et de ses amis, il se refusa avec une invincible opiniâtreté à tout ce qui pouvait le sauver. Plus il était menacé, moins il quitta son cabinet. Enfin, dans l’automne de 1838, il se fit tout à coup un épanchement dans la poitrine.

À la première apparition de cette terrible maladie, les médecins le crurent perdu, et lui-même se sentit menacé d’une fin prochaine. Mais les maux de cette nature présentent souvent des alternatives inattendues, et malgré la violence du coup, en voyant au bout de quelque temps disparaître les symptômes les plus alarmans, on put espérer au moins de prolonger encore la vie de M. Poisson. Malheureusement, dès qu’il fut un peu moins souffrant, il se crut guéri et reprit ses travaux. Ni la douleur de ses amis, ni les menaces des médecins, ni les angoisses de sa famille, rien ne put l’arrêter. Il répondait toujours que, pour lui, la vie c’était le travail, et qu’il n’y avait pas de milieu entre travailler et mourir. L’hiver et le printemps de 1839 se passèrent dans des vicissitudes cruelles. On crut avoir remporté une grande victoire en le voyant partir pour la campagne ; mais là, quoique sa vue se fût affaiblie, ainsi que tous ses autres organes, et qu’il n’eût même plus la force d’écrire, il s’enfermait des journées entières pour travailler à la théorie mathématique de la lumière, qu’il voulait asseoir sur de nouvelles bases, stimulé surtout par les travaux récens de M. Cauchy. Ces recherches devaient former un volume, mais il n’a pu en rédiger que deux cents pages environ, qui paraîtront dans les Mémoires de l’Institut[12]. On conçoit facilement que le séjour à la campagne ne fût pas très profitable à un malade qui se livrait à de tels travaux. Toutefois, tant qu’il y resta, il n’éprouva pas de crise violente ; mais à son retour ayant absolument voulu faire les examens de l’École Polytechnique, dans lesquels durant un mois il fut obligé d’interroger les élèves pendant dix à douze heures par jour, ce dernier effort le brisa. Il se forma alors un épanchement dans le cerveau, qui amena la paralysie du bras gauche, et qui, affectant profondément les organes de la pensée, lui fit perdre la mémoire des noms propres. Rien ne saurait rendre le spectacle déchirant de cette tête, où naguère encore s’élaboraient de si profondes pensées, et qui avait toujours semblé se jouer des difficultés de la science, courbée sous le poids de la souffrance et incapable du moindre effort. Peu à peu, cependant, la mémoire revint, les membres reprirent leurs mouvemens, et comme M. Poisson était naturellement porté à espérer, cette légère amélioration suffit pour lui rendre la sécurité lorsqu’il ne restait plus d’espoir à personne. Dans une conversation qu’il eut avec un de ses amis, le dernier jour du carnaval, il parla avec détail de la maladie à laquelle il croyait avoir échappé, des travaux qu’il avait déjà publiés et de ses projets ultérieurs, et surtout des réflexions qu’il avait faites, lorsque, soudainement frappé de paralysie, il s’était apprêté à la mort. À ce moment suprême, privé de la parole et de presque tous les sens, il s’était, disait-il, replié sur lui-même pour observer avec calme cette suite de phénomènes qui devaient aboutir à la cessation de la vie, et il avait été satisfait de voir que ses principes philosophiques ne cédaient pas aux vaines terreurs qui s’emparent si souvent de l’esprit des moribonds. Dans cette longue conversation, qui dura au moins quatre heures, il traita avec une lucidité d’esprit incomparable, avec aménité, avec gaieté même, les questions les plus ardues de la philosophie et de la science. Il rappela diverses circonstances de sa vie, dont il aimait à raconter les humbles commencemens ; il s’arrêta longuement sur ce qu’il devait à Laplace, à la mémoire duquel il avait voué une espèce de culte. Il s’étendit sur ses amis et nomma tous ceux qui lui avaient donné des marques d’intérêt pendant sa longue maladie ; il parla surtout de sa femme, aux soins infatigables de laquelle il attribuait principalement sa guérison. La conviction qu’il avait d’être sauvé le porta quelques jours après à vouloir exprimer à l’Institut sa reconnaissance envers les médecins qui l’avaient soigné, et comme l’un des secrétaires perpétuels, forcé de répéter des paroles qu’on ne pouvait entendre, n’avait cité que M. Double, qui depuis longues années était lié de l’amitié la plus sincère avec M. Poisson, celui-ci éleva la voix pour nommer aussi M. Sédillot, habile chirurgien, qui n’avait cessé de seconder M. Double. Mais ce furent là ses dernières illusions. L’affaissement total des forces, la perte du sommeil et de l’appétit, des étouffemens continuels, des douleurs insupportables au cœur, vinrent l’avertir bientôt que tout était perdu. Après dix-huit mois de tourmens, on avait lieu de s’étonner qu’il pût résister encore si long-temps ; le malade s’en irritait, il demandait à grands cris une fin prompte à tant de maux. Cependant il ne pouvait s’empêcher de regretter une vie où tout lui souriait, car, entouré de l’estime publique, il avait des amis dévoués, une famille florissante, et cette famille surtout excitait ses regrets. Un jour, au plus fort de ses souffrances, un homme qui lui était très attaché, lui ayant présenté Mlle de Wailly, sa petite-fille, en lui disant : « Voici votre petite Marguerite que vous aimez tant, » M. Poisson embrassa cette enfant avec tendresse, et répondit en pleurant : « Si j’avais pu vivre j’aurais été heureux ! »

Convaincu désormais que rien ne pouvait l’arracher à la mort, et bien qu’en proie aux plus vives souffrances, il trouvait encore la force nécessaire pour corriger les épreuves de son dernier mémoire, et pour assister aux séances de l’Académie des Sciences, dont il était président, et d’où on ne pouvait l’arracher. C’étaient là les volontés d’un mourant, qui savait les imposer avec une énergie irrésistible. Enfin, on le transporta à Sceaux, dans l’espoir que l’air de la campagne pourrait peut-être le faire vivre quelques jours de plus ; mais cet espoir ne devait pas se réaliser. Le matin du 25 avril dernier il demanda à se lever, et s’étant recouché presqu’immédiatement, il expira sans douleur au bout de quelques instans.

Ainsi s’éteignit à l’âge de cinquante-huit ans un des hommes qui ont le plus fait pour la gloire de notre pays. En apprenant cette perte cruelle, l’Académie des Sciences voulut donner un témoignage éclatant d’estime à l’un de ses membres les plus illustres, et s’abstint de tenir de séance ce jour-là. L’Université éprouva de profonds regrets, qui furent noblement exprimés sur la tombe de M. Poisson par le ministre de l’instruction publique. Jamais, depuis la mort de Cuvier, on n’avait vu une affliction si générale ni un convoi suivi par tant d’illustrations en tout genre. Mais le plus grand deuil était sans doute dans le cœur de nos géomètres, qui depuis la mort de M. Poisson doivent sentir le besoin de redoubler d’efforts pour conserver à la France l’héritage de gloire que Fermat et Descartes nous ont transmis, et qui, augmenté par deux siècles de succès, forme un des plus beaux fleurons de la couronne nationale.

Ce que je vous ai dit jusqu’ici sur la vie et les écrits de M. Poisson ne vous donnerait, monsieur, qu’une idée incomplète de cet homme célèbre, si je n’essayais d’apprécier l’ensemble de ses travaux et d’esquisser rapidement les principaux traits de son esprit et de son caractère. Les géomètres les plus éminens des temps modernes se distinguent entre eux par des qualités spéciales et souvent opposées. Tandis que Newton préparait longuement par de profondes méditations un livre qui devait révéler aux hommes le système du monde, son rival, Leibnitz, distrait par mille occupations, jetait à la hâte dans des articles de journal, dans des lettres et jusque dans les moindres fragmens, les fondemens des plus belles découvertes. D’Alembert, qui s’est montré si méthodique dans d’autres travaux, rédigeait avec si peu d’ordre et de clarté ses recherches mathématiques, que les plus importans de ses ouvrages sont presque illisibles aujourd’hui. Euler, si fécond, si inventif, ne semblait voir dans les applications qu’un moyen d’employer l’analyse et de la faire avancer, tandis que Daniel Bernoulli ménageait les calculs et savait suppléer par les considérations les plus ingénieuses à l’impuissance de la géométrie. Lagrange, qu’on a surnommé le Racine des mathématiques, ne se contentait pas d’avoir fait une découverte ; il voulait donner à son analyse la forme la plus élégante, il s’efforçait de la généraliser et de l’exposer de la manière la plus simple[13]. Laplace, qui a tant fait pour achever l’édifice dont Newton a posé les fondemens, ne voyait dans l’analyse qu’un moyen d’arriver à des résultats importans, et ne s’appliquait guère à aplanir la route qui devait le conduire au but. Fourier, auquel on doit tant de vérités nouvelles, avait peut-être plus d’invention dans l’esprit que de critique et de rigueur dans les démonstrations. Quant à M. Poisson, si vous me demandiez, monsieur, quel était le caractère de son esprit, je vous dirais qu’à mon avis cet illustre géomètre, doué d’une sagacité et d’une pénétration incomparables, était né surtout pour perfectionner ce qu’avaient fait ses devanciers et pour surmonter les difficultés qui les avaient arrêtés. Sans rappeler sa mémorable découverte sur la stabilité du système planétaire, cette disposition de son esprit se remarque dans ses recherches sur le mouvement des surfaces élastiques, qu’il avait entreprises à l’occasion des travaux analogues de Mlle Germain, et dans sa Nouvelle Théorie de l’action capillaire, où, en introduisant la considération de la variation de densité que le liquide éprouve à la surface, il a complété d’une manière si heureuse les recherches de Laplace ; elle se retrouve surtout dans sa Théorie de la Chaleur, ouvrage destiné à établir sur les véritables principes de la constitution moléculaire des corps cette nouvelle branche de la physique mathématique, et à éclaircir ou à démontrer rigoureusement ce que les travaux de Fourier pouvaient présenter encore d’obscur et d’incertain. Personne assurément n’osera dire que M. Poisson manquât d’invention ; mais il aimait principalement les questions déjà traitées par d’autres et qu’ils n’avaient pu résoudre, ou dans lesquelles il restait encore quelque chose à faire. Il savait même se servir avec un art infini des considérations déjà employées et en déduire de nouveaux et importans résultats. Perfectionner ainsi, c’est inventer, et l’on sait que rien n’est plus difficile dans les sciences que de tirer d’une idée des conséquences que n’avait pas prévues le premier inventeur. Ce même esprit de critique, qui lui permettait de saisir les défauts des autres et de les corriger, le portait à se critiquer sévèrement lui-même et à ne produire que des ouvrages irréprochables. On ne trouvera jamais un homme qui sache mieux que M. Poisson appliquer l’analyse à la recherche des forces qui agissent sur les corps naturels. Entre ses mains, la mécanique moléculaire était devenue une science nouvelle, et je crois que c’est surtout pour la mécanique céleste et la physique mathématique[14] que la perte de M. Poisson est regrettable. Il avait pour les travaux de ce genre une prédilection marquée, que quelques personnes ont pu même croire excessive, car il semble qu’on doive laisser aux géomètres le champ libre et leur demander des découvertes et des vérités nouvelles dans une branche quelconque des mathématiques sans exiger immédiatement des applications. Cependant, malgré ses préférences, il ne cessa jamais de suivre les progrès de l’analyse pure, et l’on put s’en convaincre lorsqu’il présenta à l’Institut ce beau rapport, que tous les géomètres connaissent, sur les travaux de M. Jacobi, relatifs aux transcendantes elliptiques. Un petit portefeuille où il inscrivait les questions qu’il voulait étudier, et dont plusieurs ont été déjà résolues par lui, prouve encore mieux que rien ne lui échappait, et qu’il avait le projet de traiter de nouveau toutes les parties de l’analyse et de la physique mathématique. Il serait bien intéressant de connaître les problèmes que les hommes supérieurs dans une branche quelconque des connaissances humaines croient susceptibles de solution. Cette espèce de testament scientifique aurait de grands avantages, et les petites notes de M. Poisson sont dignes de toute l’attention des savans[15].

Au reste M. Poisson n’était pas seulement un géomètre du premier ordre ; c’était en tout un homme supérieur, et ceux qui l’ont approché savent qu’il avait des opinions arrêtées et fort remarquables sur toute chose. Ce n’est pas un des moindres caractères de cette supériorité que d’avoir pu, sans aucune instruction littéraire, et ayant appris fort tard à peine assez de latin pour deviner les mémoires d’Euler, se distinguer même comme écrivain, car il avait un style sévère, mesuré et éminemment clair, sans ornemens inutiles, mais aussi sans sécheresse. Il excellait surtout dans les analyses et dans ces introductions destinées à traduire en langage ordinaire les résultats généraux de ses recherches, et il a mérité à cet égard plusieurs fois les éloges de M. Villemain, excellent juge, qui a toujours apprécié les qualités du style scientifique de M. Poisson.

Les opinions philosophiques de M. Poisson étaient celles du XVIIIe siècle. Cela doit vous expliquer, monsieur, pourquoi, dans les sciences, il s’attacha plutôt aux résultats qu’aux méthodes, et pourquoi il préféra toujours l’analyse à la synthèse. Cependant, avec l’âge, et comme d’autres géomètres, il commença à se préoccuper de certaines difficultés métaphysiques qui ont arrêté les esprits les plus subtils. C’est ainsi, par exemple, qu’il fut amené à vouloir démontrer le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses, principe que Laplace lui-même avait cru impossible de prouver par le raisonnement. La démonstration de M. Poisson laisse encore quelques doutes dans l’esprit, car il semble qu’en l’adoptant on pourrait l’étendre généralement à tous les rapports qui existent entre les causes et les effets. Dans sa conduite, il avait adopté une philosophie pratique fort douce qui consistait surtout à voir le beau côté des choses et à espérer dans l’avenir. Il était spirituel et gai dans la conversation ; mais il n’aimait pas les succès bruyans, et, pour se montrer tel qu’il était, il avait besoin, comme tous ceux qui, après avoir été beaucoup dans le monde, en ont reconnu le vide, de se trouver avec un petit nombre d’amis. Ceux qui l’ont entendu professer n’ont pas oublié le talent avec lequel il exposait les principes les plus élevés de la science. À l’Académie néanmoins, il ne savait pas maîtriser l’émotion que lui causait cet imposant auditoire, et l’on était frappé de l’hésitation qu’il montrait alors et qui était encore augmentée par une petite toux convulsive qui le prenait toujours. Nulle part cependant il ne pouvait trouver un auditoire plus bienveillant ni plus favorablement disposé, car son influence à l’Institut était très grande, et d’autant plus qu’il évitait avec soin de l’exercer : cette influence tenait à son talent non moins qu’à la modération de son caractère, qui était, à mes yeux, celui du véritable savant. Sa seule passion a été la science ; il a vécu et il est mort pour elle. Travaillant sans cesse à agrandir le cercle des connaissances humaines, il n’ambitionnait que les suffrages des juges compétens, sans jamais briguer les applaudissemens de la foule ni cette popularité que dans les hautes sciences on ne peut recueillir qu’en s’abaissant. Et pourtant il n’y avait pas un coin du globe où sa renommée n’eût pénétré, et toutes les Académies du monde tenaient à honneur d’inscrire son nom sur leurs registres. Bien qu’il dût connaître sa force, M. Poisson avait une véritable modestie qui se manifestait dans sa conversation comme dans ses écrits[16], et personne n’a jamais entendu sortir de sa bouche un mot qui pût faire soupçonner en lui le sentiment de sa supériorité.

Bien que M. Poisson ait été élevé à la pairie sous le gouvernement actuel, il n’a jamais été un homme politique. Partisan d’une sage liberté, et convaincu qu’il en aurait toujours assez pour lui-même, ce qu’il demandait surtout au gouvernement, c’étaient les conditions nécessaires de stabilité. La guerre et le despotisme militaire l’avaient éloigné de Napoléon dans les dernières années de l’empire. Il crut à la durée de la restauration, mais ne sacrifia aucune de ses convictions au gouvernement des Bourbons. M. de Frayssinous et M. de Villèle faisaient grand cas de la justesse de son esprit, et le consultaient. Ils songèrent même à le faire nommer député à Pithiviers ; mais, chose assez bizarre, il échoua, parce que les libéraux qui lui étaient opposés rappelèrent habilement aux légitimistes que M. Poisson était né roturier, et que son père avait été juge de paix sous la Convention. Après la révolution de juillet, il craignit longtemps une conflagration générale ; mais dès qu’il put croire que la nouvelle dynastie s’affermissait, il s’y rattacha sincèrement. Il n’a guère eu le temps de prendre part aux délibérations de la chambre des pairs, où, sans aucun doute, sa haute raison et ses connaissances l’auraient fait distinguer. Lorsqu’il apprit sa nomination, il se borna à dire aux personnes qui l’entouraient : « Cela fera bien plaisir à ma femme. » Pour lui, ce qui le touchait surtout, c’était d’être admis dans un corps auquel Laplace avait appartenu, car rien n’égalait sa vénération pour la mémoire de ce grand géomètre, et rien ne le flattait autant que les rapprochemens qu’on établissait entre lui et l’auteur de la Mécanique céleste.

Simple par goût et modéré par caractère, il savait cependant allier à ces qualités une grande ténacité dans les idées. Il n’aimait pas à se décider, et lorsqu’on lui parlait d’une affaire quelconque, on pouvait être sûr qu’il commencerait par en faire ressortir les difficultés ; mais une fois que son opinion était formée, il ne changeait jamais. S’il s’agissait d’une chose pour laquelle le concours d’autres personnes fût nécessaire, on pouvait prévoir que, malgré les plus vives oppositions, il finirait par réussir, sans emportement ni colère, mais par sa haute raison et sa fermeté. Cependant, pour lui-même, il évitait les entreprises qui lui auraient coûté trop de temps, et qui pouvaient le détourner de ses travaux, et ce n’est qu’en faveur de ses amis qu’il consentait à s’en charger ; car quoique M. Poisson ne fût pas de ces gens qui accablent tout le monde de témoignages et de protestations d’amitié, il était véritablement et sincèrement attaché au petit nombre d’amis qu’il avait choisi, et qu’il avait le mérite rare d’aimer chaque jour davantage. Sa constance dans l’affection lui rendait les brouilleries insupportables, et on l’a toujours vu faire les premières avances pour effacer jusqu’aux moindres traces des dissentimens qui avaient pu surgir entre lui et ses amis. Chez toute autre personne, cela aurait pu passer pour de la faiblesse ; mais dans la position où se trouvait M. Poisson, c’était de la bonté qui quelquefois se manifestait d’une façon pleine de noblesse. Une anecdote que je sais, monsieur, d’une manière certaine, suffira pour vous prouver que sans se soucier d’en faire parade, cet illustre géomètre ne le cédait à personne en fait de sentimens élevés.

En 1833, un étranger que les révolutions de son pays avaient contraint à demander à la France une hospitalité qu’elle sait exercer avec tant de générosité, eut l’honneur d’être admis à l’Institut. Son élection, à laquelle contribuèrent plusieurs savans célèbres, fut surtout décidée par M. Poisson, qui, malgré la divergence des opinions politiques, soutint presque seul, et avec une énergie remarquable, la lutte et la discussion en faveur du candidat étranger. Quelques mois après, le nouvel académicien fit paraître un écrit où l’on parlait des fatales lenteurs qui avaient d’abord retardé l’examen d’un mémoire adressé à l’Institut par un jeune savant d’un rare mérite, et auquel cependant l’Académie avait plus tard rendu pleine justice. Cet écrit, qui n’avait rien de personnel contre M. Poisson, l’offensa, et un soir il en témoigna son mécontentement à l’auteur, qui soutint son opinion avec mesure, mais avec fermeté. M. Poisson, contre son habitude, s’irritant de plus en plus, finit par dire : « Vous devriez savoir mieux que personne, monsieur, que l’on sait accueillir les étrangers en France. » — Profondément blessé par ces paroles, l’interlocuteur se retira sans répondre ; et comme il n’a pas beaucoup de souplesse dans le caractère, ne pouvant supporter l’idée qu’un homme qui avait contribué à son élection à l’Institut le lui reprochât et voulût le dominer, il forma immédiatement le projet de donner sa démission à l’Académie, pour ne pas rester dans une position dépendante au milieu de cette illustre assemblée. Toutefois, il n’eut pas le temps d’exécuter ce dessein, car deux jours après il vit arriver chez lui M. Poisson, qui n’allait jamais chez personne, et qui l’aborda en lui disant : « J’ai eu bien tort avant-hier, et j’espère que vous oublierez ma vivacité. » — Vous concevez, monsieur, qu’une telle démarche de la part de M. Poisson auprès d’un jeune homme devait pénétrer de respect et de reconnaissance celui qui en était l’objet. Aussi n’a-t-il jamais cessé d’honorer et de chérir comme un père M. Poisson, qui, de son côté, lui a témoigné jusqu’à ses derniers momens la plus sincère, la plus tendre amitié.

Un homme comme M. Poisson, qui se montrait peu et qui n’avait qu’un petit nombre d’amis, était exposé à être jugé défavorablement par ceux qui ne le connaissaient pas, et que blessait sa supériorité. Les accusations les plus banales n’ont pas manqué contre lui. On a crié au cumul, et quelques personnes s’indignaient même de la fortune qu’il se préparait à laisser à ses enfans. Je vous ai déjà dit, monsieur, ce que je pensais de ces clameurs contre les traitemens qu’ont touchés les Cuvier et les Poisson, de ces clameurs qui, dans la société comme elle est organisée actuellement, ne pourraient avoir d’autre résultat que d’éloigner des fonctions publiques les hommes les plus éminens ; mais enfin, puisque l’accusation a été formulée, il est bon de faire remarquer que M. Poisson n’a jamais rien demandé. D’abord ce fut Laplace qui s’occupa de pourvoir à son avancement ; ensuite, lorsqu’après la chute de l’empire la restauration voulut s’entourer de tous les hommes qui avaient cru à ses promesses de paix et de liberté, M. Poisson dut nécessairement fixer l’attention du nouveau gouvernement. Néanmoins, malgré les tendances de cette époque, non-seulement il ne sacrifia jamais aucune de ses opinions philosophiques, mais il ne voulut même pas essayer de les voiler ; et pourtant sa réputation était telle, qu’il fut nommé membre du conseil de l’instruction publique sans en être prévenu[17], et qu’il reçut le titre de baron sans le désirer et sans vouloir jamais faire les démarches nécessaires pour rendre régulière sa nomination. Il est vrai, comme on l’a dit, que M. Poisson, qui aimait tendrement ses enfans, leur a laissé une fortune considérable, fruit de ses économies ; mais on doit ajouter que jamais le soin de sa fortune ne put le distraire un instant de ses travaux, et que, menacé tout à coup d’une ruine totale, il montra une force d’ame dont peu de personnes seraient capables. C’était en 1821 : depuis long-temps M. Poisson avait pris l’habitude de remettre toutes ses épargnes à une personne qui devait acheter des rentes et placer successivement les intérêts. Sa confiance était telle qu’il n’avait aucun reçu et ne demandait jamais à voir aucun papier. Le dépôt s’était accru ainsi jusqu’à la somme de 300,000 francs. Un jour, on vient lui annoncer que son ami l’a trahi, qu’il n’a rien acheté et que tout est perdu. M. Poisson, qui était déjà père de plusieurs enfans, fut très sensible à ce coup, mais il sut maîtriser son émotion. Il n’en fit confidence qu’à son ami M. Thénard, et alla passer quelque temps à la campagne, où il composa un de ses plus beaux mémoires. Ne trouvez-vous pas, monsieur, qu’un tel homme devait avoir une grande force de caractère, et que, s’il était intéressé, il l’était d’une singulière façon ? Au reste, pour achever l’histoire, je vous dirai que, grace à la loyauté du fils de ce dépositaire infidèle, M. Poisson finit par recouvrer les 300,000 francs : il fallut attendre plusieurs années, et, durant cette longue épreuve, le géomètre, qui sut toujours se taire, ne cessa pas un seul instant de produire de nouveaux travaux et de remplir tranquillement les fonctions dont il était investi.

Je m’arrête ici, monsieur, car je n’ai pas la prétention d’écrire un éloge, et je ne veux que vous transmettre mes impressions et mes souvenirs. Dans tous les temps, la mort de M. Poisson aurait laissé des regrets infinis ; de nos jours, sa vie mérite de servir d’exemple et d’enseignement : car, possédant tout ce qu’il fallait pour briller aux yeux de la foule, il sut renoncer à ces faciles succès qui ont perdu tant de monde, pour se livrer exclusivement aux progrès de la science. Mais si de son vivant il a pu renoncer à quelques applaudissemens, la postérité, qui met chaque chose à sa place, le récompensera de ce léger sacrifice en entourant sa mémoire de vénération et de respect ; et la jeunesse appelée à combler les grands vides qui se forment sans cesse au milieu de nous, sentira qu’il n’y a pas d’hommes plus regrettables ni plus dignes d’être imités que ceux qui savent également graver leur nom dans l’histoire et dans le cœur de leurs amis.


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    remarquables sur les écrits de ces illustres géomètres. On a vu précédemment combien tous deux avaient été frappés de la découverte de M. Poisson sur l’invariabilité des grands axes, et en quels termes ils s’étaient exprimés à ce sujet. Dans le dixième paragraphe de sa Notice sur les travaux de Laplace, M. Poisson fait allusion à sa découverte, et il se borne à dire à cet égard :

    « Les expressions différentielles des six élémens elliptiques, au moyen des différences partielles de la fonction perturbatrice, prises par rapport à ces élémens et multipliées par des fonctions de ces mêmes élémens, qui ne contiennent pas le temps explicitement, sont des formules très importantes que Laplace regardait comme le plus grand pas qu’on eût fait depuis long-temps dans la théorie des perturbations, et que Lagrange et lui ont présentées au Bureau des longitudes dans une même séance. Elles forment le supplément au troisième volume de la Mécanique céleste. L’invariabilité des grands axes et des moyens mouvemens, en ayant égard aux carrés des masses, qui venait d’être démontrée, s’en déduit immédiatement, et c’est à l’occasion de ce théorème que ces formules ont été trouvées par nos deux grands géomètres. »

    C’est là, il faut l’avouer, une rare modestie : le nom de l’inventeur ne s’y trouve même pas.

  1. Voyez les livraisons des 15 mars et 1er mai.
  2. La ville de Pithiviers, qui sent vivement l’honneur d’avoir donné à la France M. Poisson, a décidé qu’un monument serait élevé à sa mémoire, et elle a souscrit pour une somme égale à celle que la ville de Montbéliard destina au monument de Cuvier. Cette souscription, à laquelle l’Institut et l’École Polytechnique ont déjà voulu s’associer, doit exciter les sympathies de tous ceux qui aiment les sciences et la gloire nationale.
  3. Dans une de ces distributions de prix, celui qui la présidait, frappé des succès du jeune écolier, prononça ces vers de La Fontaine :

    Petit poisson deviendra grand,
    Pourvu que Dieu lui prête vie.

    Cette citation a été attribuée mal à propos à Laplace : le goût exquis et le caractère grave de cet illustre géomètre n’admettaient point ces sortes de jeux de mots.

  4. Ce papier original existe encore ; il est intitulé : « Note sur la leçon donnée par le C. Lagrange, le 5 pluviose an VII. » M. Poisson y démontre que le coefficient du second terme du développement du binome de Newton, coefficient qu’il considère en général comme une fonction de l’exposant, est toujours égal à cet exposant, quelles que soient la nature et la valeur de celui-ci.
  5. L’un de ces mémoires était relatif aux équations, aux différences mêlées. Le rapport, rédigé par MM. Lacroix et Laplace, se termine ainsi :

    « En rapprochant ce qu’ont appris successivement sur les différences mêlées les mémoires de MM. Condorcet, Laplace et Biot, de celui dont nous devons rendre compte, il nous a paru que M. Poisson a le premier donné des notions précises sur la nature des intégrales de ces équations, en même temps qu’il augmente d’une manière notable le nombre de celles qu’on sait intégrer, et nous pensons en conséquence que son travail mérite l’approbation de la classe et l’impression dans le recueil des Savans étrangers. »

    Dans le second rapport, MM. Lagrange et Lacroix, chargés d’examiner un mémoire sur les solutions particulières des équations différentielles, s’exprimaient d’une manière non moins honorable :

    « Le mémoire (disaient-ils) dont nous venons de rendre compte présentant un assez grand nombre de résultats nouveaux sur une matière très importante et rendant uniformes les solutions des questions qu’elle embrasse, nous a paru très digne de l’approbation de la classe et de l’impression dans le recueil des Savans étrangers. »

  6. Delambre et Montucla attribuent cette découverte à Tycho-Brahé, mais elle se trouve indiquée à la page 86 du Trattato de l’Astrolabio, que Danti fit paraître à Florence en 1569, c’est-à-dire quatre ans avant la publication du traité De Nova stella, qui est le premier ouvrage du grand astronome danois.
  7. L’écliptique est, comme on le sait, l’orbite que le soleil paraît décrire annuellement dans le ciel. Le plan qui passe par l’écliptique coupe le plan de l’équateur terrestre, et l’angle que ces deux plans forment entre eux est ce qu’on appelle l’inclinaison de l’écliptique. Cette inclinaison s’exprime par le nombre de degrés, comptés sur le méridien, qui sont compris entre l’équateur et chacune de ces lignes qu’on a nommées tropiques. C’est, en d’autres termes, la latitude des tropiques telle qu’on la trouve marquée sur les cartes géographiques et sur les mappemondes. Depuis long-temps cette latitude diminue, et les tropiques se rapprochent lentement de l’équateur. On a démontré que cette diminution ne saurait s’étendre au-delà d’une certaine limite. Si une telle limite n’existait pas, les tropiques finiraient par se confondre avec l’équateur, et alors le soleil se trouverait toujours dans la position qu’il occupe actuellement le jour de l’équinoxe de printemps ou de celui d’automne
  8. Il est évident que l’invariabilité des grands axes ne suffit pas pour la stabilité du système planétaire, et qu’il faut prouver aussi que les variations séculaires des excentricités et des inclinaisons des orbites seront toujours renfermées dans des limites assez restreintes. Mais cela avait été déjà démontré par Laplace en partant de l’invariabilité des grands axes, d’où il résulte que cette invariabilité établie par M. Poisson prouve complètement la stabilité du système planétaire.
  9. Parmi ces personnes se trouvait M. Dinet, inspecteur-général de l’Université, et l’un des plus anciens amis de M. Poisson.
  10. On a dit souvent que le génie de Lagrange s’était endormi et que ce fut M. Poisson qui le réveilla ; mais cela est inexact, car, sans parler des Leçons sur la Théorie des fonctions, qui parurent avec des additions considérables en 1806, M. Maurice, dans son excellente notice sur Lagrange, a fait ressortir toute l’importance des notes que cet illustre géomètre avait ajoutées, en 1808, à sa Résolution des équations numériques, et qui avaient pour but de rattacher à sa théorie générale la mémorable découverte de M. Gauss sur la résolution des équations à deux termes. Lagrange, en parlant du beau travail du géomètre de Pithiviers, a dit ce qui suit : « Cette découverte de M. Poisson a réveillé mon attention sur un objet qui m’avait autrefois beaucoup occupé, et que j’avais ensuite totalement perdu de vue. » Et c’est là la vérité.
  11. À la vérité, M. Poisson avait déjà présenté à l’Institut, en 1807, un travail sur la théorie du son ; mais cet écrit ne renfermait guère que de l’analyse, et c’est surtout son mémoire sur l’électricité qui le classa parmi les physiciens. Ce mémoire fut lu à l’Académie le 9 mars 1812, et quinze jours après M. Poisson était membre de l’Institut. C’est par erreur que, dans la première partie des Mémoires de la classe des sciences mathématiques de l’institut pour l’année 1812, il est dit que les premières recherches de M. Poisson sur l’électricité furent présentées à l’Académie le 9 mai 1812. Ces recherches précédèrent sa nomination et l’assurèrent : le 9 mai n’était même pas un jour de séance.
  12. La partie que M. Poisson a rédigée ne contient que les généralités ; les applications devaient se trouver dans une dernière section, qu’il n’a pas écrite, mais qui était préparée dans son esprit. Dans ses derniers momens, il regrettait vivement de ne pouvoir achever ce travail, et sa faiblesse l’a empêché de faire connaître les bases sur lesquelles il voulait établir son analyse. Tout ce qu’il a pu dire un jour à cet égard, c’est qu’il prenait un filet de lumière : il lui a été impossible de continuer, et son secret est mort avec lui.
  13. Malgré son génie, ce n’est que par le travail le plus opiniâtre que Lagrange parvenait à ces formules symétriques, à cette rédaction simple et élégante que l’on admire tant. La collection de ses manuscrits existe à l’Institut, et l’on y trouve la preuve qu’après avoir résolu une question et rédigé sa solution, cet illustre géomètre ne cessait de corriger et de copier son écrit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’expression la plus simple et la plus claire de sa pensée. Il y a tel mémoire dont il a fait six copies successives en les corrigeant
  14. Quelques savans un peu trop impatiens murmurent contre la physique mathématique, parce que, disent-ils, elle n’a pas encore produit de grands résultats ; mais on peut leur répondre que la théorie de l’attraction universelle, qui forme du reste aussi un chapitre de la physique mathématique, ayant exigé plus d’un siècle et demi de travaux et les efforts des plus grands géomètres pour arriver au point où elle est aujourd’hui, il ne faut pas s’étonner si d’autres théories, qui viennent à peine de naître, n’ont pas fait d’aussi grands progrès.
  15. M. Poisson ne voulait jamais s’occuper de deux choses à la fois, et lorsque, dans ses travaux, il lui venait à l’esprit un projet de recherche qui ne se rattachât pas immédiatement à ce qu’il faisait alors, il se contentait d’écrire quelques mots dans son petit portefeuille. Les personnes auxquelles il communiquait ses idées scientifiques savent que, dès qu’il avait terminé un mémoire, il passait sans interruption à un autre sujet, et qu’habituellement il choisissait dans son portefeuille les questions dont il devait s’occuper. Prévoir ainsi d’avance les problèmes qui offrent des chances de succès, et savoir attendre, avant de s’y appliquer, pour ne pas entraver la marche de ses autres travaux, c’est faire preuve d’un esprit pénétrant et méthodique à la fois. Dans son portefeuille, il a inscrit deux différentes classes de questions, qu’il a appelées du premier ordre et du second ordre. Plusieurs, la variation des grands axes par exemple, et l’action capillaire, qui s’y trouvent indiquées, ont déjà été traitées par lui. Pour d’autres, après s’en être occupé, il a marqué l’impossibilité d’en tirer des résultats importans. Enfin, il en reste encore un grand nombre qui mériteraient de fixer l’attention des géomètres, comme ayant été par M. Poisson jugées susceptibles d’être résolues. Voici quelques-unes de ces questions.

    « Équations algébriques et numériques… rien à espérer. » — « Intégrales définies… rien à espérer… » — « Revoir la théorie des nombres. » — « Problèmes de géométrie dépendans des différences mêlées… feuilleter tous les mémoires d’Euler. » — « Électricité dans le cas de trois corps. » Etc., etc.

  16. Ce n’est pas seulement dans ses ouvrages imprimés que M. Poisson savait être modeste, il apportait cette réserve jusque dans les écrits qu’il ne se proposait pas de publier. Il avait rédigé pour son usage particulier deux notices fort détaillées et très importantes, l’une sur les travaux et les découvertes de Laplace, l’autre sur les manuscrits de Lagrange, qui contiennent des analyses, et des jugemens très
  17. Voici la lettre par laquelle cet illustre géomètre apprit qu’il venait d’être nommé à ces hautes fonctions :

    « M. Cuvier a le plaisir d’annoncer à son cher collègue M. Poisson, que le roi tient de le nommer membre de la commission de l’instruction publique ; cette nouvelle surprendra peut-être le savant qui en est l’objet, mais on peut être sûr qu’elle plaira à tous les amis des sciences et de la véritable instruction.G. Cuvier.

    « Au Jardin du Roi. — Le 22 juillet 1820. »