Lettres à sa marraine/30 octobre 1915

Gallimard (p. 38-45).


30 octobre 1915


C’est juste, ma chère nouvelle amie, il existe ce profil, mais son existence était bien précaire. Ce prestige s’est évanoui et l’Alsace a été le mont Gibel de la neuve Morgane, mais il n’a jamais été question que je me mariasse avec Morgane. Je trouve vos lettres trop rares. Excusez mon papier de ce soir, je n’en ai pas d’autre, les marchands sont loin de nous et je n’en pourrai avoir que dans deux ou trois jours. Mes idéogrammes sont assez clairs et après tout n’ont aucun besoin de commentaires. C’est la partie la plus neuve de mon œuvre d’avant la guerre si neuve que depuis la guerre on idéogrammatise la topographie et les communiqués vous apportent constamment le nom d’ouvrages ennemis ou nôtres baptisés d’après leur forme : le trapèze, le trident, le poignard, etc, et j’aime cette nouveauté de mon esprit. Pour ce qui est de la poésie libre dans « Alcools » il ne peut y avoir aujourd’hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s’il écrit en vers réguliers c’est sa liberté qui le convie à ce jeu ; hors de cette liberté il ne saurait plus y avoir de poésie. Si vous ne reconnaissez pas cette vérité essentielle votre esprit étouffé dans les limites d’une convention qui n’a plus de raison d’être ne pourra se développer. En effet on imaginerait difficilement une nouvelle manière de faire l’amour ou de manger, parce que ce sont là des choses naturelles et qu’essentiellement la seconde se fait par la bouche mais la versification, la langue française elle-même sont conventionnelles au point qu’on peut écrire en prose et s’exprimer en lapon, voire en espéranto. Ces conventions sont essentiellement caduques, car l’homme et l’artiste en particulier a besoin de naître et ici cela s’appelle renaître ou bien revenir aux principes. C’est cela qui est essentiel. Le moment de revenir aux principes du langage n’est pas encore venu, mais il viendra, et à ce moment la pureté de telle ou telle langue ne pèsera pas lourd. Les conventions sont une sorte de pudeur, la passion ignore la pudeur et le poète, l’artiste, sont des gens essentiellement passionnés auxquels il est nécessaire d’oublier la pudeur et les autres conventions qu’ignore la vie ou du moins dont elle ne proclame pas la nécessité.

Vous-même n’avez-vous pas une tendance bien moderne à l’idéogramme, hors même de l’écriture alphabétique, quand vous abrégez vos mots et employez le signe + ? En tous cas, vous sentez ma poésie et je vous suis bien reconnaissant de vous laisser prendre à ce que j’ai ressenti moi-même jusqu’à l’enivrement.

Je lirai donc après la guerre « L’Histoire de la Maison de L’Espine ». Je connais un peu l’éditeur en question, il n’est pas de ceux qui nourrissent leurs auteurs. Les siens se plaignent désespérément et lui-même s’il n’a pas fait ses affaires n’a pas à ce qu’on dit compromis sa fortune tout au moins celle de sa femme. Voilà les on-dit mais la réalité est peut-être tout autre.

Je connais aussi les auteurs dont vous me parlez, sauf M. Abram dont j’ignorais le nom. J’adore que vous soyez paresseuse. Si les femmes souffrent plus par l’amour c’est qu’elles jouissent aussi plus que les hommes.

Ce n’est point Heredia mais vous-même que je malmenais, ma chère amie, pour me l’avoir rappelé quand vous avez un talent personnel. Mais ça n’a aucune importance, car les poètes personnels rappellent parfois d’autres poètes. Cela arrive sans que l’on encoure un blâme et pardonnez-moi de vous avoir chagrinée. Ainsi sans être Chérubin j’ai une jolie marraine, j’ai une marraine « que mon cœur, que mon cœur a de peine » de ne la point voir et c’est plutôt en passant par Beaumarchais et l’Espagne de son Figaro de la Folle Journée que vous êtes venue de l’idée première de « marraine » à penser à l’hidalgo cubain Heredia. — Pour connaître vos traits il faudra donc que j’attende plusieurs années !! Je n’ai pas le cœur de faire des vers aujourd’hui, il fait un froid de loup. J’ai une mauvaise bougie en paraffine qui éclaire mal, je suis gelé dans un affreux trou creusé dans la craie, pardonnez-moi mon amie. Pour l’amitié comme pour les vers le temps ne fait rien à l’affaire. Je suis triste aujourd’hui et cependant bien heureux de vous savoir belle.


L’hiver revient mon âme est triste
Mon cœur ne sait rien exprimer
Peut-être bien que rien n’existe
Hiver de tout hiver d’aimer
Où ta peine seule résiste

Et pourquoi donc mon cœur bat-il
Par la tristesse qu’il endure
Toi que j’appelle ô cœur gentil
Ne sais-tu pas que je m’azure
Pour te rejoindre plus subtil

Je suis le bleu soldat d’un rêve
Pense à moi mais perds la raison
Vois-tu le songe qui s’achève
Se confond avec l’horizon
Chaque fois que ton œil se lève


Ainsi ma belle marraine, pardonnez-moi de ne pas trouver aujourd’hui l’accent de l’« Adieu », mais je ne peux commander à mon inspiration. À propos de Tristan, je me souviens d’une Ode à la mer, belle chose. J’ai lu tout cela à la bibliothèque de Versailles, riche en premières éditions

des poètes du XVIIe siècle. Vous parlez ma chère

amie de réalisation grossière après un flirt sincère ; peut-être que si la réalisation n’était pas grossière, les amants n’auraient-ils pas de désillusion, mais en général on s’occupe si peu d’embellir l’amour ; puis, il arrive que la femme n’y met pas du sien et que la pudeur mal entendue décourage les bonnes volontés. Et puis comment s’étonner que les amours aient une fin quand notre vie en a une. Il ne faut pas demander à l’amour plus qu’il ne doit donner et ceux qui sont raisonnables, c’est-à-dire les poètes, mettent à profit les souffrances de l’amour en les chantant. Mais vous êtes mariée et mon cœur est bien à l’abri près du vôtre.

Quand j’irai en permission, Dieu sait quand ! j’irai sans doute en Algérie. Je m’embarquerai, je crois, à Port-Vendres qui n’est peut-être pas très éloigné de Montpellier et peut-être voudrez-vous bien me venir voir à l’aller ou au retour. Ce me serait une bien grande joie d’avoir vu ma marraine.

Écrivez-moi vite, ma chère marraine, entre temps j’espère avoir pu faire des vers qui vous plaisent. En attendant quoi, je vous prie de m’envoyer des vôtres. Le tour de votre esprit me ravit, car vous êtes poétesse vraiment et, vraiment femme ; c’est-à-dire très simple, et que j’aime cela.

Je vous baise la main.

G. A.