Lettres à la princesse/Lettre138

Lettres à la princesse, Texte établi par Jules TroubatMichel Lévy frères, éditeurs (p. 191-195).


CXXXVIII


Ce lundi matin.
Princesse,

J’ai été, tous ces soirs, dans de grandes fatigues de tête qui m’ont privé d’avoir l’honneur de vous aller saluer : j’avais pourtant, ce me semble, mainte et mainte chose à vous dire.

D’abord, j’ai oublié de vous faire remarquer qu’aucune trace de votre passage, en cette charmante visite, dont vous m’avez honoré dans cette chambre pleine de vous et de vos dons, n’a été perdue, et Troubat, en s’asseyant à sa place le lendemain matin, s’est écrié : « Mais qui donc s’est assis là et a écrit : Voilà une Bonne plume ? » Il s’est emparé de l’autographe, et il se pique d’honneur : depuis ce jour-là, il écrit plus magnifiquement que jamais[1].

Mme C… est venue me voir avec sa fille ; la pauvre dame a encore mal au genou et ne peut monter d’escalier ; elle a bien hâte cependant de présenter à Son Altesse sa gentille protégée, qui est très-bien en effet. — Il y a quelques années, quand l’Œuvre des jeunes filles incurables fut fondée, des vers furent adressés à la Princesse fondatrice et présentés par Mmes de Villas ; ces vers étaient de Mme C… elle-même, qui en a reçu dans le temps un remercîment par le secrétaire des commandements. Elle ne m’a parlé de cette circonstance que dans cette dernière visite. Si Votre Altesse ajoute à toutes ses bontés l’attention de vouloir bien la recevoir au rez-de-chaussée, le moment de cette présentation qu’elle désire fort sera aussitôt que vous le permettrez.

Dans une conversation, déjà assez ancienne ; que j’ai eue avec M. de L…, il m’a bien expliqué sa position, pour la dire, à l’occasion, à Son Altesse. Il n’est pas pauvre, au pied de la lettre, en ce sens que sa plume lui rapporte à peu près par an dix mille francs, mais c’est à force de besognes et de travaux de commande. Il ne voudrait pas d’une position administrative ou de bureau qui lui prendrait tout son temps et le confisquerait : il n’y aurait nul avantage. Il insiste sur cette position de secrétaire rédacteur attaché à la Présidence, qui lui laisserait la liberté des intervalles de session. On pourra, cet hiver, revenir à la charge auprès de M. Walewski, qui sera peut-être flatté d’avoir un écrivain assez connu dans son personnel.

Vous voyez, Princesse, combien j’entre dans toutes les intentions de votre bonté. — J’en viens à moi-même :

Il y a une lacune dans les volumes que je publie ; je n’ai jamais recueilli ce Portrait de la Princesse, qui n’a paru que dans un journal : je voudrais bien le mettre à la fin de mon cinquième et prochain volume des Nouveaux Lundis comme bouquet[2]. J’espère que vous n’y verrez aucun inconvénient. Que ne puis-je mettre à la suite les deux pages charmantes du contre-portrait que j’ai reçues à cette occasion, le lendemain même ! On y verrait que la plume vous va comme le pinceau.

Enfin, il y a une promesse précieuse, c’est que l’année ne finisse pas sans que la petite maison ait eu sa fête, d’un dîner à cinq ou six au plus, que vous voudrez bien me faire l’honneur de présider. C’est à vous, Princesse, à prendre le moment qui vous dérangerait le moins, à daigner le fixer, ainsi que le choix des convives ; il n’y en a que deux de possibles, en sus des convives habituels, le nombre six étant de rigueur sous peine d’étouffer.

Que de questions ! que de demandes à la fois ! Je n’irai peut-être que demain soir, mardi, savoir la réponse à celle de ces questions, du moins, qui me tient le plus à cœur.

Je suis à vous, Princesse, avec tout le respect et l’attachement que vous savez.


  1. M. Sainte-Beuve dictait presque toutes ses lettres à son secrétaire, mais il ne lui dictait pas les lettres à la Princesse, à l’exception de deux ou trois, vers la fin dans lesquelles il s’en excuse, et que la maladie l’empêchait d’écrire lui-même. — On a dit que le secrétaire avait la main de son maître : l’habitude avait produit ce phénomène. Il y avait eu à la longue, entre les deux écritures, une ressemblance acquise et comme un air de famille, qui disparaissait quand on les confrontait l’une avec l’autre. Mais le secrétaire n’était que le porte-plume de son maître. M. Sainte-Beuve relisait ses lettres, les signait toujours lui-même, grattait les virgules ou les accents inutiles (il se plaignait surtout, quand il dictait, d’une ponctuation trop marquée et d’un abus d’accents graves : il aimait qu’on adoucit la prononciation) ; il recopiait ou faisait recopier pour éviter une rature : il avait toutes les attentions, toutes les délicatesses et coquetteries du style.
  2. Il a été recueilli, — comme on a eu l’occasion de le dire plus haut (lettre du 2 juillet 1862), — dans le tome XI des Causeries du Lundi.