Correspondance de Victor Hugo/Lettres à la fiancée/1820

1821  ►
LETTRES À LA FIANCÉE.


1820.


JANVIER-AVRIL.




Samedi soir (janvier)

Quelques mots de toi, mon Adèle chérie, ont encore changé l’état de mon âme. Oui, tu peux tout sur moi, et demain je serais mort que j’ignore si le doux son de ta voix, si la tendre pression de tes lèvres adorées ne suffiraient pas pour rappeler la vie dans mon corps. Combien ce soir je vais me coucher différent d’hier ! Hier, Adèle, toute ma confiance dans l’avenir m’avait abandonné, je ne croyais plus à ton amour, hier l’heure de ma mort aurait été la bienvenue.

— Cependant, me disais-je encore, s’il est vrai qu’elle ne m’aime pas, si rien dans mon âme n’a pu me mériter ce bien de son amour sans lequel il n’y a plus de charme dans ma vie, est-ce une raison pour mourir ? Est-ce que c’est pour mon bonheur personnel que j’existe ? Oh non ! tout mon être lui est dévoué, même malgré elle. Et de quel droit aurais-je osé prétendre à son amour ? Suis-je donc plus qu’un ange ou qu’un dieu ? Je l’aime, il est vrai, moi, je suis prêt à tout lui sacrifier avec joie, tout, jusqu’à l’espérance d’être aimé d’elle, il n’y a pas de dévouement dont je ne sois capable pour elle, pour un de ses sourires, pour un de ses regards ; mais est-ce que je pourrais être autrement ? Est-ce qu’elle n’est pas l’unique but de ma vie ? Qu’elle me montre de l’indifférence, de la haine même, ce sera mon malheur, voilà tout. Qu’importe, si cela ne nuit pas à sa félicité ! Oh ! oui, si elle ne peut m’aimer, je n’en dois accuser que moi. Mon devoir est de m’attacher à ses pas, d’environner son existence de la mienne, de lui servir de rempart contre les périls, de lui offrir ma tête pour marche-pied, de me placer sans cesse entre elle et toutes les douleurs, sans réclamer de salaire, sans attendre de récompense. Trop heureux si elle daigne quelquefois jeter un regard de pitié sur son esclave et se souvenir de moi au moment du danger ! Hélas ! qu’elle me laisse jeter ma vie au-devant de tous ses désirs, de tous ses caprices, qu’elle me permette de baiser avec respect la trace adorée de ses pieds, qu’elle consente à appuyer parfois sa marche sur moi dans les difficultés de l’existence, et j’aurai obtenu le seul bonheur auquel j’aie la présomption d’aspirer. Parce que je suis prêt à tout lui immoler, est-ce qu’elle me doit quelque reconnaissance  ? Est-ce sa faute si je l’aime ? Faut-il qu’elle se croie pour cela contrainte de m’aimer ? Non, elle pourrait se jouer de mon dévouement, payer de haine mes services, repousser mon idolâtrie avec mépris, sans que j’eusse un moment le droit de me plaindre de cet ange, sans que je dusse cesser un instant de lui prodiguer tout ce qu’elle dédaignerait. Et quand chacune de mes journées aurait été marquée par un sacrifice pour elle, le jour de ma mort je n’aurais encore rien acquitté de la dette infinie de mon être envers le sien.

Hier, à cette heure, mon Adèle bien-aimée, c’étaient là les pensées et les résolutions de mon âme. Elles sont encore les mêmes aujourd’hui, seulement il s’y mêle la certitude du bonheur, de ce bonheur si grand que je n’y pense jamais qu’en tremblant de n’oser y croire. — Il est donc vrai que tu m’aimes, Adèle ! Dis-moi, est-ce que je peux me fier à cette ravissante idée ? Est-ce que tu crois que je ne finirai pas par devenir fou de joie si jamais je puis couler toute ma vie à tes pieds, sûr de te rendre aussi heureuse que je serai heureux, sûr d’être aussi adoré de toi, que tu es adorée de moi ? Oh ! ta lettre m’a rendu le repos, tes paroles de ce soir m’ont rempli de bonheur. Sois mille fois remerciée, Adèle, mon ange bien-aimé. Je voudrais pouvoir me prosterner devant toi comme devant une divinité. Que tu me rends heureux ! Adieu, adieu. Je vais passer une bien douce nuit à rêver de toi, dors bien et laisse ton mari te prendre les

douze baisers que tu lui as promis et tous ceux que tu ne lui as pas promis.
Samedi, 19 février[1].

Depuis deux jours, mon Adèle, j’ai lu cette lettre[2] qui te donne encore plus de droits sur moi qu’elle ne m’en donne sur toi, depuis deux jours je médite ma réponse sans avoir pu parvenir à mettre en ordre mes idées. Tes plaintes, tes tourments, ta résignation généreuse m’ont profondément ému. Moi seul, ma douce amie, moi seul je suis la misérable cause de tout ce que tu souffres, et cette seule pensée qui me ronge suffirait pour me rendre plus à plaindre que toi. Non, tu n’es pas, tu n’as jamais été coupable, tu es malheureuse par ma faute, et si le ciel est juste, j’espère être le seul puni. Je vais essayer de tracer à la hâte quelques lignes moins incohérentes que celles que tu viens de lire, je voudrais que tu me comprisses et je ne me comprends pas moi-même. Va, mon Adèle, je suis bien malheureux. Au milieu du tumulte de mes sentiments, je ne puis distinguer qu’une chose, c’est une passion insurmontable. Je regrette d’avoir[3]           mais j’ai des torts bien plus graves à regretter. Remarque, chère amie, que ce qui devient des torts, aujourd’hui que les conséquences me condamnent, aurait pu faire notre bonheur et mériter un tout autre nom, aussi je ne saurais m’accuser que d’imprévoyance, ma conscience est pure. Quant à toi, je ne conçois même pas que tu puisses te faire un reproche, sois donc tranquille, ne pleure plus et dors mieux que moi.

J’ai mille choses à te dire et je ne sais par où commencer. Tu es en droit de me demander des avis, ce n’est point[4]          , tu es en droit d’exiger de ton mari des sacrifices, et c’est à moi de faire mon devoir. Cependant, tu l’as senti comme moi, il me serait maintenant impossible de vivre sans être aimé de toi, et cesser de te voir serait me condamner à une mort lente, mais inévitable. Je m’en aperçois bien tard, ta vue et ton affection sont aujourd’hui nécessaires à mon existence, et nous ne devons pas encore tellement désespérer d’être heureux, pour qu’il soit temps que je meure. Le terme n’est peut-être pas éloigné, et c’est une idée, mon Adèle, avec laquelle il faut que tu te familiarises. En attendant, je te promets de chercher à reculer un moment qui ne viendra peut-être que trop tôt. Je pense que nous devons désormais conserver en public la plus grande réserve l’un vis-à-vis de l’autre, ce n’est pas sans de longs combats que j’ai pu me résoudre à te recommander d’être froide avec moi, avec ton mari, ton Victor, celui qui donnerait tout pour t’épargner la moindre peine ; il faut encore que je me condamne à ne plus m’asseoir près de toi, et ici, chère amie, je t’en conjure, aie pitié de ma malheureuse jalousie, évite tous les autres hommes comme tu m’éviteras moi-même, je ne viendrai plus à tes côtés, que du moins j’aie la consolation de ne pas voir d’autres que moi jouir d’un bonheur auquel ton intérêt seul peut me faire renoncer, reste auprès de ta mère, place-toi entre d’autres femmes ; tu ne sais pas, mon Adèle, à quel point je t’aime. Je ne puis voir un autre seulement t’approcher sans tressaillir d’envie et d’impatience, mes muscles se tendent, ma poitrine se gonfle, et il me faut toute ma force et toute ma circonspection pour me contenir. Juge de ce que je souffre quand tu valses, quand tu en embrasses un autre que moi ; je t’en supplie, ma chère Adèle, ne ris pas de ma jalousie, songe que tu es à moi et conserve-toi toute entière pour moi seul. Je te prie aussi de ne pas souffrir les familiarités de M. Asseline[5], ton mari a ses raisons pour cela.

Tu dois donc, mon amie, te montrer à l’avenir tout à fait indifférente à mon égard tant que nous ne serons pas absolument seuls. Il faut calmer les inquiétudes de tes parents en leur persuadant par ta conduite extérieure vis-à-vis de moi que tu ne m’aimes plus ou plutôt que tu ne m’as jamais aimé[6]. Cependant je prévois que je ne tarderai pas moi-même à concevoir d’autres inquiétudes bien plus cruelles, je tremblerai à tout moment que l’indifférence que je te conseille de feindre ne devienne une réalité. Alors, mon Adèle, n’épargne rien pour me rassurer, un sourire, un regard, un mot de ta main suffiront. Oui, écris-moi, écris-moi aussi souvent que tu le pourras sans danger et que tes occupations te le permettront. Raconte-moi tout ce que tu feras, tout ce qui t’arrivera, mets-moi de moitié dans toutes tes peines ; dis-moi ce que Mme Foucher entend par prendre un parti quelconque, ce mot de ta lettre m’a fait frémir ; voudrait-elle t’éloigner de moi ? Elle en est bien la maîtresse, mais alors, ma charmante Adèle, je crains bien bue le jour de notre séparation ne précède de bien près le jour d’une séparation plus longue encore.

Ta mère voudrait-elle prévenir la mienne ? Je ne saurais te dire dans quels incalculables malheurs pourrait m’entraîner une pareille démarche. Ne pourrais-tu m’expliquer ce que ta maman entend par un parti quelconque ?… Écoute, le temps arrange bien des choses, ne désespère pas, mon amie, je pense que nous finirons par être heureux, sans cette douce idée, crois-tu que je supporterais les ennuis et les dégoûts dont je suis abreuvé ? Je prends mon mal en patience, je me livre avec courage à des travaux qui finiront par me rendre indépendant ; si je ne songeais à toi, à notre union, crois-tu que je me résoudrais de gaîté de cœur à joindre aux tourments de l’âme la fatigue presque continuelle de l’esprit ? Non, ce n’est point un vain orgueil qui me pousse à mériter quelque réputation, c’est dans ton intérêt seul que j’agis, et parce que je me flatte de pouvoir un jour réparer dignement tes maux et tes peines dont je suis la cause à la vérité bien involontaire. Ma vie t’appartient ; soit que tu restes mon épouse, soit que tu deviennes celle d’un autre ; dans ce dernier cas,[7]           de tout remords et de toute inquiétude j’emporterai notre secret avec moi.

Adieu, j’ai encore une foule de choses à te dire, mais il faut en finir, excuse cet indéchiffrable fatras, il fait froid, il est presque nuit, et tu ne te doutes pas du temps et du lieu que j’ai choisis pour t’écrire. Songe à ta précieuse santé, évite d’humiliantes altercations à mon sujet, informe-moi de tout le mal que l’on te dira de moi, ma vanité n’est pas encore si facile à blesser que tu parais le supposer. Es-tu bien sûre du lieu où tu caches mes lettres ? songe qu’elles pourraient te perdre. Je t’engage à les brûler. La tienne est en sûreté, si jamais elle cessait d’y être, j’en ferais le pénible sacrifice. Je ne t’en veux pas de la précaution que tu prends de ne pas me nommer dans le courant de ta lettre, cette défiance, peut-être naturelle, me prouve que tu ne me connais pas encore ; va, mon Adèle, je puis être un imprudent, mais je ne serai jamais un lâche, ni un scélérat. Je t’embrasse.

Ton mari,
Victor.

Surtout écris-moi chaque fois que tu le pourras. Je veux savoir ce qui

se passe autour de toi. Adieu.
Vendredi, 25 février[8].

Maintenant que nous sommes réconciliés, mon Adèle, j’espère que tu me diras quels sont mes torts envers toi et pour quel motif tu paraissais hier soir être mécontente de ton mari. Je ne veux pas revenir sur une soirée qui a été bien pénible pour moi puisque, privé du plaisir de te voir, après avoir été forcé de déguiser sous une gaîté affectée la peine que me causait ton absence, je ne t’ai point trouvée à ton retour de chez Mlle Rosalie telle que je m’attendais à te voir. Il faut que tu m’aies retiré en grande partie ton affection pour m’avoir retiré ta confiance, et le peu de mots que tu m’as dit relativement à tes lettres m’a trop fait voir que tu doutais (pour ne pas dire plus) de ma loyauté, de ma bonne foi. Si tu ne m’aimes plus, dis-le-moi. Je pense qu’il doit t’être affreux de te perdre (J’emploie tes expressions) pour un malheureux qui t’est devenu indifférent. Écoute, Adèle, il en est temps encore, tu peux parler, je te rendrai, quoique bien à regret, les papiers qui paraissent t’inquiéter ; tu seras libre alors de faire disparaître toutes les traces de notre union, et moi, je cesserai de te voir, si je ne puis cesser de t’aimer. Peut-être alors mon inviolable silence pendant le temps qu’il me restera à vivre, te convaincra de ma discrétion et de ma bonne foi. Voilà, si tu ne m’aimes plus, le parti qu’il est de mon devoir de prendre.

Cependant, mon Adèle, si je puis espérer, d’après les derniers mots que tu m’as adressés hier au soir, que tu n’as pas encore perdu toute estime et toute amitié pour ton mari, je t’invite à réfléchir un instant avant d’adopter ce parti, si désolant pour moi. Je dis plus, j’aime à croire que l’aversion que tu m’as montrée hier n’avait peut-être que des motifs légers et qui ne peuvent empêcher notre réconciliation d’être durable. J’ai sans doute moi-même manifesté quelque humeur de ton absence, et mon mécontentement (mal fondé mais excusable) a pu provoquer le tien. Ta lettre, si douce et si confiante, achève de me calmer. Plus je la relis, et plus j’espère.

Adieu, ma chère, ma toujours chère Adèle, le temps me manque pour t’en écrire davantage. Songe à ta promesse et décide si je dois ne plus être pour toi qu’un étranger ou rester ce que je suis, ton mari fidèle.

V.-M. Hugo.

P. S. — Réponds-moi de vive voix, quand je te verrai, si tu hésites encore à me répondre par écrit. Il est bien cruel pour moi de te faire une pareille recommandation. Adieu. Surtout, porte-toi bien.

28 février. — Lundi.

Je serais bien fâché, mon Adèle, de t’avoir rendu, ainsi que tu paraissais le désirer hier au soir, cette lettre qui, malgré les cruelles réflexions qu’elle m’a fait faire, m’est devenue bien chère, puisqu’elle me prouve que tu m’aimes encore.

C’est avec joie que j’avoue que tous les torts sont de mon côté, et c’est avec le plus sincère repentir que je te conjure de me les pardonner. Non, mon Adèle, ce n’est pas à moi qu’il est réservé de te punir[9], (te punir ! et de quoi ?) mais c’est à moi qu’il est réservé de te défendre et de te protéger.

M. Asseline est bien heureux d’être ton oncle[10]. Je te réitère la recommandation que je t’ai déjà faite à son égard dans mon premier billet ; c’est avec peine que j’ai appris que tu étais sortie seule avec lui mardi dernier.

Informe-moi toujours de tout ce qui t’arrive, de tout ce que tu fais et même de tout ce que tu penses. J’ai ici un petit reproche à te faire. Je sais que tu aimes les bals, tu m’as dit toi-même, dernièrement, que la valse était pour toi une tentation bien attrayante ; pourquoi donc as-tu refusé l’offre qui t’a été faite ces jours passés ? Ne t’y trompe pas : lorsque j’ai renoncé pour toi aux bals et aux soirées, c’était simplement de l’ennui que je m’épargnais, ce n’était pas un sacrifice que je te faisais, il n’y a de sacrifice à se priver d’une chose que lorsque la chose dont on se prive faisait éprouver du plaisir. Or, je n’ai de plaisir qu’à te voir ou à me trouver près de toi. Pour toi, du moment où la danse t’amuse, la privation d’un bal est un vrai sacrifice. Je suis très reconnaissant de ton intention, mais je ne saurais l’accepter. Je suis, à la vérité, excessivement jaloux ; mais il serait trop peu généreux de ma part de t’enlever par pure jalousie à des plaisirs qui sont de ton âge et qui seraient sans doute aussi des plaisirs pour moi, si tu ne me suffisais pas. Amuse-toi donc, va au bal, et au milieu de tout cela, ne m’oublie pas. Tu trouveras sans peine des jeunes gens plus aimables, plus galants, et surtout plus brillants que moi, mais j’ose dire que tu n’en trouveras pas dont la tendresse pour toi soit aussi pure et aussi désintéressée que la mienne.

Je ne veux pas t’ennuyer ici de mes peines personnelles ; elles sont loin d’être sans remède, et d’ailleurs elles seront oubliées toutes les fois que je te verrai gaie, heureuse et tranquille.

Adieu, dis-moi toujours tout, soit de vive voix, soit par écrit. Du courage, de la prudence et de la patience ; prie le bon Dieu de m’accorder ces trois qualités, ou plutôt les deux dernières seulement ; car, tant que tu m’aimeras, la première ne me manquera pas. J’espère que cette lettre-ci ne te fera pas pleurer. Quant à moi, je suis tout joyeux quand je songe que tu es à moi, car tu es à moi, n’est-il pas vrai, mon Adèle ?

Malgré les obstacles qui se présentent dans l’avenir, je suis tout prêt à crier comme Charles XII : « Dieu me l’a donnée, le diable ne me l’ôtera pas ».

Adieu, ma charmante Adèle, pardonne-moi et permets à ton mari de supposer qu’il prend un des dix baisers que tu lui dois.

Ton fidèle,
Victor.
20 mars 1820.

Obsédé et importuné de toutes parts, je t’écris à la hâte quelques mots, ma charmante Adèle, et j’espère que les marques de confiance entière que je t’ai données ce matin t’auront assez calmée pour que cette lettre soit inutile. Si tu pouvais concevoir à quel point je t’aime, tu concevrais aussi à quel point je t’estime, tout se réduit à savoir si tu doutes de mon éternel et inviolable attachement ; dans ce cas, comment veux-tu que je te le prouve ? Parle et je t’obéirai.

Je crois, mon Adèle, que tu es entièrement rassurée sur mon compte ; je te donnerai toutes les marques de confiance qu’il sera en mon pouvoir de te donner, et je te jure que tu seras informée comme moi de tout ce qui me concerne, pour peu que cela t’intéresse. Je ne veux te faire aucun reproche de ceux que renferme ta lettre, je te remercie au contraire de m’avoir fait part de tes inquiétudes et si jamais tu concevais des soupçons défavorables à mon égard, je crois qu’il serait de ton devoir de ne pas me les cacher. Comment pourrais-je me justifier autrement ?

Je voudrais, mon amie, t’exhorter à la patience, mais ce mot-là sonne mal dans ma bouche ; je ne puis t’offrir aucune consolation dans tes peines qui sont aussi les miennes, aucune compensation à tes chagrins dont je ne souffre pas moins que toi. Quant à moi, mon Adèle, et je ne parle ici que pour moi seul, dans quelque position que je me trouve, je ne serai jamais tout à fait malheureux tant que je pourrai croire que tu m’aimes encore.

Adieu, crois à mon estime et à mon respect, je ne puis te dire autre chose, sinon que je voudrais que tu penses autant de bien de moi que j’en pense de toi. Tu vois que je répète continuellement la même chose, parce que je pense toujours de même.

Pardonne à tout ce fatras que je cherche à prolonger le plus que je peux ; il m’en coûte tant de te dire adieu !

Adieu donc, mon Adèle, tout à toi.

Ton mari,
Victor.

Écris-moi le plus souvent que tu pourras et brûle mes lettres. Je crois que la prudence l’exige. Adieu, adieu... Surtout ne brûle jamais les tiennes !...

Puisque je n’ai pu, à mon grand regret, te porter cette réponse hier au soir, permets-moi d’y ajouter ce peu de lignes[11]. Je suis seul pour quelques minutes et j’en profite pour t’écrire. Que n’es-tu avec moi dans ce moment-ci, mon Adèle ! j’ai tant de choses à te dire. Pourquoi as-tu brûlé ta lettre de samedi ? tu ne saurais croire combien je t’en veux : tu avoues toi-même que tu avais quelque chose à me demander ? et tu ne l’as pas fait !… Voilà ta confiance pour moi. J’espère que ta prochaine lettre réparera ta faute… Tiens, mon Adèle, pardonne-moi, je suis tout fier d’avoir un reproche fondé à te faire. Tu vaux cent mille fois mieux que moi et pourtant tu es à moi. Va, crois que je ne serai jamais un ingrat. Adieu, quand pourrons-nous causer un moment ?

28 mars.

Tu me demandes quelques mots, Adèle, et que veux-tu que je te dise que je ne t’aie déjà dit mille et mille fois. Veux-tu que je te répète que je t’aime ? Mais les expressions me manquent... Te dire que je t’aime plus que la vie, ce ne serait pas te dire grand’chose, car tu sais que je ne suis pas fou de la vie. Il s’en faut ! À propos, je te défends, entends-tu, je te défends de me parler davantage de mon mépris, de mon manque d’estime pour toi. Vous me fâcheriez sérieusement si vous me forciez à vous répéter que je ne vous aimerais pas, si je ne vous estimais pas. Et d’où viendrait, s’il te plaît, mon manque d’estime pour toi ? Si l’un de nous deux est coupable, ce n’est certainement pas mon Adèle. Je ne crains cependant pas que tu me méprises, car j’espère que tu connais la pureté de mes vues. Je suis ton mari, ou du moins je me considère comme tel. Toi seule pourras me faire renoncer à ce titre. Que se passe-t-il autour de toi, mon amie ? Te tourmente-t-on ? Instruis-moi de tout. Je voudrais que ma vie pût t’être bonne à quelque chose.

Sais-tu une idée qui fait les trois quarts de mon bonheur ? Je pense que je pourrai toujours être ton mari, malgré les obstacles, ne fût-ce que pour une journée. Nous nous marierions demain, je me tuerais après-demain, j’aurais été heureux et personne n’aurait de reproches à te faire. Tu serais ma veuve. — N’est-ce pas, mon Adèle, que cela pourra, dans tous les cas, s’arranger ainsi ? Un jour de bonheur vaut bien une vie de malheur. Écoute, pense à moi, mon amie, car je ne pense qu’à toi. Tu me dois cela. Je m’efforce de devenir meilleur pour être plus digne de toi. Si tu savais combien je t’aime !... Je ne fais rien qui ne soit à ton intention. Je ne travaille uniquement que pour ma femme, ma bien-aimée Adèle. Aime-moi un peu en revanche.

Encore un mot. Maintenant tu es la fille du général Hugo. Ne fais rien d’indigne de toi, ne souffre pas que l’on te manque d’égards ; maman tient beaucoup à ces choses-là. Je crois que cette excellente mère a raison. Tu vas me prendre pour un orgueilleux, de même que tu me crois fier de tout ce qu’on appelle mes succès, et cependant, mon Adèle, Dieu m’est témoin que je ne serai jamais orgueilleux que d’une seule chose, c’est d’être aimé de toi.

Adieu, tu me dois encore huit baisers que tu me refuseras sans doute éternellement. Adieu, tout à toi, rien qu’à toi.

V.
[Commencement d’avril 1820.]

C’est le 26 avril 1819 que je t’avouai que je t’aimais... Il n’y a pas un an encore. Tu étais heureuse, gaie, libre ; tu ne pensais peut-être pas à moi ; que de peines, que de tourments depuis un an ! Que de choses tu as à me pardonner. Ce qui me semble incompréhensible, c’est que tu doutes de mon estime, mais toi-même, que dois-tu penser de moi, chère Adèle ? Je voudrais savoir tout ce que l’on te dit sur mon compte[12] Aie un peu de confiance en ton mari, je suis bien malheureux.

Tu vois, mon amie, que je puis à peine lier deux idées, ta lettre me tourmente bien cruellement. J’ai pourtant tant de choses à te marquer et si peu de temps pour t’écrire. Comment tout cela finira-t-il ? Je le sais à peu près pour moi, mais pour toi ?

Maintenant toutes mes espérances, tous mes désirs se concentrent sur toi seule…

Je veux cependant absolument répondre à ta lettre. Comment oses-tu dire que je pourrai jamais t’oublier ? Me mépriserais-tu par hasard ? Dis-moi encore quelles sont les mauvaises langues ? Je suis furieux : tu ne sais pas assez combien tu vaux mieux, sous tous les rapports, que tout ce qui t’entoure ; sans excepter ces prétendues amies, qui feraient croire aux anges mêmes qu’ils sont des diables.

Adieu, mon Adèle, tu vois que je ne suis pas en état de te répondre.

Excuse mon griffonnage. À demain le reste, si je puis. Porte-toi bien.
Mardi, 18 avril 1820.

Je suis désolé, ma bien-aimée Adèle, de te voir malade, et si les idées que tu te formes sur mon compte contribuent à te mettre en cet état, je ne sais, en vérité, comment faire pour te détromper. Je t’avais demandé quelles étaient les commères qui te donnaient une mauvaise opinion de moi ; tu n’as pas voulu me répondre, parce qu’il est malheureusement probable que tu crois à la vérité de ce qu’elles te disent sur moi... Je t’avais demandé encore quels étaient les reproches que l’on me faisait afin de me corriger, s’ils étaient justes, et de les démentir, s’ils étaient faux ; tu n’as pas jugé à propos de me satisfaire encore sur ce point. Que te dit-on donc de moi ? Il est probable que tous ces propos ne sont honorables ni pour ma conduite, ni pour mon caractère, et cependant le ciel m’est témoin que je voudrais que tu connusses toutes mes actions, toutes sans exception, je m’inquiéterais alors fort peu des bavardages de tes amies et je pense que tu ferais plus de cas de moi que tu n’en fais. Comme il serait très possible que l’on m’eût peint à toi comme plein d’amour-propre, je te supplie de croire que je ne parle point ainsi par orgueil.

Tu m’adresses de vagues inculpations, je suis gêné près de toi, dis-tu[13]. Tu as raison, je suis gêné, parce que je voudrais toujours être seul avec toi et que je suis tourmenté des regards scrutateurs des autres. Tu ajoutes que je m’ennuie ; si tu me crois un menteur, il est inutile que je te dise que les seuls moments de bonheur que j’aie encore sont ceux que je passe près de toi.

Cependant, mon Adèle, puisque la suite cruelle de mes idées m’amène à t’en parler, il faudra bientôt que je renonce à ce dernier et unique bonheur. Je suis vu avec déplaisir de tes parents, et, certes, ils ont bien à se plaindre de moi. Je reconnais mes torts, ou plutôt mon tort, car je n’en ai qu’un, celui de t’avoir aimée. Tu sens que je ne puis continuer mes visites dans une maison où je suis mal vu. Je t’écris ceci les larmes aux yeux, et j’en rougis presque, comme un sot et un orgueilleux que je suis.

Quoi qu’il en soit, reçois ici mon inviolable promesse de n’avoir jamais d’autre femme que toi et de devenir ton mari sitôt que cela sera en mon pouvoir. Brûle toutes mes autres lettres et garde celle-ci. L’on peut nous séparer ; mais je suis à toi, éternellement à toi ; je suis ton bien, ta propriété, ton esclave... N’oublie jamais cela, tu peux user de moi comme d’une chose et non comme d’une personne ; en quelque lieu que je sois, loin ou près, écris-moi ta volonté, et j’obéirai, ou je mourrai.

Voilà ce que j’ai à te dire avant de cesser de te voir, pour que tu m’indiques toi-même les moyens que tu désireras me voir employer, si tu juges à propos de conserver quelques relations avec moi. — Oui, mon Adèle, oui, il faudra sans doute bientôt cesser de te voir. Encourage-moi un peu...

Je fais souvent des réflexions bien amères. Depuis que tu m’aimes, tu te crois moins estimable (c’est ton expression) qu’auparavant ; et moi, depuis que je t’aime, je me crois de jour en jour meilleur. C’est qu’en effet, chère Adèle, je te dois tout. C’est le désir de me rendre digne de toi qui me rend sévère sur mes défauts. Je te dois tout et je me plais à le répéter. Si même je me suis constamment préservé des débordements trop communs aux jeunes gens de mon âge, ce n’est pas que les occasions m’aient manqué, mais c’est que ton souvenir m’a sans cesse protégé. Aussi, ai-je, grâce à toi, conservé intacts les seuls biens que je puisse aujourd’hui t’offrir, un cœur pur et un corps vierge. J’aurais peut-être dû m’abstenir de ces détails, mais tu es ma femme, ils te prouvent que je n’ai rien de caché pour toi et jusqu’où va l’influence que tu exerces et exerceras toujours sur ton fidèle mari.

V.-M. Hugo.
II

Les pressentiments et les craintes qu’exprime la lettre des premiers jours d’avril, allaient être réalisés, dépassés même par l’événement. La correspondance des petits amoureux va être brusquement, et pour des mois, interrompue. Victor avait-il manqué de prudence ? avait-il fait seul des apparitions trop fréquentes et trop peu motivées dans la maison et dans le jardin d’Adèle ? La vigilance en éveil de Mme Foucher s’était alarmée et elle avait averti son mari de ce qui se passait.

M. Foucher, lui, aurait plutôt été porté à voir sans défaveur l’amour de Victor pour sa fille. Il ne pouvait être question de marier ces deux enfants ; mais, en les séparant pour le moment, on pouvait attendre, laisser passer le temps, s’assurer de leur constance.

M. Foucher, chef de bureau au Ministère de la Guerre, estimé, décoré, était tout ce qu’il y a de plus honorable ; mais il avait trois enfants[14], il n’avait que sa place pour vivre et sa fille était sans dot. La fortune présente de Victor était à coup sûr moins brillante encore ; seulement, il était fils du général Hugo, et les généraux de l’Empire, même dans les milieux royalistes, avaient apparemment gardé leur prestige ; de plus, M. Foucher, grand liseur et plus connaisseur qu’il ne voulait le paraître, était capable d’apprécier le talent de Victor et de prévoir son avenir ; il connaissait le mot de Chateaubriand, il connaissait la lettre où Alexandre Soumet, au nom de l’Académie des jeux floraux, avait félicité le jeune lauréat des « prodigieuses espérances qu’il donnait à notre littérature ». Peut-être Mme Hugo, sa vieille amie, ne se montrerait-elle pas, de son côté, trop hostile. Mais il fallait en avoir le cœur net, il fallait aller tout lui dire.

Victor connaissait sa mère, et rien ne pouvait l’effrayer plus qu’une telle démarche.

…Son cœur se serra d’angoisse quand il vit, un matin, M. et Mme Foucher arriver chez sa mère et lui demander d’un air grave un entretien particulier.

Cela se passait le 26 avril 1820, juste un an après le jour où Victor avait dit pour la première fois à Adèle qu’il l’aimait, le 26 avril 1819.

Le premier mouvement de Mme Hugo fut la stupéfaction. Était-ce croyable ? Était-ce possible ? Victor, cet enfant hier encore pendu à sa jupe, Victor serait amoureux ? amoureux depuis des mois ? allons ! ce n’était pas sérieux !… — Si, c’était sérieux, elle le sentait bien ! Elle aussi, elle connaissait son fils, elle connaissait ce cœur passionné, et elle ressentait cette vive douleur, la jalousie de la mère. Et qui était-elle, celle-là qui lui volait l’amour de son enfant ? Ici, c’était l’orgueil maternel qui se révoltait : Victor était le fils du général comte Hugo ; Victor, par lui-même, avait déjà la célébrité et aurait sûrement bientôt la gloire ; il pourrait alors prétendre aux plus beaux, aux plus riches « partis », et le voilà qui s’amourachait de la fille d’un employé sans dot et sans nom !

Proche ou lointain, un tel mariage était impossible ! jamais, jamais, elle vivante, ce mariage ne se ferait ! — M. Foucher, justement froissé dans sa dignité, répliqua très froidement. Il fut convenu des deux parts qu’on cesserait absolument de se voir et que toutes relations seraient rompues. C’était plus que la séparation, c’était la brouille.

On fit venir Victor pour lui signifier la décision prise. Il avait eu le temps de s’armer de force et de courage ; il avoua hautement son amour, puis entendit la sentence qui le chassait de son paradis et ne sourcilla pas. Seulement, quand les parents d’Adèle furent partis, quand il resta seul avec sa mère, l’homme s’évanouit, l’enfant reparut, il fondit en larmes.

M. et Mme Foucher, rentrés chez eux, semblent avoir évité de s’expliquer nettement sur la démarche qu’ils venaient de faire. Ils annoncèrent simplement à leur fille que toutes relations avec la générale Hugo seraient désormais interrompues et qu’elle cesserait de les venir voir. — Et Victor ? — Victor ne reviendrait pas non plus ; il refusait de revenir. Ils n’en dirent pas davantage, laissant la pauvre Adèle se livrer aux plus tristes conjectures. Victor ne l’aimait-il plus ? Elle ne voulait pas le croire, mais elle vit passer les jours, les semaines, les mois, sans recevoir aucune nouvelle de l’absent. Ses parents tâchèrent de la distraire par des réceptions, des visites, de petites fêtes, et, comme elle était jeune, vivante et gaie, elle les laissait faire et se laissait faire. Il fut même question pour elle d’un autre mariage. Il paraît certain qu’en ce qui la concernait, elle fit tout pour l’écarter.

Quant à lui, après le déluge de larmes, il avait vite retrouvé sa vaillance et son énergie. Mourir ! à quoi bon mourir ? N’avait-il pas voué à son amour sa vie ? Donc, il fallait vivre. Il se rappelait les fermes assurances que, par un singulier pressentiment, il avait mises dans sa dernière lettre, signée, contre son habitude, de son nom tout entier : — « Reçois ici mon inviolable promesse de n’avoir jamais d’autre femme que toi... On peut nous séparer, mais je suis à toi, éternellement à toi ! — V.-M. Hugo. »

Quel moyen avait-il de tenir sa promesse ? Un seul, le travail. Le travail seul pouvait assurer son indépendance et lui permettre, disons le mot brutal, de gagner assez d’argent, d’abord pour augmenter le bien-être de sa mère, puis pour donner au père d’Adèle le gage qu’il serait en état de nourrir sa femme. Et il se mit à l’œuvre, pour employer son expression, avec un courage de lion. Ainsi commença cet infatigable labeur qui va durer toute sa vie ; la forge, allumée, ne s’éteindra plus jamais. Depuis le mois de décembre 1819, Victor avait fondé, avec son frère Abel, dans le but de venir en aide à leur mère, une revue bi-mensuelle, le Conservateur littéraire. Il y avait pris déjà, dans les premiers numéros, la plus grosse part de la besogne ; mais, à partir du mois d’avril, il redoubla de zèle et d’activité. Le Conservateur littéraire eut une durée de quinze mois ; sur les trois gros volumes dont se compose la collection, Victor, sous huit ou dix signatures, en écrivit bien deux à lui seul. En même temps, il s’essaie au roman et donne la première version de Bug-Jargal.

Mais la grande affaire du Conservateur littéraire, c’était le combat pour la cause monarchique. Le Conservateur, la grande revue politique de Chateaubriand, Lamennais et Bonald, venait de cesser de paraître. À défaut du vaisseau de haut bord, la petite chaloupe continua vaillamment la bataille.

Mais toute cette polémique, bonne à peine pour remplir les heures, laissait au cœur du pauvre Victor le vide. Il ne cessait de penser à Adèle, et il n’avait personne à qui parler d’elle. C’est alors qu’il conçut l’idée d’un roman, Han d’Islande, qui lui serait ce confident douloureux et nécessaire. Adèle s’y appellerait Éthel, et Victor, sous le nom d’Ordener, lui adresserait, sur le papier, toutes les paroles d’amour qu’il ne pouvait plus ni lui dire, ni lui écrire. Seulement, elle non plus, avant que le livre fût achevé, elle ne pourrait pas les lire ou les entendre. Alors Victor pensa au Conservateur littéraire.

M. Foucher recevait la Revue et il devait lui être difficile de la dissimuler à Adèle. Dans les nombreux travaux de Victor, nous avons omis ses lectures ; il avait déterré dans une chronique du xve siècle l’histoire d’un jeune poète, disciple de Pétrarque, Raymond d’Ascoli, qui, séparé de celle qu’il aimait, préféra se donner la mort. Victor, sur ce jeune désespéré, composa une élégie, le Jeune Banni, et, en sa qualité de rédacteur en chef, inséra cette lettre détournée dans le numéro de juillet 1820 du Conservateur littéraire. C’était peut-être au moment où l’on parlait du nouveau prétendant à la main d’Adèle. Raymond d’Ascoli écrira Emma, — et Adèle, le cœur palpitant, put lire ces vers (pas très bons, mais s’en est-elle aperçue ?) :

Bientôt... Lis sans retard, lis, ô ma douce amante,
Ces mots qu’en frémissant trace ma main tremblante.
Qu’eût servi jusqu’ici ce pénible secours ?

.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Hier... Te souvient-il, fille douce et modeste,
De cet hier déjà si loin de moi ?
Je souriais, l’amour veillait seul avec nous ;
Et toi, dans ta gaîté naïve,
Tu m’appelais ton jeune époux !
.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
...Tu verras, rougissante, étonnée,

Un plus heureux hâter ton réveil matinal,
Et, saisissant ta main dans sa main fortunée,
Te conduire au lieu saint ! . .  .  .  .  .  .  .  .  .
Et puis il cachera ton bandeau virginal

Sous la couronne d’hyménée !
Un autre !... ô douleur ! ô tourment !
Je t’aimais sans délire et je t’aime avec rage !

Mon Emma, songe à moi ! respecte ton serment !

Adèle a respecté son serment, et Victor a donné à Adèle signe de vie, voilà qui est bien ; mais il n’a pu en même temps éviter le risque qu’il redoute par-dessus tout, le risque d’affliger et d’offenser sa mère. Il est clair que Mme Hugo a saisi, aussi bien qu’Adèle, le sens de cette poésie transparente, et il est certain qu’une scène de reproches et de larmes a dû s’ensuivre et que la dure séparation a dû se faire plus étroite et plus douloureuse entre les amants. C’est encore le bienheureux Conservateur littéraire qui réussira à l’adoucir.

M. Foucher, qui était, nous l’avons dit, chef de bureau au Ministère de la Guerre, publia, par chance, vers ce temps-là, un volume intitulé : Manuel du recrutement, livre spécial et technique qui n’avait assurément aucune prétention littéraire. Mais notre amoureux ne l’entendait pas ainsi ; il s’empressa de faire dans le Conservateur, si littéraire qu’il fût, un vif éloge du bel ouvrage qu’avait signé le père d’Adèle. Accorder quelque louange à un ancien ami et à un parfait recruteur n’a rien de répréhensible, et Mme Hugo ne pouvait trouver à y redire.

L’article plut assurément ; mais M. Foucher, retranché dans sa dignité, crut devoir garder le silence. Par bonheur, la Providence s’en mêla, et voulut bien, dans le même temps, donner à la France l’héritier royal qu’elle attendait : le duc de Bordeaux, l’enfant du miracle, naquit. Sur-le-champ Victor fit une ode, l’imprima dans le Conservateur littéraire d’abord, puis dans une plaquette tirée à part, et envoya cette plaquette à M. Foucher, avec une dédicace dont on peut croire qu’il soigna les épithètes. Cette fois, le bon M. Foucher ne pouvait, sans manquera la courtoisie la plus élémentaire, se dispenser de répondre, pas fâché d’ailleurs peut-être de cette obligation d’être poli. Cependant, très correct, il n’écrivit pas à Victor, c’est à Mme Hugo qu’il adressa la lettre suivante :

Paris, 15 octobre 1820.
Madame,

J’avais à remercier M. V. Hugo de son article flatteur sur le Manuel du recrutement. J’ai de nouveaux remerciements à lui faire pour le don d’un exemplaire de son ode sur la Naissance du duc de Bordeaux. Ma femme est de moitié dans cette dette, car elle a pris sa bonne part du plaisir que ces vers nous ont fait.

Les passages : tel un fleuve mystérieux ; oui, sourit, orphelin, ont été sentis d’un auditoire qui n’est cependant pas poétique. Vous le savez, personne chez nous ne sait juger les vers.

J’aurais entretenir ces messieurs de certaines œuvres qui seraient une abondante pâture pour la critique. Je me propose de les voir et de vous renouveler, madame, les assurances de notre respectueux et sincère attachement.

Votre très humble et très obéissant serviteur,

P. Foucher.

C’était un petit rapprochement, et Victor fut assurément heureux, ne fût-ce que pour une seule et banale visite, de revoir chez lui le père d’Adèle. Mais Adèle, Adèle elle-même, ne la reverrait-il donc jamais ?

Adèle, en ce temps-là, prenait des leçons de dessin d’une amie. Mme Duvidal, qui, depuis, devint la femme d’Abel Hugo, le frère aîné de Victor. Mme Duvidal demeurait dans le quartier, et Victor savait que, presque tous les matins, Adèle se rendait chez elle, seule, en voisine. Au mois de février 1821, il prit un grand parti, brava toutes les défenses, affronta tous les risques, alla rôder le matin autour de la maison d’Adèle, la vit sortir, la suivit, et, quand elle fut à quelque distance, osa l’aborder et lui adresser la parole.

Comment le reçut-elle ? Le cœur battant sans nul doute, mais battant de joie encore plus que de crainte. Le fait est qu’elle l’écouta, lui répondit, ne lui défendit pas de revenir. Puis elle accepta, elle écrivit des billets qui bientôt s’allongèrent en lettres.

Ces lettres sont tendres d’abord ; elles ne tardent pas à devenir inquiètes et même orageuses. On s’est revu, et c’est un grand bonheur ; mais on se revoit hors de la maison paternelle, dans la rue, et c’est un grave péril. Les premiers jours passés, Adèle s’aperçoit vite des risques que court sa réputation de jeune fille à se promener ainsi dans son quartier côte à côte avec un jeune homme. Elle commence par abréger ces rencontres hasardeuses, elle veut un jour les supprimer ; Victor désespéré se fâche, et elles recommencent ; mais Adèle obtient de les espacer de mois en mois. Par force majeure elles vont d’ailleurs bientôt cesser tout à fait.

  1. Inédite.
  2. Dans cette lettre, Adèle met Victor au courant des reproches que lui a adressés sa mère : « Elle me déclara qu’elle était très mécontente de ma préférence exclusive pour toi et qu’elle se verrait forcée de prendre un parti quelconque ». Elle demande à Victor un conseil, un avis : « Prends pitié de moi, car en vérité, je suis réellement malheureuse ».
  3. Quelques mots illisibles dans la pliure de cette lettre écrite au crayon.
  4. Deux mots illisibles.
  5. Oncle d’Adèle.
  6. Cette recommandation troubla Adèle au point de provoquer cette lettre remise à Victor le 25 février : « …Tu as toute ma confiance, j’avais la prétention de te garder comme mon mari. Toi-même, sachant à quel point je t’aime, tu m’as dit qu’il était de mon devoir de cesser toute communication avec toi. J’ai manqué à mon devoir et j’y manque encore. Pardonne-moi, ne me méprise pas, et je mourrai contente, comme je te l’ai déjà dit. »
  7. Plusieurs mots illisibles.
  8. Inédite.
  9. « Je lus ta lettre, en réponse à la mienne. Ce qu’elle m’a fait souffrir est inexprimable. C’est à toi qu’il est réservé de me punir. »
  10. « Mon oncle, me voyant à ton arrivée, fort peu disposée à aller chez Rosalie, me fit à cette occasion une plaisanterie capable de me fâcher. »
  11. C’est au verso de la dernière page formant enveloppe que ce billet est écrit.
  12. « ... Si tu savais à quel point on cherche à te faire passer dans mon esprit pour ce que tu n’es pas, ton étonnement cesserait, je te l’assure... Toutes les commères du quartier, celles qui se disent mes amies, se moquent de moi, ne font que tenir des propos qui, s’ils ne me perdent pas, me nuisent certainement beaucoup. D’un autre côté, je ne suis pas sans me reprocher ma conduite envers maman ; je l’aime, je ferais tout pour elle. Cette bonne mère croit faire mon bonheur quand elle ne fait que mon malheur, et tout cela par mon peu de confiance en elle... Maman me disait un jour : — Adèle, si tu ne cesses pas, si les propos que l’on tient sur ton compte continuent toujours, je me verrai forcée de parler à M. Victor, ou plutôt à sa mère, et tu seras cause, ma fille, que je me brouillerai avec une personne que j’aime et que j’estime beaucoup et à laquelle je suis très attachée. — Oh ! cher Victor, que je suis coupable ! Après une pareille conduite, je ne m’étonne plus si tu me méprises, » [Avril 1820.]
  13. « ... Tu es souvent gêné, embarrassé, tu n’oses pas te montrer tel avec moi. Tout cela te rend malheureux et j’en suis la cause... Ce n’est pas assez pour moi d’être malade de chagrins et de peines, il faut encore que je t’ennuie dans le peu d’instants que tu es avec moi. »
  14. Adèle avait deux frères, Victor et Paul Foucher.