Lettres à l’Abbé Le Monnier
Lettres à l’Abbé Le Monnier, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 373-376).


XVI[1]


Paris, 9 octobre 1779.


Voici, monsieur et cher abbé, une belle occasion d’exercer votre bienfaisance. Si la distance des lieux était moins grande et ma santé moins mauvaise, je serais à présent à Canon, et je resterais aux genoux de M. Target jusqu’à ce que j’en eusse obtenu la faveur ou la justice que vous solliciterez à ma place avec autant de chaleur que j’y en mettrais et avec un tout autre avantage, parce que M. Target est votre ami.

Il s’agit de M. Vallet de Fayolle, fils de notre amie commune Mme de Blacy, et neveu de Mlle Volland, que j’envoyai à Cayenne en 63, je crois, et qui y est malheureux depuis seize ans.

Vous direz à M. Target que Vallet de Fayolle, à l’âge de vingt-deux ans, vint me trouver et me tint le propos qui suit : « Mon cher tuteur, je vous supplie d’intercéder auprès de mes parents pour que l’on me chasse incessamment de Paris ; je me sens entraîné à toutes sortes de vices, et je suis sur le point de me perdre. »

On lui proposa de passer à Cayenne avec la foule de ces malheureux qui y ont presque tous péri ; il accepta sans balancer. On lui fit une pacotille, et il partit.

Vous direz à M. Target qu’au milieu de toutes les calamités auxquelles les nouveaux colons furent exposés, on lui reconnut tant de moyens, d’intelligence et de fermeté qu’on le choisit unanimement pour aller à Ceylan et à la Martinique solliciter du secours, et qu’il répondit parfaitement à la confiance de ses commettants.

Vous direz à M. Target que la misère de la colonie s’accroissant de jour en jour par l’avidité des pourvoyeurs et la scélératesse de l’administrateur, il se réfugia dans les forêts avec un nègre et qu’ils y vécurent de singes et de perroquets pendant six mois, jusqu’à l’arrivée de M. de Fiedmond qui, sur les éloges et les regrets qui retentissaient à ses oreilles, fit chercher le jeune homme et se l’attacha en qualité de secrétaire.

Peu de temps après il se maria ; il avait acquis une pauvre habitation et il commençait à respirer de ses peines, lorsque, des chasseurs ayant mis le feu dans les savanes, sa maison fut incendiée. Il se trouva lui, sa femme et sa belle-mère nus, au milieu de la campagne. Sa constance et sa probité ont successivement passé par les épreuves les plus dures.

Dites à M. Target que, pauvre, il a joui et qu’il jouit de la considération la plus illimitée dans une contrée où l’on ne vaut qu’à proportion de la richesse que l’on possède.

Dites à M. Target que son indigence est devenue respectable même pour ses créanciers. J’en atteste M. Dubucq.

Vous direz à M. Target que les différents administrateurs qui se sont succédé à Cayenne, divisés d’opinions et de caractères, se sont tous réunis dans l’attestation de ses lumières et de ses vertus.

Vous direz à M. Target qu’il a été en correspondance suivie avec le ministre de la marine et que ses mémoires sur l’amélioration de la colonie ne se sont plus trouvés, soit que M. de Borne y ait assez attaché de prix pour les emporter avec lui, soit qu’ils aient été supprimés par des commis intéressés à l’inexécution de ses projets.

Vous direz à M. Target qu’à l’arrivée de M. Malouet à Cayenne, il fut député, d’une voix unanime, à l’assemblée des colons et qu’il s’y distingua par sa conduite, par ses mémoires, par son intelligence et surtout par sa hardiesse, se montrant au-dessus de toute autre considération que celle du bien général. Cependant il n’ignorait pas toutes les haines auxquelles il s’exposait.

Dites à M. Target qu’il se concilia la plus haute estime du gouverneur, même en le contredisant, parce qu’heureusement ce gouverneur était un excellent homme.

Dites et redites à M. Target que le gouverneur lui ayant offert d’acquitter ses dettes en le plaçant dans la classe des colons insolvables, il lui répondit avec noblesse que, quand il aurait vendu tout ce qu’il possédait et qu’il en aurait distribué le montant à ses créanciers, il saurait s’il était insolvable ou non, qu’il ne lui convenait pas d’accepter des secours plus nécessaires à d’autres qu’à lui, et qu’il ne lui restait que l’honneur et un peu de crédit, deux biens inestimables qu’il ne sacrifierait jamais. Discours que le colon le plus opulent n’aurait pas tenu.

Dites à M. Target que Vallet de Fayolle n’a jamais été ébranlé par le pernicieux exemple d’une multitude de coquins qui prospéraient autour de lui ; et que, pendant quinze ans de suite, il a mieux aimé supporter l’indigence que d’en sortir par les voies déshonnêtes et usitées.

Dites à M. Target qu’il continue de s’épuiser de travail dans le cabinet de M. de Fiedmond, qui l’a bercé jusqu’à présent d’éloges et leurré d’espérances qu’il ne réalisera jamais, parce que M. de Fiedmond n’a garde de se priver d’un homme intelligent et vertueux en qu’il a mis toute sa confiance et qui lui est essentiel.

Dites enfin à M. Target de ne pas croire un seul mot de tout ce que je viens d’avancer ; mais de s’en rapporter à un juge difficile, qui se connaît en hommes et en vertus, M. Malouet.

Il est digne de M. Target de tendre la main, sinon au seul, du moins au plus honnête homme qu’il y ait à Cayenne en lui accordant la direction des biens des Jésuites, poste qui est vacant et de sa nomination.

J’ai entendu dire, même aux ennemis de Vallet de Fayolle, qu’ils ne connaissaient aucunes fonctions, quelque importantes qu’elles fussent, qu’il ne méritât pas ses vertus et ses lumières.

Monsieur et cher abbé, si vous réussissez, vous aurez ajouté à vos bonnes œuvres une action excellente ; vous me l’apprendrez et vous remplirez mon âme de joie. Songez, mon ami, que c’est moi qui ai envoyé Vallet de Fayolle à Cayenne et que je suis le principal auteur de sa longue infortune. Vallet de Fayolle a quarante ans et il attend encore un instant de bonheur. Je vous salue, je vous embrasse, et vous souhaite toute l’éloquence de M. Target lorsque vous plaiderez ma cause devant lui.




  1. Inédite. Communiquée par M. J. Desnoyers, de l’Institut. La suscription porte : À monsieur l’abbé Le Monnier, curé de Montmartin, près Carentan.