Lettres à l’étrangère - Nouvelle série/03

Lettres à l’étrangères – Nouvelle série [1]
Honoré de Balzac

Revue des Deux Mondes tome 56, 1920


LETTRES Á L’ÉTRANGÈRE
NOUVELLE SÉRIE [2]


A Madame la comtesse Hanska, à Naples.

Vendredi [12 décembre], neuf heures.

Furne vient déjeuner ce matin pour parler Comé[die] Hu[maine], et moi je lui parlerai argent, Il y a là, vous le savez, quinze mille francs d’une absolue nécessité pour ma liquidation.

J’ai trouvé (pour soixante-dix francs), le frère du cadre du Christ [sculpté], pour le chef-d’œuvre de Mniszech. Mais il y a un bouquet de roses à refaire. Décidément, Paris est la ville la plus riche du monde en occasions de ce genre.

Demain, je vais avec Glandaz à la Conciergerie. [Théophile] Gautier veut me servir de gâcheur pour la pièce de Richard Cœur d’Eponge et le directeur des Variétés livre sa troupe. Il est vraisemblable que je risquerai cette partie, tout en finissant les Paysans, et [que] je négocierai pour la prime, à la Comédie-Française. Il faut tant d’argent ! Je veux que le jour de ma fête, la Saint-Honoré, à Baden, vous voyiez en moi un ami, quille de toutes dettes et… propriétaire, le plus beau titre de gloire sous L[ouis]-Ph[ilippe].

Adieu, Fume va venir, et il faut que je motte cette lettre à la poste. Vous savez ce que vous devez dire aux deux enfants, Zéphirine et Gringalet, de ma part. J’ai veillé à ses insectes et il ne veille pas sur vous ! Il vous laisse buter contre une pierre ! O Georges ! Représentez-lui que vous êtes toute l’entomologie pour moi, toutes les sciences, toutes les bêtes antédiluviennes, le monde, et quelque chose de plus encore, car vous êtes le ciel ! Adieu, vous qui êtes encore mon espoir et ma joie. Oh ! si vous saviez combien je suis triste ! Il n’y a que vos lettres qui me rendent un peu de vie, et je ne sais pas comment je ferai pour finir les Paysans. Il me prend des envies féroces de les étrangler en argot littéraire ! Allons, mille tendresses et mille caresses. Vous donnerez ceci à lire à quelqu’un. C’est un [deuxième] fragment du poème que vous savez.

Il y a pour moi, mon chéri louloup, vingt-trois villes qui sont sacrées et que voici : Neuchâtel, Genève, Vienne, [Saint]-Petersbourg, Dresde, Cannstadt, Carlsruhe, Strasbourg, Passy, Fontainebleau, Orléans. Bourges, Tours, Blois, Paris, Rotterdam, la Haye, Anvers, Bruxelles, Baden, Lyon, Toulon, Naples. Je ne sais pas ce qu’elles sont pour vous, mais pour moi c’est, quand l’un de ces noms vient dans ma pensée, comme si un Chopin touchait une touche de piano ; le marteau réveille des sons qui vibrent dans mon âme, et il s’éveille tout un long poème.

Neuchâtel, c’est comme un lys blanc, pur, plein d’odeurs pénétrantes ; la jeunesse, la fraîcheur, l’éclat, l’espoir, le bonheur entrevu. Genève, c’est une ardeur de rêve, c’est le rêve où il y a la vie offerte pour un regard, pour… oh ! mon Dieu, j’aurais péri avec délices pour te baiser, la main ! Et quelle soirée ! Quelle jeunesse ! Je ne sais pas comment tu n’as pas gardé cette soie inondée, comme moi j’ai gardé l’étoffe qui a balayé les moutons, à une certaine place du plancher, que je verrai en mourant !… Genève, c’est notre midi ; c’est la moisson dorée ! Vienne, c’est le deuil dans le bonheur. Je suis venu, sûr de ne pas avoir autre chose que de la tristesse ; Vienne, c’est mon dévouement le plus pur. Et [Saint]-Pétersbourg ? Le salon bleu de la Neva ! C’est la première initiation de mon m[inou], c’est sa première éducation. Quelle union de deux mois, sans une note fausse, si ce n’est la querelle du chapeau et celle à propos de la dépense d’une cuisinière. C’est le premier moment de nos causeries libres ; c’est l’aurore du mariage de nos âmes et les défiances de mon aimé loup me rendent ces souvenirs délicieux, car je sais qu’elle y reviendra pour y puiser des raisons d’aimer mieux, en voyant comme elle s’est trompée en mal sur son pauvre Noré. Dresde, c’est la faim et la soif, c’est la misère dans le bonheur, c’est un pauvre se jetant sur un festin de riche. Cannstadt, c’est toutes les friandises d’un dessert, c’est le gourmet essayant, sans le pouvoir, de s’habituer à la gastronomie. Carlsruhe, c’est l’aumône faite à un pauvre. Mais Strasbourg, oh ! c’est déjà l’amour savant, une richesse de Louis XIV ; c’est la certitude du mutuel bonheur. Et Passy, Fontainebleau ! C’est le génie de Beethoven, c’est le sublime ! Orléans, Bourges, Tours et Blois sont des concertos, des symphonies bien-aimées, chacun avec sa nature plus ou moins riante, mais où la souffrance d’un loup jette des notes graves. Paris, Rotterdam, la Haye, Anvers sont des fleurs d’automne. Mais Bruxelles est digne de Cannstadt et de nous. C’est le triomphe de deux tendresses uniques. J’y songe souvent et je nous crois inépuisables. Baden a été le point culminant ; c’est une entente éternelle. Il y a eu la toute cette ardeur de Genève, de cette soirée où je t’ai revue, et tous les désirs amassés de deux cœurs qui s’adoraient. Mais Lyon, oh ! Lyon m’a montré mon amour surpassé par une grâce, une tendresse, une perfection de caresses et une douceur d’amour, qui, pour moi, font de Lyon un de ces Schiboleth[s] particuliers dans la vie de l’homme, et qui prononcés, sont comme le mot sacré avec lequel on s’ouvre, le ciel ! Toulon est fille de Lyon et toutes ces richesses ont été couronnées par les joies de Naples ; dignes de ce ciel, de cette nature, de ces loups !

Voilà les folies que je me dis quand, fatigué d’écrire, je pense aux rares perfections de celle qui fut à sa naissance la bien nommée, Eve, car elle est seule sur la terre ; il n’y a pars deux anges semblables ; il n’y a pas de femme qui ait réuni plus de gentillesse, plus d’esprit, plus d’amour, plus de génie dans les caresses. Oh ! tous les souvenirs de Mme de B[erny] sont bien loin ! L’amour vrai, l’amour d’une femme et d’une jolie femme, douée de tant de voluptés, ne peut rien redouter. Aussi, chère mi[nette], es-tu aimée, et le mi[nou] chéri cent fois par jour baisé en idée. Soigne-le bien et mille caresses qui rappellent nos vingt-trois villes[3].


[Vendredi] 2 janvier 1846.

Je t’ai quitté hier, cher louloup, bien à regret. J’avais mille choses à te dire. Mais il y a eu un événement de famille. Ordinairement, ma mère, ma sœur et mes nièces venaient me voir. J’ai vu hier, à une heure [arriver] mes nièces seules. J’ai deviné quelque tour de ma mère, et je me suis habillé. Je suis allé lui rendre mes devoirs, et j’ai été reçu de la façon la plus antipathique. Je suis parti à quatre heures et demie, sans avoir rembruni le jour de l’an par une explication ; mais je suis revenu dans le plus profond désespoir. Je n’ai jamais eu de mère ; aujourd’hui, l’ennemi s’est déclaré. Je ne t’ai jamais dévoilé cette plaie ; elle était trop horrible, et, il faut le voir pour le croire.

Aussitôt que j’ai été mis au monde, j’ai été envoyé en nourrice chez un gendarme, et j’y suis resté jusqu’à l’âge de quatre ans. De quatre ans à six ans, j’étais en demi-pension, et à six ans et demi, j’ai été envoyé à Vendôme, j’y suis resté jusqu’à quatorze ans, en 1813, n’ayant vu que deux fois ma mère. De quatre ans à six ans, je la voyais les dimanches. Enfin, un jour, une bonne nous a perdus, ma sœur Laure et moi !

Quand elle m’a pris chez elle, elle m’a rendu la vie si dure qu’à dix-huit ans, en 1817, je quittais la maison paternelle et j’étais [installé] dans un grenier, rue Lesdiguières, y menant la vie que j’ai décrite dans la Peau de Chagrin. J’ai donc été, moi et Laurence, l’objet de sa haine. Elle a tué Laurence, mais moi je vis, et elle a vu mon adoration pour elle se changer en crainte, la crainte en indifférence ; et aujourd’hui, elle en est arrivée à me calomnier. Elle veut me donner des torts apparents. Elle a dit cent fois à ma sœur hier : « Tu verras que ton frère ne viendra pas me rendre ses devoirs. » Son accueil haineux est venu de ce que j’ai trompé ses prévisions. Dans quel cœur verserais-je ces atroces douleurs, si ce n’est dans le tien ? D’ailleurs, ne faut-il pas que tu saches pourquoi je ne veux pas qu’il y ait la moindre relation de famille entre toi et les miens.

J’ai formellement pris la résolution, quant à moi, de ne voir ma mère que le premier jour de l’an, le jour de sa fête et celui de sa naissance, pendant dix minutes. Quant à toi [ma femme], entre ma sœur et ma mère, ce ne sera qu’un échange de cartes. Mais combien de blessures pour en arriver là ! Mme de B[ern]y me l’a prédit en 1822. Elle disait : « Vous êtes un œuf d’aigle couvé chez des oies. » Elle exceptait mon père de cette famille, et quand je voulais parler de ma sœur, elle me disait : « Votre sœur sera comme votre mère. » Et elle a [eu] raison.

Ah ! si j’ai délicieusement commencé l’année en restant dans mon cabinet, les pieds sur les chenets, la tête dans mes mains, pensant à vous et à cette sublime année écoulée, j’ai bien payé cela chez ma sœur ! Et, en revenant, une seule pensée a pu empocher mes larmes de couler, c’est ceci :

« Nous nous serons nos familles l’un à l’autre, nous nous tiendrons lieu de tout ! » Dieu m’a bien compensé tous mes chagrins par mon Evelette.


[Mardi], 27 [janvier].

Oh ! louloup j’ai reçu les deux lettres neuf et dix, ce matin à la fois, venues toutes les deux le même jour. La maladie de Georges et cette espèce de responsabilité qui pèse, sur toi m’a tellement agité que j’ai pris un cabriolet et je suis allé pour proposer au père Nacquart de venir voir Naples. Mais en route, la réflexion est venue et j’ai vu l’impossibilité de cette démarche. Primo : tous les cancans sur mon mariage sont étouffés par mes soins et par ma conduite, et ils renaîtraient. Secundo : à notre arrivée, Georges serait, ou hors de danger, ou trop malade. Tertio : impossible de quitter Paris au moment où j’achève les deux dernières choses dues et où je vais me mettre aux Paysans : ce serait me perdre !

Ce sentiment de mon impuissance m’a confondu, j’ai fait retourner le cabriolet vers l’imprimerie de Pion, et j’ai marché comme le déserteur effrayé vers le drapeau. J’ai relu mes épreuves et comme je n’étais bon à rien, je suis allé voir Lirette. J’étais bien changé, car elle m’a demandé ce que j’avais pour être si triste ; et alors je lui ai appris la maladie de Georges.

La pauvre Lirette n’est plus que visitandine. Elle aurait voulu avoir son argent depuis longtemps. Elle n’en a aucun besoin ; elle le veut par esprit de religieuse, pour tout avoir, pour le donner à la maison. Je n’ai rien pu tirer d’elle, car (dans son intérêt bien entendu), j’ai voulu savoir si elle allait placer cela [en] son nom, le joindre à sa rente. Elle a été d’un mutisme effrayant. Elle le veut et sa figure est celle d’un usurier. Oh ! cher louloup, le [rôle] sublime de la religieuse n’éclate que dans les persécutions ; mais, dans la tranquillité de la vie, elle est d’un égoïsme de communauté qui m’a révolté.

..............……

La fin de Splendeurs et misères des courtisanes est une belle chose, j’en suis coulent[4].

Quant au hachich, ce n’est pas [Théophile] Gautier qui m’a entraîné ; c’est moi-même. J’ai voulu surtout savoir ce que c’était que ce problème singulier. C’est une affaire de psychologie. [J’ai voulu faire] une étude sur moi-même de ce phénomène très extraordinaire et qui vaut la peine d’être examiné. Davy l’avait déjà fait ; mais c’est si étrange qu’on doit nier ces effets-là, tant qu’on ne les a pas ressentis.

......................…

Oh ! comme j’épouse ta vie, tes angoisses. Tout cela m’est tombé dans le cœur, comme dans une vallée tombe une avalanche. J’ai tout compris, tout deviné, en un moment, et je suis si démonté que je l’écris, comme tu le vois, au lieu de travailler, de corriger huit feuilles [d’épreuves] que j’ai sur mon bureau. C’est mauvais signe pour le travail quand tu reçois de bonnes longues lettres. Du 17 au 23, j’ai fait soixante feuillets de copie. Je ne me suis pas permis un souvenir, une seule débauche de cœur. J’ai repris mes habitudes de lever et découcher, et, tous les jours, à deux heures du matin, mes bougies étincellent, et la plume crie sur le papier. Je me dis : « C’est pour elle ! elle et moi nous ne nous quitterons plus. Préparons la lanière des loups ! »

  • Je dine le 29 chez Mme de Castries. Je n’y vais que pour attraper la curiosité du monde et déjouer les cancans. Je devine pourquoi elle veut savoir de mes nouvelles et me voir.


[Mardi], 3 février.

J’ai dîné hier chez Mme [de] Girardin, où j’ai beaucoup ri. Lautour-Mézeray m’a donné des choses uniques sur la province ; il est sous-préfet à Joigny, et il m’a raconté ses débats avec ses ennemis. Mais, je suis resté plus longtemps que je ne le voulais, et voilà mes heures dérangées.

Que faites-vous ? L’absence du journal me fait bien du chagrin. Je ne sais plus ce qui se passe à l’hôtel Vict[oria].

Ah ! à propos, je ne vois plus Laurent-J[an]. Il y a, là, trouble de son côté. Je le laisse [bouder] et suis enchanté de cela. Il s’est fâché à lui tout seul. Je me débarrasserai de tous les ennuyeux, de tous les gens que je ne veux plus voir.

Voilà de Vigny reçu [à l’Académie], et avec quelles étrivières ! Merci de l’Académie où, d’ailleurs, tous les journaux m’ont porté. Il est temps d’avoir la maison de la route du Ranelagh et d’y recevoir quelques académiciens, car, au premier décès, si je me présente, je serai reçu, dit-on, et l’Académie, c’est pour moi huit mille francs du rente, car je serai de la commission du dictionnaire tôt ou tard.

Allons, adieu pour aujourd’hui.


Lundi, 16 [février].

J’ai eu une grande douleur ! La gouv[ernante] est allée hier chez Dablin, ce vieux quincaillier retiré, mon premier ami., (Il m’a prêté cinq à six mille francs.) C’est l’original de Pillerault, dans César Birotteau. Eh bien ! il a confié à la g[ouvernante] que, plusieurs fois, il a voulu prendre deux cent mille francs et me liquider en me demandant trois pour cent de cet argent et me sachant enfin [ensuite] dans une belle situation, digne de moi ! Mais, chaque fois, « ma mère et ma sœur » l’en ont empêché ! Non, ma douleur de me savoir sans famille (ou pis, de reconnaître que les miens sont mes plus cruels ennemis), je ne te la dirai pas. Quelque attendu que soit ce coup, il fait toujours mal. Mme de Barny m’avait prophétisé cela. Mais, louloup, si tu savais par quel vol rapide mon âme s’est sauvée dans ton âme, quelles larmes de bonheur ont remplacé les larmes amères que je versais involontairement quand, dans ce retour [sur moi-même], je me suis dit : « Tant mieux, elle sera tout pour moi. Dieu veut que ce vœu de mon cœur soit véritablement réalisé par les miens, par les hommes et les choses autour de moi. » L’égoïsme de l’amour vrai a tout dissipé comme par enchantement ; la première atteinte [de ma douleur] a cédé devant la certitude d’être aimé par ma Line autant que je l’aime. J’ai fini par être content de cela. Je ne verrai les miens que trois ou quatre fois par an, et tu ne les verras jamais.

Tu ne saurais croire combien de passions basses il se déchaîne contre moi : l’envie, la méconnaissance constante de mes intentions, de mon caractère ! Chose étrange ! M. Fessart, depuis vingt ans, ne voit personne de sa famille, et il m’en racontait exactement les mêmes choses [que celles] qui se passent dans la mienne.

Ma mère dépasse tout ce qu’on peut imaginer de monstrueux. Enfin, tout est dit ; je ne t’en parlerai plus. Tu es sur des roses avec les tiens en comparaison de moi, quoique tu sois aussi bien mal partagée. Oh ! mon Eveline chérie, serrons-nous bien l’un contre l’autre ! Tenons-nous toujours par la main ; ne nous quittons jamais ; c’est mon désir. Voyons à peine le monde, restons dans notre chalet. Vieillissons-y comme les gens du Moulin Joli. Ne m’abandonne jamais ! Tu es toute ma famille, tu me tiens lieu de mère depuis treize ans, d’amie (la seule) ! de sœur, de frère, de camarade, de maîtresse ! Ah ! comme je me suis serré contre toi depuis hier !…Oh ! comme j’ai senti mon amour ; j’ai vécu par les douleurs, [par] les plaisirs de ces treize années ! Oh ! comme nous sommes heureusement jeunes à la vie ! Si tu ne devines pas cette affection infinie, resserrée sur elle-même par la peur, par le froid social, dans cette page où mon âme se réfugie, tu ne m’aimes pas ! Oh ! comme je voudrais te voir ! Si tu me vois arriver, c’est que j’aurai reçu un second coup de ce genre ! De combien de désespoirs ne m’as-tu pas sauvé ! Quelle richesse qu’un amour comme le tien ! Et tu crois que je ne lui sacrifierais pas (si ce mot peut dépouiller la ridicule idée qu’il présente à la pensée de deux vrais amants) de petites invitations hindoustaniques ?… C’est ce qui plaît le plus aux femmes ; eh ! bien, sois tranquille, dors, mon loup jaloux, dors en paix. À une affection divine, infinie, il faut répondre par [une] même affection. Depuis 1845, il n’y a rien d’impossible à ton pauvre Noré, qui t’adore et t’aime, et te vénère comme un égoïsme se vénère et s’adore lui-même ! À demain.


Passy, 2 mars.

Vous pouvez mesurer, chère comtesse, le temps que je suis resté sans vous écrire, et je sais que vous aurez dû être inquiète d’un départ de vapeur, celui d’hier, sans qu’il vous ait porté de nouvelles de Paris. Mais ce temps, je l’ai passé au lit, sans aucune possibilité de le quitter.

Ergo, pas d’écriture intime et pas moyen d’aller à la poste.

Voici le fait : au moment même où vous m’écriviez : « Venez à Rome ; [allons] de là à Florence ; de Florence, traversons notre chère Suisse, et Genève et Neuchâtel ; mettez-nous à Baden, et allez achever vos affaires à Paris pendant que nous prendrons les eaux, » en ce moment précis, je me disais : « On a toujours le temps de faire un livre qu’on ne peut pas [arriver à] faire[5], et nous n’avons pas toujours nos amis, nos seuls amis, à une semaine [de route] de nous ; quoi qu’il arrive, je pars, je vais les rejoindre ! »

Et je fixais au 21 mars mon départ.

Non, vous dire quel effet m’a fait cette coïncidence de pensée qui, pour moi, d’après votre numéro seize, a eu le mérite de la simultanéité malgré les distances, c’est impossible. Je vous en parlerai, sans [essayer de] vous peindre ce que ce phénomène, arrivé si souvent, et si visiblement réitéré, m’a produit. À quarante-six ans, quarante-sept même, j’ai fondu en larmes comme un enfant. Heureusement, j’étais seul.

Donc, en ce projet, je suis allé chez mon tailleur, pour renouveler ma garde-robe qui, depuis le voyage de [Saint-]Pétersb[ourg], est la même. (Et voilà, ce dissipateur !) En sortant de chez l’illustre Buisson, au coin de la rue Richelieu et du boulevard, j’ai sauté pour éviter le ruisseau, car j’allais dîner chez M. [de] Margon[n]e, et je voulais une voiture. Là, j’ai ressenti cette horrible douleur que cause le déchirement d’un muscle (vulgo, le coup de fouet) dans la jambe droite.

J’ai eu le courage d’aller chez M. [de] Margon[n]e qui m’a dit : « Si vous n’allez pas immédiatement chez M. Nacq[uart], qui dîne et que vous trouverez, vous en avez pour six mois. » La douleur physique n’était plus rien, quoique horrible, en comparaison de celle que me causait dans l’âme la perspective de mon doux voyage remis, et je suis allé chez le docteur. Ce bon ami a saisi, sans rien dire, ma jambe, l’a violemment comprimée par un bandage, et m’a dit : « Si, malgré la douleur que je vous cause et qui est atroce, vous pouvez garder le bandage une semaine, vous marcherez… — Quand ? — Le 10 mars. — Eh ! bien, serrez plus fort, lui ai-je dit, car je veux une certitude. »

Maintenant, chère, ayez la bonté, aussitôt cette lettre reçue, de m’en adresser une à Civita-Vecchia, en me l’adressant « chez » ou « à l’agent des paquebots français de l’État, » afin que je la trouve en débarquant, immédiatement, et dites-moi où vous êtes à Rome. Et ayez l’excessive bonté de m’avoir dans votre maison, en face ou à côté, une chambre. Dans toute occurrence malheureuse, je partagerais celle de Georges, pour un jour.

Ma place est retenue à la malle[-poste]. Je pars [de Marseille] par le paquebot du 21. Je serai le 24 ou le 25 à Civita-Vecchia, et le 26 ou 27, au plus tard, à Rome.

Aucune puissance humaine ne peut m’empêcher d’y être, si ce n’est la mort, qui est d’institution divine.

Vous ne pouvez plus m’écrire, cette lettre reçue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! combien de tendresses et de respectueuses amitiés dans le mot : à bientôt ! C’était un sacrilège que de ne pas être tous ensemble à Rome. Au diable les Paysans, quand on est le Moujick de Madame H[anska] ! Il n’y a pas que le b[engnli] qui me lance vers vous comme un boulet, il y a mieux : « il cuore fedele. »

Et moi, qui ne vous remercie pas de cette bonne longue dernière lettre ! Par ceci vous devinerez ma folie de joie !


A Madame Hanska, poste restante, à Creatznach.

[Mercredi,] 10 juin.

Huit jours d’interruption que tu comprendras, chère minette, car en revenant ce matin, je suis allé à la poste, et ta lettre de Francf[ort], où tu me donnes l’adresse de Creutznach, n’est arrivée que d’avant-hier.

Je n’aurais pas pu t’envoyer le paquet auparavant, et si je t’avais écrit de Touraine pendant ce petit voyage de huit jours, je n’aurais su où l’adresser la lettre.

D’abord ; merci de ton exactitude. J’avais si soif, de lire, que je suis allé à la poste avant d’entrer chez moi.

Maintenant, aux affaires. J’ai trouvé M. [de] Margon[n]e excessivement obligeant. J’ai pris des renseignements sur les propriétés, lit, d’abord, il y en a pour vingt-cinq millions à vendre. Toute la Touraine s’offre, mais à des prix exorbitants. De tout cela, deux acquisitions [seulement] sont possibles. Tu vas sauter de joie ! Moncontour est à vendre ! Ce rêve de trente ans de ma vie va se réaliser ou peut se réaliser. En somme, il faut mettre quatre-vingt mille francs à l’une ou l’autre acquisition, mais dans l’une [et] l’autre, il y a pour trente à quarante mille francs de bien de trop, à vendre en détail.

Moncontour a vingt arpents de vigne qui, d’après les plus sûrs renseignements, produisent (en moyenne pour dix ans) quatre pour cent des quatre-vingt mille francs. L’arpent vaut entre trois et quatre mille francs. C’est beaucoup trop que d’avoir vingt arpents à exploiter. Il faut en vendre au moins dix Go serait donc quarante ou cinquante mille francs que coulerait Moncontour.

Te souviens-tu de Moncontour, de ce joli petit château à deux tourelles qui se mire dans la Loire, qui voit toute la Touraine, qui a deux terrasses superposées dont la deuxième a un couvert de tilleuls d’un demi quart de lieue de long, avec une balustrade ? Il y a d’excellents fruits, les meilleurs de la côte. Nous aurions donc le château pour rien et près de deux mille francs de revenu, sans compter les fruits et l’habitation. Un ami de collège me mène l’affaire, car je l’ai décidée de mon chef.

N’est-ce pas étrange que dans l’une de ces deux bonnes lettres qui m’attendaient ici, tu me donnes le programme que je remplissais en Touraine : belle vue, de l’ombre pour le promenoir, et des fruits !… [La Loire] le fleuve, à nos pieds !

L’autre affaire mérite considération. C’est une propriété (je ne l’ai pas vue ; mais je retournerai en Touraine en juillet), toute prête ; il n’y a qu’à y apporter ses meubles. Elle est située sur la côte du Cher, comme Moncontour sur celle de la Loire ; elle est du même prix et elle est située au Nord, ce qui est précieux en été, car la chaleur est tropicale à Moncontour, nous serons forcés d’y faire des dépenses pour nous en garantir. Mais nous y serons au Nord du côté de1 la cour. Une Portugaise a dépensé cent cinquante mille francs à Beaugaillard, et son successeur y a fait d’autres dépenses. Il y a [là] aussi vingt-cinq arpents de domaine, dont onze arpents de vignes, qui valent aussi de trois à quatre mille francs l’arpent. Ce serait donc un excellent pis-aller.

Moncontour est ma prédilection ; je voudrais que tu vinsses le voir, tant c’est joli. C’est une des plus belles vues de la Touraine, et il y a une station à une demi-lieue, celle de Vouvray. Si nous avons Moncontour, tous mes plans seraient changés. Je ne meublerais plus si richement l’appartement de Paris. Nous attendrions. Je réunirais tous mes efforts sur le château de Moncontour, car on peut l’habiter toujours. Si plus tard, nous avions une [véritable] terre, il faudrait toujours y venir passer les automnes qui y sont délicieux. Ce serait notre séjour pour au moins dix ans, et nous passerions décembre, janvier, février, mars et avril à Paris.

Vois-tu que j’avais raison de tenir les fonds disponibles ? Il faut quarante mille francs comptant pour faire l’affaire de Moncontour, car j’achèterai sous signature privée pour éviter les frais. Les propriétaires me donneront leur procuration pour vendre, et je ne paierai les droits que sur les parties que je garderai.

Dès que la réponse sera venue, je t’en écrirai. Mais, dès que ce sera nécessaire, je vendrai des actions pour quarante mille francs, et [l’argent de] Bassange fera tous les frais de l’établissement. Nous aurons encore cent actions du chemin de fer du Nord. Mais ce sera sujet à un versement de sept mille cinq cents francs dans les premiers jours de 1847. Autant qu’une affaire est possible [à prévoir finie], celle-là me semble faite, car les propriétaires veulent vendre et je veux acheter. Ils sont ennuyés des vignes, car la vigne a cela d’ennuyeux qu’on peut faire pendant cinq à six ans les frais (cent francs par arpent) sans rien récolter, et la bonne année donne deux mille francs de vin par arpent. Aussi, ceux qui n’ont que des vignes pour tout revenu, risquent-ils de mourir de faim. Elles n’enrichissent que les riches. Il ne nous en faut donc que dix arpents, une amusette, qui ne nous ruine pas par les mauvaises années, et dont le fort produit nous arrive [à point] pour quelque agrandissement. Nous sommes à deux lieues de Tours, à trois quarts d’heure en voiture.

L’air natal m’a fait un bien inouï. J’étais parti encore un peu fatigué ; mais je suis revenu bien reposé dans un état de santé merveilleux.

.......................…

[Passy, 17-19 juillet 1846].

Vendredi, 17 juillet.

Mon cher louloup, je me suis levé à deux heures et quart, et je n’ai pas encore, au jour, écrit deux lignes ! J’ai rêvé, j’ai pensé à nous, je viens de me promener au crépuscule dans le jardinet que tu connais, regardant le réséda que tu aimes, et voyant des boutons de roses blanches poussées depuis les pluies et qui me permettront de t’envoyer des pétales dans ce courrier, qui partira dimanche. Et voici ce qui m’a plongé dans cette coûteuse rêverie, mais si charmante que je ne me la reproche point.

J’ai relu cette moitié de la fin de Splendeurs et misères [des courtisanes] que publie l’Epoque (hier, ma journée a été prise de midi à cinq heures, pour aller faire faire une rectification que tu auras vue quand cette lettre t’arrivera), et je me suis mis à considérer ce que j’avais encore à écrire pour donner à la Com[édie] hum[aine] un sens raisonnable, et ne pas laisser ce monument dans un état inexplicable, et j’ai trouvé que j’avais [encore] plus de deux cents feuilles de la Com[édie] hum[aine] à écrire. Or, à trente par an, c’est pour six ans de travail. C’est encore six années de labeur continu, comme les six années que je viens de passer ici ; six années de calme, de tranquillité, sans voir le monde. Si j’allais à Paris, il faudrait payer au moins quatre mille francs de loyer pour me mettre dans un rez-de-chaussée avec un jardin, sans bruit, entre cour et jardin, avec les aises de la vie comme je les ai, quoique imparfaitement, ici. Ce sera vingt-quatre mille francs de loyer en six ans et au moins six mille francs de dépenses qui ne me resteront pas, en arrangements, car j’en ai eu pour trois mille francs à Passy, dans la profonde misère où j’étais [en y venant]. Total, Ironie mille francs. Or, si la maison Potier me convient, si elle est tout ce qu’il nous faut, comme elle ne coûtera que trente-six mille francs d’acquisition, y compris les frais ne vaut-il pas mieux m’attarder à cela, terminer nos incertitudes, et m’arranger là en novembre et décembre, pour y entrer en janvier ? Nous coulerons là nos six années de travail, d’amour, de tranquillité, loin de tout, à deux pas de Paris, si nous voulons y aller. C’est très digne, très décent ; cela ne coûtera pas cher à meubler et à arranger, et nous trouverons toujours cette somme de trente-six mille francs quand nous voudrons la vendre pour aller nous établir à Paris.

Je crois l’avoir déjà dit ou écrit ces calculs-là, ces idées si simples, et j’en avais été si frappé que, cet hiver, j’ai négocié avec Potier. Nous nous sommes tenus à un billet de mille francs. Sans cela, j’y serais à ce moment. Tu verras la maison. Je vais renoncer [ici]. Je ne payerai qu’en décembre. Ce serait bien le diable si en décembre nous n’avons pas de bénéfices sur le Nord.

Tu ne te figure[s] pas (mais tu dois bien le voir), à quel point mon déplacement me préoccupe, car je suis un loup d’habitude, et j’y tiens beaucoup. Tu sauras un jour à quel point j’ai le sentiment de la constance. Donc, écris-moi un mot là-dessus. As-tu des objections contre Passy ? Nous aurons deux mille francs de loyer : quinze cents francs d’intérêts de quarante mille francs, et cinq cents francs, de portier, de contributions, etc. C’est modéré. Mais il nous faudra une voiture à l’année ou au mois. C’est cinq cents francs par mois, et nous aurons bien mille francs de dépense par mois ; c’est dix-huit mille francs par an. Est-ce sage ? Me trouves-tu assez modeste ? Si j’étais seul, je ferais cela, car l’année prochaine je n’aurai plus de dettes ; je gagne quarante mille francs par an, et je regarde que j’en peux bien dépenser vingt mille, en en capitalisant vingt mille tous les ans. J’enverrai aujourd’hui pour renouer avec Potier.

Elsch[oët] est venu hier ; c’est un paresseux, un rêveur qui mérite la profonde misère où il est. Il n’a pas gagné dix sous depuis trois mois. Ce n’est pas pour rien que la Chouette s’alarme. Elle préfère un bureau de timbre et garder son indépendance plutôt que de traîner [après elle] un homme sans courage et sans énergie. Il m’a dit hier qu’il était trop paresseux pour faire une œuvre sans qu’elle soit commandée. De là à ne pas la faire quand on la lui commande, il n’y a qu’un pas. Et des prétentions au génie !… Ah !… est-ce qu’on pense à tout cela quand on a sa fortune a faire et du pain à gagner ? Est-ce que Rossini songeait à la gloire quand il faisait pour cent écus le Barbier [de Séville] ? Il faisait comme moi quand j’écrivais la Physiologie du mariage : il pensait à son pain. Nous nous le sommes dit ! Son avarice est excusable ; c’est le souvenir de ses misères qui la lui donne. Il a vu que l’argent donnait l’indépendance, et que l’indépendance était le premier des biens. Ainsi ferai-je. J’avoue que je ne puis pas blâmer notre Chouette de réfléchir au sort qui l’attendrait, et je suis effrayé de voir un artiste ne pas savoir gagner quatre cents francs en trois mois, pour empêcher une saisie de ses bustes, et aller perdre son temps à demander au gouvernement des statues à faire !

C’est assez de nous occuper de cet insecte non classé, invisible à l’œil nu. Je reviens non pas à mes moutons, mais à mes loups ; je t’aime, mon Evelette, et si je ne te l’ai pas dit déjà mille fois dans ce que tu viens de lire, c’est que tu ne saurais pas reconnaître la doublure de toutes ces phrases, le toi qui est dans mes moindres pensées !

Il faut travailler. Allons, un baiser et à demain. Aujourd’hui, j’ai peut-être trop donné à Zaïre ! Méry n’est pas venu. Il a, dit-il, à finir son roman. Le feuilleton coule pour tout le monde. Mille caresses, ô m[inou] ! Comme mes travaux seraient légers si je le sentais tous les jours !


Dimanche [19 juillet].

Bonjour, mon loup chéri ; hélas ! hier je n’ai pas fait une panse d’a. Le restaurateur de tableaux est venu. Je ne voulais pas que mes tableaux voyageassent encore, et il a travaillé [ici] toute la journée. Tu comprends que je suis resté tout le temps dans l’anxiété, à le voir faire. C’est un élève de David, de Gros, de Girodet : mais il n’a jamais pu être peintre. C’est un petit vieillard sec et spirituel, qui a servi dans les armées impériales ; les armes ont nui à sa palette, et il s’est mis bravement débarbouilleur de tableaux. Il a une grande indépendance d’idées et de caractère, et une immense fierté d’artiste. On en fait tout ce qu’on veut avec des égards. Il m’a appris qu’il n’allait jamais chez personne et qu’une tonne d’or ne l’y déciderait pas ; mais qu’il était tellement à genoux devant les gens de génie, qu’il faisait tout ce qu’ils voulaient, et je m’en suis fait un conseil futur, plus sûr que Chenavard, qui pourrait me jouer quelque tour ; il n’est pas venu depuis quinze jours. Mon bon petit homme avait apporté tous ses ustensiles et ingrédients. Voici ce qui a eu lieu. Tu sais ce que Georges prophétisait pour le Bronzino ? Eh bien ! c’est arrivé pour le Chevalier de Malte. Menghetti, pour cacher des éraillures dues à quelque coup de balai, avait enfumé le tableau. En ôtant l’enfumure de Menghetti, nous avons trouvé la crasse des cierges et de l’église, et, en l’enlevant, il a reparu le chef-d’œuvre le plus extraordinaire, une peinture fraîche comme si c’était peint d’hier. Ça n’avait pas été touché. C’est sublime et sans prix. Tu ne reconnaîtras pas cela. C’est aussi beau que tout ce que nous connaissons de plus célèbre. On ne se figure pas les mains. Tout est au vrai ton. Le vieux petit homme a dit : « C’est le génie de la prière ! » Il est de l’avis de Georges que c’est un Flamand élève de Raphaël. C’est plus beau, plus fort que Sébastien del Piombo et que Picciolante, car il connaît tout, ce brave vieux. Il m’a dit que [l’autre] Georges est un tel fripon qu’il sera renvoyé du Musée, et il m’a confirmé tout ce que nous en pensions.

Quant au Bronzino, en l’attaquant, il l’a regardé comme fini. Tout est malade, et il a dit que c’était un beau Bronzino, mais qu’il fallait le laisser comme il était. Le derrière de la tête a été repeint ; il n’y a pas de teintes roses dessous le vernis. « C’est admirable, » a-t-il dit, « mais c’est un cadavre de tableau. » C’est-à-dire l’âme d’un tableau sans le corps. Il l’a consolidé, l’a imbibé d’une mixtion qui lui assure cinquante ans d’existence, cent ans même. Mais il a jugé qu’il périrait dans le nettoyage. C’est la probité même que ce bon petit vieux. Il a un respect, un amour, une adoration pour les vieux maîtres qui va jusqu’au comique d’Hoffmann. Il a été attendri quand le Chevalier de Malte a reparu. C’était une scène digne des Et[udes] philosophiques. Quel beau moment que celui de la sortie de cette œuvre fraîche, quittant son suaire ! Ce Chevalier écrasera la Vénitienne. Enfin, il n’y a rien de plus beau à notre Musée dans ce genre-là.

Je lui ai dit que ma consolation dans mes immenses travaux était d’employer un millier d’écus par an (trois mille francs) à collectionner des tableaux, et il m’a dit que si je voulais me lier à lui, et lui confier ma bourse, en dix ans il se faisait fort de m’avoir trouvé de telles occasions que j’aurais une des plus belles galeries de Paris. Il m’a bien grondé de ne pas avoir pris le petit la Hire, de Menghelti, et surtout la Fuite en Égypte de S[ébastien] Bourdon. Cela valait à Paris, à vendre à l’instant, quatre mille francs. Il savait où porter cela. Il dit : « La peinture italienne, c’est l’âme ; la Hollande et les Flamands, c’est la nature ; la France, c’est l’esprit. »

En ce moment l’esprit est à la mode, et l’on s’occupe de peintres français immenses qui ont été dédaignés. Tu ne te figures pas quelle belle affaire est le Natoire ! Il m’a promis de me faire profiter d’une occasion bien rare : une Tête de Greuze, pour deux cent-cinquante francs, la tête de sa femme, un chef-d’œuvre, mais endommagé. Il a déjeuné et dîné ici, il s’en est allé enchanté de moi. Ce bon petit vieux s’est marié par amour, et il adore les femmes. Si tu l’avais vu, tu l’aurais aimé. Il a une âme loyale ; il a la rude franchise de l’artiste, l’horreur du mercantilisme. (Est-ce joué ? Je ne sais. Je l’étudierai.) Si tu savais comme j’étais content pour toi de ce débarbouillage ! Tu aimais ce Cheval[ier] de Malte ! Je t’avais [en idée] à mes côtés ; je me figurais comme[nt] tu serais là, [près de moi,] si tu avais vu faire ces toilettes ; tout ce que tu aurais soutiré de ce petit vieux ! Il refera un parquet à la belle Flamande, et il me nettoyera mon tableau de fleurs, qui, à Marseille, a été maltraité, de même que le paysage. Il m’a prouvé qu’il était bien le plus habile, comme on me l’avait dit. C’est inouï quel art il a ! C’est bien dangereux pour les acheteurs ! Les frelateurs romains et vénitiens sont des enfants [à côté de lui].

Assez là-dessus. Il faut réparer le samedi perdu. Je vais travailler douze heures aujourd’hui. Allons, ma Linette adorée, je vais le mettre cette lettre à la poste. Ah ! tu recevras tout un roman de Ribou, par un gros envoi de journaux, [des numéros] du Constitutionnel. C’est l’exemplaire que j’ai lu et que je le fais renvoyer. J’ai payé la poste, mais tu payeras celle du parcours étranger. C’est vingt [numéros de] journaux anciens que tu recevras.

Non, tu ne te figures pas ce que c’est que l’habit de soie du Chevalier de M[alte] ! » Je viens de le revoir ; c’est sublime. Il y a un homme dedans, et le jour se joue dans les plis. C’est d’une patience hollandaise et c’est le neuf de la soie, c’en est le brillant ! La crasse de l’église l’a conservé. Cela sort de l’atelier ; c’est certes aussi beau que ce que j’ai vu de beau de Raphaël, avec quelque chose de plus étudié. Je ne te parle pas des mains. Le petit vieux a dit : « C’est un poème ! » Et c’est vrai. Sais-tu pourquoi j’aime tant ce vieux ? C’est qu’il a répété tout ce que tu as dit du Chevalier de Malte ! Comment travailler en entendant ce vieil artiste le commenter ?

Adieu, loup chéri, ma chère petite fille grondeuse ; oh ! porte-toi bien ! Pas de ces tristesses qui agissent sur moi. Crois à un bel et bon avenir. Sois tranquille ; ton loup ne fera pas ce que tu appelles des folies. Toutes ses folies sont faites. C’est toi qui es sa folie !

Le petit vieux m’a parlé d’un superbe appartement rue Saint-Louis, au Marais [tu sais] là où tu as vu celle chapelle de Delacroix ; j’irai le voir. C’est deux mille francs par an. Mais, [une supposition,] je le prendrais, ce serait moins cher que la maison Potier. Vois comme je suis sage !

Allons, trouve ici ces mille fleurs de tendresse qui accompagnent les fleurs que je le mets dans ces feuillets. Ne l’assombris pas ; pense que mon âme l’enveloppe, que je te tiens toujours comme sur le pont du Neckar [à Heidelberg ! ]… Quelle soirée ! oh ! ma bonne Line !

Allons, adieu ; soigne-toi bien et pense à notre bonheur futur. Mille becquetées à mon m[inou] adoré, cette rose de parterres célestes ! Adieu. J’ai baisé toutes les fleurs !


(Passy, 14-16 août 1846).

Vendredi, 14 août.

Mon pauvre Évelin, j’ai fait remettre ma place du 21 pour le 30 ; ainsi je ne serai que le 2 septembre à Mayence, ou à Creulznach, si vous y êtes encore.

Il fallait de la folie, pour espérer avoir terminé ce que j’ai à faire, pour le 21. Or, hier, mes épreuves n’étaient pas prêtes au Constitutionnel et ce retard d’un jour m’a fait voir qu’il fallait au moins quinze jours pour terminer les Parents pauvres. J’ai bien mûrement examiné ma situation hier, et la voici résumée. Voici les travaux que je ferai cet hiver, c’est-à-dire d’octobre à avril [1847], temps que nous passerons ensemble. Je dois encore, en bloc, soixante mille francs. J’ai à faire : Histoire de parents pauvres [six mille francs], pour le Constitutionnel : Dernière transformation de Vautrin [trois mille cinq cents francs], pour l’Epoque : Adam le Rêveur [deux mille cinq cents francs] ; [et] les Paysans pour la Presse ; les Petits Bourgeois, [à terminer] pour le Journal d[es] Débats [Enfin] Une mère de famille, pour je ne sais pas encore quel journal. Le prix en librairie des Parents pauvres, de Vautrin, d’Adam le Rêveur, payera la Ch[ouette]. Le prix de ces trois choses-là aux journaux payera le deuxième terme de ma mère, Buisson, et me fera vivre jusqu’en octobre, en payant tout [ici], rue Basse, loyer, ménage, etc… Maintenant, les Paysans, les Petits Bourgeois, une Mère de famille, et le règlement de la Com[édie] hum[aine], font cinquante mille francs qui soldent (les créances [de]ma mère, [de] Mme Del[annoy], de Dabl[in], [de] Fessart, etc.. Tu vois qu’avec de pareils travaux je ne quitterai pas le cabinet où je travaillerai près de toi. C’est gigantesque de résultat et de volonté. Mais j’y arriverai d’octobre 1846 à avril 1847. En mai, le jour de ma naissance, je ne devrai pas une obole, et je serai à la tête d’un certain capital. Il faut donc ajourner toute acquisition immobilière jusque-là, et il faut que je nous trouve un appartement à habiter trois ans. En 1847, si je veux acheter, ou nous bâtir, quelque maison, nous aurons le temps et l’argent. J’ai besoin d’un an de travail encore pour terminer le payement de mes dettes, et je suis sûr, en six autres années, d’avoir par moi-même une belle fortune, car je vivrai simplement, comme j’ai vécu ces six dernières années.

Il faut encore trois ou quatre mille francs à M. Fessart pour tout terminer, et il faut quatre mille francs à ma mère, puis environ trois mille dans mon petit ménage et les sept mille de la Ch[ouette], qui me fait tourner la tête. Elle m’en parle tous les jours. Je lui ai déjà remis cinq cents francs pour ses acquisitions de linge, car elle se fait son ménage dans le cas d’Elsch[oët], comme dans le cas du bureau de pap[ier] timbré.

Je suis au désespoir de ce retard de neuf jours ; mais crois bien que je ne peux pas quitter Paris sans avoir livré les Deux musiciens au Constitu[{tionnel], car il faut payer ma mère et trois mille francs ; ci : sept mille francs. Je n’aurais eu aucune tranquillité dans ce voyage, si je ne terminais pas ces affaires (avant mon départ]. C’est encore un tour de force que de faire [en seize jours] ce que j’ai à faire. Je ne dispose pas des ouvriers du Constitutio[nnel] comme je disposais des ouvriers de Pion. Ils mettent trois jours à faire ce que ceux-là me faisaient dans une journée, et il m’a fallu calculer les retards. J’ai eu trois jours de perdus à cause de la maladie de Ch[ouette]. Non, je suis d’une tristesse mortelle ; mais rien ne m’empêchera de partir le 30. J’ai là ton mantelet et toutes les affaires.

Adieu, pour aujourd’hui. A demain. Il faut que je travaille [dorénavant] à dix-sept heures par jour.


Jeudi [20 août].

Hier, louloup, je me suis habillé, mais conséquemment, et je suis allé dîner chez le Girardin. Ce petit parvenu deviendra décidément un personnage. Le voilà qui a fait arriver à la Chambre : primo, Sallandrouze, un marchand de tapis ; secundo, Blanqui ; tertio, Teisserene et quelques autres. Il sera à la tête de quelques voix [et] il sera bien nécessaire, par son journal et par ses voix. Je lui ai dit en riant : « Mais vous allez faire un parti Girardin. Vous aurez bien cinq à six voix ? — Dites donc soixante, m’a-t-il dit, et vous verrez les soixante ce soir. Il y aura un parti de conservateurs-progressistes. »

Étaient du diner : le général Delarue, qui sera quelque jour ministre de la Guerre, le fils de celui de Vienne, d’Haubersaert, conseiller d’Etat, député, Blanqui, Nestor Roqueplan, le directeur des Variétés, le grand électeur de la Creuse un provincial, et Sallandrouze. Le soir, tous les hommes influents de la Chambre sont venus, et si Girardin se fait ainsi l’aubergiste, le Piat, le Fulchîron du Centre, il arrivera bien certainement. Il est venu des ambassadeurs, du monde diplomatique. J’ai tâté Hugo, que je n’avais pas revu depuis notre prise de bec ; il a été tout aussi charmant que je l’ai été, et il m’a induit en présentation à Dupin, en lui disant : « Voilà le premier académicien que nous devons faire. » Dupin a dit : « Que M. de B[alzac] se présente !… » J’ai renoué connaissance avec M. de Belleyme, le président du tribunal, qui a été très flatté que je me sois souvenu de lui. Enfin, les trois salons crevaient d’illustrations, de grand monde ; mais ces habits noirs affairés, c’était triste, et il y a[vait] peu de femmes ; il n’en est venu qu’une dizaine ; ce n’était pas assez. Delphine m’a dit qu’elle s’y était prise trop tard.

Girard[in] est diablement intrigant. Berlin est lourd et paresseux. Girard[in] grimpe sur le dos de Bertin. Lamartine est à Saint-Point. Le général D[elarue] connaît bien la R[zewuska]. Sa jolie sœur est venue : mais point de musique. Je lui ai fait un doigt de cour, et j’ai beaucoup causé avec le frère. Je suis parti à onze heures, au moment où tout cela commençait à s’éclaircir.

A dix heures, Cobden a paru ; j’ai causé avec lui pendant dix minutes. Martinez de la Rosa m’a malheureusement interrompu. Cobden a une figure d’épicier, mais d’épicier têtu, et il a de l’originalité dans sa laideur. Un Français qui aurait accompli une [œuvre] pareille [à son] œuvre serait comme un paon, ou, si tu veux, comme un Salvandy ; mais il reste calme et tranquille comme un banquier modeste. Il a des yeux français, ou mieux parisiens, mais calmes.

Si Delphine veut [se résigner à] avoir de jolies femmes et faire jouer les joueurs, elle finira par avoir du monde. Mais, pour consolider cette influence, ils devraient vendre cet hôtel et aller se loger sur les boulevards, au milieu de Paris. T[héophile] Gautier n’est pas venu ; elle ne m’en a pas parlé, et m’a fait des agaceries publiques et plaisantes. Elle en est arrivée à un moment [de sa vie] où elle fera la Ninon de salon. A onze heures, j’ai trouvé la voiture de Passy, qui m’a remis dans notre village.


LA COUSINE BETTE[6]

En 1833, lors de l’émigration polonaise, un jeune homme de trente-quatre ans, nommé Wenceslas Steinbock, descendant d’un des généraux de Charles XII, dont la famille s’était établie on Livonie, depuis la mort du roi de Suède, arriva, ne possédant plus qu’une dizaine de thalers en papier, à Paris, par la diligence de Strasbourg.

Orphelin, il avait été placé comme professeur, par le grand-duc Constantin, à l’école d’où partit le signal de l’insurrection. Entraîné par l’enthousiasme des Polonais, il avait pris parti pour eux, quoique Livonien. Il s’était tellement distingué pendant la guerre qu’il ne pouvait espérer sa grâce. Il avait fui, comme tant d’autres, en prenant la France, et surtout Paris, pour asile.


LES PETITS BOURGEOIS
(Fragment supprimé du début de l’ouvrage.)

……. maisons qui se trouvent le long du vieux Louvre, est une de ces protestations que les Français aiment à faire contre le bon sens. Aussi n’est-ce pas un hors-d’œuvre que de décrire ce coin du Paris actuel. Plus tard, on ne pourrait pas s’imaginer, et nos neveux se refuseraient à croire, qu’une pareille barbarie ait subsisté pendant quarante ans. Sous Louis XV, un homme d’esprit disait à l’aspect du Louvre : « O roi des palais, si tu avais appartenu à l’un des ordres mendiants, tu serais fini. » Depuis cet homme d’esprit, Napoléon, qui s’écriait en voyant le duomo de Milan : « Il faut l’abattre ou l’achever, » et qui jeta vingt millions dans cette Alpe de marbre blanc, voulut finir le Louvre. Il y dépensa vingt [autres] millions, et le sauva. Mais 1813 fit descendre les Limousins du haut des échafauds, qui sont restés, comme est restée la grue du moyen âge au-dessus de la cathédrale de Cologne, et la Restauration, en quinze ans, sculpta quinze médaillons au-dessus des portes, paya un kilomètre de grilles, effaça les N, arrangea le musée Charles X, c’est-à-dire le vingtième des sommes enfouies par Napoléon dans le premier monument du monde, l’orgueil des Parisiens. En 1830, Paris, fier de ces deux choses, la Colonne et le Louvre, concéda la couronne au duc d’Orléans, en stipulant que la liste civile achèverait le Louvre. Dans les premiers moments d’ardeur qui suivent un contrat, la liste civile abattit deux hôtels magnifiques, et s’arrêta soudain.

Ce commencement d’exécution eut pour résultat de doter la capitale d’un marais, qui devait être cultivé, car on ne comprend point que les petits jardins situés le long des baraques, au pied de la galerie de bois, ne s’étendent pas jusqu’à la rue de Richelieu. Ce serait réjouissant pour l’œil, et des plantes grimpantes auraient, depuis quinze ans, caché les effroyables ruines, les façades honteuses de ce résidu de quartier, auquel le sergent de ville ne croit pas ; vous n’en voyez jamais là ; les habitants sont des fantômes. À quelque heure du jour que passent les Parisiens affaires qui traversent la place, ils n’aperçoivent personne dans les cryptes du cul-de-sac du Doyenné ni dans la rue du Doyenné. On dit à Paris d’un quartier : « Il est mort. » Mais ces ruines sont des ossements !


LA COUSINE BETTE

Au quatrième étage et au fond d’une cour d’une maison de produits, située rue Beaubourg, vivait une vieille fille nommée. Lisbeth Fischer, qualifiée, sur la cote de ses contributions, d’ouvrière en passementerie. Son logement consistait en deux pièces, dont la première était accompagnée d’un cabinet, éclairé par un jour de souffrance. Cette pièce, éclairée par deux croisées sur la cour, servait à la fois de salon, d’antichambre, de salle à manger. Le cabinet contenait le bois, le charbon, les ustensiles de cuisine, tout ce qui sert au mécanisme de l’existence. L’autre pièce, à une seule croisée, était la chambre à coucher. Le plancher de cet appartement offrait à la vue une nappe de carreaux rouges, qui reluisait comme une glace. Les murs, tendus de petit papier à dix sous le rouleau………

C’est affreux qu’un vice coûte plus cher qu’une famille à nourrir !………


A Madame Hanska, à Wiesbaden.

[Passy, jeudi] 17 septembre.

Mon amour d’Evelette, je suis arrivé dans la nuit du 15, si fatigué, qu’hier il ne m’a été possible que de dormir et de manger, et de faire des courses, car l’heure de la poste était passée ici. Te dire mon chagrin, c’est impossible ! Enfin, j’ai commencé par m’occuper de toi en allant au [Journal des] Débats et au Constitutionnel. On a envoyé mes épreuves [de ce dernier journal], et je suis sûr que ces imbéciles de l’Hôtel du Rhin[7] les ont gardées. Réclamez-les.

Ce matin, me voilà remis, je vais prendre un bain, et me mettre à l’œuvre. J’ai écrit au propriétaire de la [maison de la] rue de la Tour.

Mon séjour à Metz a été de la valeur d’une journée. J’y ai trouvé deux amis bien dévoués ; le préfet et le procureur du Roi, tous deux excessivement nécessaires pour notre projet, indispensables même, car tu ne peux pas te figurer les obstacles à vaincre. Quant à leur bonne volonté, à la complicité de la loi, pour ainsi dire, elle est toute acquise, tout entière. C’est le secret qui est tout [à obtenir]. La province est ce que je t’ai point ; rien n’y est possible. Figure-toi que les registres de l’état civil sont déposés chaque année aux greffes des tribunaux, et sont vérifiés minutieusement par le parquet et le greffier. Et d’un ! Il faut quatre témoins. Et de deux ! Il faut les publications. Et de trois ! Une commune où l’arrivée d’une belle dame ne fera pas causer. Et de quatre ! Et le maire et son secrétaire. Et de cinq ! Nous avons tout surmonté. Voici le plan.

On a un maire discret et obéissant. Il se contentera de nos pièces. Les publications seront faites, mais recouvertes par d’autres. On ne les verra pas. Le mariage se fera la nuit chez lui [le maire] ; deux témoins (M. Nacquart fils et un autre) viendront de Paris, seront sûrs et n’appartiendront pas au pays et deux seront, du pays et on en répond. Tu resteras à Sarrebrück, et moi je me serai domicilié ostensiblement près de Metz. Au jour dit, tu partiras de Sarrebrück et tu viendras où je serai. Puis, la cérémonie faite, tu repartiras pour Sarrebrück et nous irons demander la bénédiction nuptiale ou à l’évêque de Metz, ou au curé de Passy, car on ne répond pas du silence du curé de l’endroit ; on ne me répond que de l’entière discrétion du civil. Quand les registres arriveront à Metz ils tomberont entre les mains de mon procureur du Roi.

Maintenant, il y aurait beaucoup plus de sécurité à nous marier au commencement de janvier, car nous gagnerions une année pour le dépôt des registres.

Enfin, sois tranquille, nous serions mariés en France, et, pour plus de sûreté, nous ferons nôtre contrat à Paris. Il est impossible à Metz à cause de l’enregistrement ; nous sommes sauvés !

Mais, si tu savais quelles difficultés ont été surmontées, et quels braves gens j’ai rencontrés ! Germeau est tout cœur, et [de plus], tout dévoué. Le procureur du Roi est parent de M. Nacquart, chez qui je t’ai connu. Ce sera concentré dans trois ou quatre personnes. M. Nacquart et l’accoucheur seront nos confidents forcés ; autant les mettre immédiatement dans le secret, pour avoir deux témoins. Ainsi, tout va bien. D’ailleurs, les irrégularités seront peu de chose, et l’acte de mariage sera excellent. J’ai été séduisant, val L’on ne te demandera que ton extrait de naissance, et l’acte de décès de M. de H[anski]. Ainsi tout est prévu, tout va bien.

Tu comprends que je t’ai présentée comme étant mariée, mais par un mariage nul, fait par un prêtre complaisant, et c’est à cause de cela que mes deux amis de Metz trouvent le mariage religieux inutile, car il faut sauver ta réputation, et j’ai pris tous les torts de mon côté à cause de la grossesse, et j’ai dit à M. D[elacroix], [le procureur du Roi], que je mourrais de chagrin de voir mon fils reconnu dans un acte de mariage, et que [quant à toi] cela te tuerait. Ça a été l’argument décisif qui l[ui] a fait épouser comme sa propre affaire, celle de notre mariage. Ah ! louloup, quand ils m’ont eu promis leur concours et répondu du succès, j’ai respiré, car j’avais le sang enflammé et des montagnes sur les épaules, depuis que j’ai acquis la conviction des difficultés faites à l’étranger.

Néanmoins, si le curé de Wiesbade[n] voulait se contenter de la permission du curé de Passy [qui, j’en suis sûr, la donnerait] de nous marier tous deux, M Delacroix prétend que ce mariage-là serait bon et très régularisable en France un jour. Ainsi faudrait-il tenter cela. Ce serait plus sûr et plus sûrement discret. J’attends là-dessus la première réponse. Ma chérie bien-aimée, aie bien soin de loi, et pense à nous. Dis-toi qu’à toute heure je vis en toi. C’est doublement vrai, maintenant.


[Passy, 21-21 septembre 1846.]

Lundi, 21 septembre.

Ma bien-aimée et chérie. Evelette, hélas ! la maison que j’ai pu acheter rue de la Tour, pour vingt-trois mille francs, a été vendue trente-cinq mille ! Le nouveau propriétaire ne s’y est pas trouvé hier, et je n’ai rien pu faire pour cette baraque. J’ai vu une maison qui est à ce Pel[le]lereau, dans Paris, à Beaujon, et, s’il plaît à Dieu, cette semaine, j’en serai propriétaire sans tambour ni trompette. Je ne le consulte pas, je ne t’envoie pas de plan ; je me conduis en vrai maître. Demain, j’irai avec un architecte évaluer les dépenses de restauration. Ceci, chère minette, n’est pas une folie, sois-en sûre. Si ce n’était pas une occasion à saisir, je n’agirais pas ainsi. J’achèterai la non pas une maison, mais un terrain. Il a cinq cents mètres. A Beaujon, le mètre vaut cent francs en ce moment. Ainsi, ce serait cinquante mille francs [à payer]. J’irai jusque-là. Je n’aurai pas plus de dépenses que je n’en aurais eu dans la maison de la rue de la Tour. Avec dix mille francs, tout sera grandement remis à neuf. Ce sera donc soixante mille francs [en tout]. Nous pouvons rester là cinq, six, sept, huit ans, convenablement, et, alors, nous vendrons, cent vingt ou cent cinquante mille francs, notre maison et son terrain, et nous nous serons bâti ailleurs une maison à notre goût. Si le prix est de cinquante mille francs, nous ne mettrons, M. P[ellelereau] et moi, que trente-deux mille francs sur le contrat, et je lui payerai dix-huit mille francs dans trois mois, et pour sûreté de ce prix omis dans le contrat, je lui déposerai cinquante actions Nord.

Demain, tout sera décidé, car il faut que les ouvriers y soient cette semaine, afin que je puisse emménager le 15 novembre.


A M. le professeur et docteur Mnizzech

Naturaliste du gouvernement de Wisnoritz, chevalier de la Légion Enthomologiste, auteur de la théorie des Soulèvements, etc… propriétaire et chinophile, Wilhemstrasse, n° 6, Nassau, à Wiesbaden par Forbach et Magence.

Paris, [23] caiptambre [1846].

Meaucieur le preaufaiceure,

Geai hapri queue vouzemez lais quolaidauplaires, ai curretoud lais pelu rar, parro eine enclès qui ha ailé os ox deu queraizzenaque, ai qui voilliage pourre dais tabelos qu’il veud aufrire ha son païsan Hamauric, aid come geai rapaurreté eun baile ecquesampler de eune aincèquete dom vouz havais parrelé à Reaum cheze meaussier Halouci[8], queue lais naturalysthes neaument Catoxatha bicolor, mès ke lais peaul au nez naument heautreman, can dout, geai prix la libbrairtay deu vous l’an voix hier parre la paust pourre ke voux an gouissié leu plux taux paucibleu, karr geu çai queue voux aipoussaie eine deux mois aile ki nèm pas ses cauchauneris deux baites ai qui pourrerai lais aicquerasaire. Ah ! çais bien malle eure œufs queue nous otreu antheau mauxleaugystes nous soillion dépourrevu de phames ailes vaies ha manière neaux hainsequetes ai ha lais raispaicter. Mes caume hout lady dous ai queue voula phassynée ail hora scoing deux vo baittes. Cy sa aité caume ont leu di vousse errié leu plu eur œufs dais çavan, kar cai leu quart ac terre ainon la phortune ki fé leu bon heure.

Mais haincequetes ailé hambalai, kan geu’ai a prix que Montcieux deu Ballezacque, eun hami à vous alai parre tire pour H’alle magne où vouz aites, ai halorce geu luy ai reumie leaubegé pourre leq el vous navets rienne à pahyer parre ce queue eune phame caume ile phau happeles mat dam insquah, mer deu veautreu praitt an dueu m’ha aiccqueri deu phaire l’ein peau cible pourre havoare ceu coq laid haut peler, ai geu laid u. Seu pan dans, geu crin beau cou ceu monticer ki neuf cai rien deu l’ente eau mole ogis ai qui çanvante ; mès caume île ait tresse hafaictio nez ah ses dam, jaisper qui le vouleur émet rat an beaune s’en thé.

Mont très veaux ains ecquetes ha veautre fut hure aipouxe, mai neu lais l’huis lessez pa tout chair, voix las ceu que un vi œufs antôte heaume eau logist vou quonceil. Cy jeu pas den, veaut tair, an chair champ des laid pis d’eaux ptaires du Nort geu cerret phlalai deu fair veau treu connesse anse ai cèle deu veautre peu tite ma dam la preaufesseuse acquis jeu bèse lais mins condit char manthes ce dom geu vous fêle ici the deu toux mont chœur. Cy aile neu vouz hai met pas, mont traits lui toux veaux hin sequetes, ed a forceu deu lais voarre, aile les ême rats, aid l’âme ourre dais battes maine ha celuy deu çavent.

Geu çui traits phla thé d’antraire an corps es pond anse avech eun preau fesseur oci dixstein guai queu vou, montsier, ai geu meux dix veau treu phan en daile[9] pourre la vi.


GAY-MARRE.

Voyageurre du gouvairrenement Frrencès, o jarre daim dais plenthes prais la gyraphe ai leu zebut.


A Madame Banska, à Wiesbaden.

Dimanche [27 septembre].

Hier, à quatre heures, tout a été convenu chez le notaire ; nous signerons le contrat demain, à cinq heures, et il semble que notre providence à nous se mêle de cela. M. Pelletereau étant dans de mauvaises affaires a ce bien-là au nom de sa femme, en sorte que je n’ai pas à faire les formalités de purge légale et j’évite la plus exigée publicité. J’aurai le secret ! J’ai aussi des données exactes sur la portion de gros mobilier qu’il faut avoir. Je suis sûr qu’avec trente ou trente-deux mille francs, j’aurai soldé les réparations et le gros mobilier. Tu n’auras à acheter que le nappage et les draps fins pour deux lits de maîtres, car nous aurons ici, à meilleur marché et plus solides les draps de domestiques, le linge dit d’office et de cuisine. Nous avons neuf lits montés. Songe, mon loup bien-aimé, que je passe de l’état de garçon à ce qu’on appelle une maison montée, et que c’est, en France, une terrible affaire. Je ne fais que le nécessaire. Dans les premiers mois [de notre installation] nous compléterons.


Mardi [29 septembre].

Ta lettre, mon bon petit louloup, m’a fait à la fois un bien grand plaisir et une bien vive peine, car elle contenait une espèce de désapprobation sur toute espèce d’affaire, quelle qu’elle fût, et comme elle était en réponse à celle de moi du dimanche de l’avant-dernière semaine, c’est-à-dire à ma seconde lettre où je t’ai parlé de remplacer l’affaire manquée de la rue de la Tour, et que j’allais signer le contrat, j’ai été, malgré moi, d’une affreuse tristesse toute la journée. Avec cela, il pleuvait à torrents. Maintenant, tout est terminé. J’ai signé [hier], à six heures et demie. Aujourd’hui, je donne les deux mille francs d’enregistrement et M. Pelletereau a les dix-huit mille francs qui sont en dehors du contrat. Véron veut sa copie, et comme j’ai bien besoin d’argent moi-même, il faut lui faire quatre-vingts feuillets environ cette semaine. Je me suis couché hier à huit heures et demie du soir, perdu de fatigue, et je viens de me lever à trois heures.

Ainsi tout est dit, mon amour ; je prends la chose sous ma responsabilité ; nous sommes casés, et, à la fin de l’année prochaine, il est probable que j’aurai Moncontour ou quelque jolie chose en Touraine, afin que tu puisses respirer l’air pur de la campagne. Si cette acquisition à Beaujon te répugne quand tu y seras, ne t’en trouble pas la cervelle ; j’aurai le moyen de ne pas la rendre onéreuse, car elle est assez excellente pour réparer les malheurs que m’ont causés les Jardies. Enfin, dans l’état actuel des choses à Paris, il est impossible, dans quelque quartier que ce soit, de se loger dans une maison seule, à soixante-six mille francs, car les meubles sont nécessaires dans toutes les habitations.

Juge de la difficulté du programme de mon logement. Il me faut un jardinet, un rez-de-chaussée, aucun bruit, la solitude, un cabinet, une bibliothèque en outre des sept ou huit pièces dont se compose un appartement. Eh ! bien, trois pièces, rue Jacob, se paient dix-huit cents francs, dans ces conditions ; à Chaillot, c’est quatorze cents ; à la place Royale, six mille ; rue des Jardins-Saint-Paul, rue Beautreillis, à l’Isle Saint-Louis, deux mille cinq cents. J’ai tout essayé, tout tenté. Avec le gros mobilier, j’en aurai pour quatre-vingt mille francs ; c’est trois mille francs de rentes. Je ne suis pas dans les maçons et les constructions. Ce n’est rien que de ravaler un mur déjà fait et solide, que d’en refaire un (c’est obligatoire ; il faut rentrer de quelque chose), et de nettoyer une maison. Quand je suis venu chez madame Grand[emain], c’était une halle ; il a fallu tout faire. La rue de la Tour n’avait pas tant de jardin ni de cour que j’en ai là. Cela revenait à quarante mille francs, et nous étions à Passy. Aujourd’hui nous sommes à Paris, dans le faubourg du Roule, ayant vue sur deux aspects de jardin à Gudin, et cela ne coûtera que soixante-six mille francs. C’est vingt-six mille francs de plus pour être vingt-six fois mieux et posséder un immeuble d’une grande valeur. Les Jardies ont donné vingt-huit mille francs ; je voulais les employer en un immeuble. Eh ! bien, celui-là va me coûter trente-quatre mille francs d’ici à la fin de novembre, et je puis bien, en trois ans, payer [les] trente-deux mille francs restants. Cela représentera cent trente-six mille francs dans ma fortune, et je suis sûr d’avoir un petit hôtel de deux cent mille francs dans six ans. J’aurai donc réparé mes pertes financières ; je n’aurai rien perdu du tout. Pour arriver à ce résultat, je serai très gêné pendant six mois ; mais de décembre à mai, réuni à ma minette, et à mon enfant, dans une jolie habitation, entouré de luxe et de confort, je puis travailler heureux, dans les plus belles conditions possibles de tranquillité ! Les Paysans, les Petits Bourgeois, et une Mère de famille, avec l’Education du Prince, ces quatre ouvrages payeront mes délies et mes acquisitions.

Ce n’est pas d’un fou ni d’un imprudent. Cette année j’aurai fait l’Instruction criminelle, les Partais pauvres et les Paysans. C’est (cinq, vingt et vingt-cinq) cinquante mille francs, et j’ai fait déjà deux voyages, et j’en ferai deux encore, qui ont pris six mois. L’année prochaine, je gagnerai cent mille francs. Tu ne croiras à ces choses-là que quand lu les verras, car c’est si beau qu’on en est stupéfait. C’est ce qui me fait te dire que l’avenir ne m’effraie plus, et que tu peux être sans fortune ; tu seras à ton aise avec moi. En supposant tous les malheurs possibles, que je ne touche rien [les quinze mille francs] du règlement de compte de la Comédie humaine, que je ne fasse pas les Paysans cet hiver, soixante-quinze actions du Nord paieraient toutes [les] dépenses, et nous serions logés, et il nous resterait cent actions dans le trésor-louloup. Ce serait un meurtre financier que de toucher à ces soixante-quinze actions, car grâce à ma prudence, en vendant les cinquante actions données à Pelletereau à sept cent cinquante francs, il n’y a pas de perte : mais il y en aurait en étant forcé de vendre les soixante-quinze [autres]. A mon retour, après le mariage d’Anna, je rendrai au trésor-louloup les six mille francs que j’y dois encore. Cela paiera la moitié des opérations ; mais je n’aurai rien pour payer le reste du mobilier, et il y a bien dix mille francs à [y] dépenser. Songe que par moi-même j’en apporte pour plus de cent vingt mille, et que, depuis deux ans, nous en avons acheté en commun pour plus de quinze mille francs. C’est effrayant, mon Evelin, que de monter une maison à Paris. Ce qui m’a décidé à prendre cette maison, n’est que, comme tu le verras, il y a quatre pièces où, par la nature des décors, il n’y avait pas plus de quatre mille francs à dépenser pour y être meublé, M. de Beaujon ayant tout fait en boiserie. Eh bien ! c’est une économie de plus de quarante mille francs en mobilier, à en juger par notre salle à manger qui est une salle, et qui nous aura coûté, en y comptant tout ce que j’y mets de mon mobilier et tout ce que nous y aurons mis, plus de vingt mille francs.

Après cela, nous serons bien. Je me réjouis d’avance de ta surprise et de ton bonheur. Nous sommes destinés à habiter de mai à novembre la Touraine. Eh bien ! tu seras divinement bien en novembre, décembre, janvier, février, mars et avril dans notre petit hôtel.

Quatre-vingt mille francs pour Paris, quatre-vingt mille francs pour la Touraine, nous aurons les deux choses pour ce que devait coûter la maison Salluon !

Et tu serais mécontente de ton pauvre Noré !

L’appréhension de ta désapprobation m’a rendu vraiment malheureux hier pendant cinq heures. Ce matin, je me suis levé avec la certitude d’avoir fait une excellente affaire, d’avoir bien agi. Le notaire m’a dit qu’il était bien content pour moi de me voir saisir cette occasion. Il n’y avait pas moyen de te consulter ; ça s’est fait en huit jours.

Enfin, je prends cela sur mon compte et n’en parlons plus, tu attendras l’aspect des choses pour me juger. Ce matin je prends possession, et demain ou après[-demain] les ouvriers y seront. Le 17, je te porterai les plans ; mais je préférerais ne te rien faire voir et jouir de ta surprise. Je voudrais ne t’en plus parler et que tu eusses une confiance en moi semblable à celle du petit enfant en sa mère. Ne te tracasse plus d’argent, comme je t’en ai parlé dans ma précédente lettre ; pour peu qu’il y ait d’obstacles à ce que je t’y dis, un mois de travail de moi répare bien des choses. Que tu me donnes encore sept à huit mille francs, pris sur ce que tu comptes avoir pour passer tes sept mois à Paris, et je te les rendrai en janvier, cela suffira peut-être. J’ai absolument besoin de douze à quinze mille francs an novembre.

Songe que ma mère, que la Chouette vont être payées (cela fait onze mille francs) et que j’aurai rendu sept mille francs au trésor-louloup, et donné trois mille francs encore à M. F[essart]. Cela fait vingt-et-un mille francs. A mon retour, je veux payer Buisson, et payer six mille francs aux entrepreneurs, et six mille francs de meubles. Et il en faudra autant en décembre, en janvier, février [et] mars, je veux payer Mme Delan[noy] et Dabl[in], et avoir fini [la liquidation] de toutes mes créances. Quel beau résultat ! Est-ce là dissiper ? Nous aurons alors cent soixante quinze actions du Nord.

Allons, adieu, car il faut [faire] quinze feuillets, par jour. J’ai vingt-sept ouvriers après moi au Constitutionnel. Mille tendresses, mon bon petit louloup. Il y avait tant de bonnes choses dans ta chère lettre sur ton plaisir d’être à Wiesbaden, où je serai le 17 au soir, que cela m’a rafraîchi l[e cœur de l]’angoisse de cette appréhension de ta désapprobation.

A demain, car j’aurai cette journée bien occupée ; il faut aller au Constitutionnel pour les deux mille francs à porter au notaire, il faut faire mes quinze feuillets et il faut aller à la maison prendre les clefs, charger l’architecte et signer les marchés avec les entrepreneurs. Je t’assure qu’il faut que j’aie une tête de fer, et le cœur que tu as rempli de toi, et d’amour [pour y suffire]. Mille caresses. Je n’ai pas de nouvelles de Miville. Mille baisers et sois sans aucune préoccupation de tout ceci. Ton loup est fort. A demain.


Jeudi, 1er octobre.

…Maintenant que tu n’y viendras qu’à ton retour [d’Ukraine], je puis te dire ce qui me l’a fait acheter [cette maison] ; c’était une surprise que je te voulais faire. Tes habitudes religieuses et ta piété sont pour moi la plus belle chose de ta chère âme aimée, et la maison que j’ai achetée est adossée à la chapelle Saint-Nicolas, succursale de Saint-Philippe du Roule. Beaujon l’avait bâtie et il l’a donnée par testament à la paroisse, en se réservant une entrée en bas pour ses gens, et une magnifique tribune pour lui, où l’on se rend de plain-pied. Tu passeras de ta chambre à coucher dans ta tribune.

Voilà, mon ange, ce qui m’a fait acheter cette habitation ; elle est située entre un jardin et une jolie petite église. Ce droit est stipulé au contrat, c’est-à-dire que c’est la seule maison qui soit ainsi dans tout Paris. Voilà ce qui, pour moi, valait seul les cinquante mille francs. Et cette obéissance à ta piété m’arrache mon bonheur cet hiver. Puisque je te dis tout, je te dis aussi que la petite maison de Beaujon est dans un magnifique état de conservation ; il y a trois pièces qu’on n’établirait pas avec deux cent mille francs. La glacière se louera huit à neuf cents francs ; c’est une œuvre formidable et elle ne réagit pas le moins du monde sur la maison. Tu ne peux pas te figurer l’affaire que j’ai faite ! Mais je t’avoue que je n’ai jamais vu que la tribune et ton plaisir d’aller de tes appartements à ton église ; les autres découvertes sont venues après. Non, j’ai pleuré en lisant ta lettre, j’ai pleuré comme une Madeleine, non pas que je te croie fâchée de l’acquisition, ni désolée de me voir m’enfourner dans des dépenses insensées. Maintenant, je n’ai plus goût à rien. Et qui sait ce qui arrive en un an ? Toute cette ardeur d’arrangements, c’était nous. Pour moi, mon Dieu, Passy est très bon. La preuve, c’est que si tu persistes, j’y resterai jusqu’en 1847. J’arrangerai notre nid lentement.

Quant à Victor [Honoré], il existe, et, si tu le veux ainsi, nous le reconnaîtrons par l’acte de mariage. Mais donne-le moi que je lui prodigue mes soins et ma vie. Laisse-le s’épanouir sous mes regards, que je le couve comme tu l’auras porté. Je m’en ferai ainsi un peu la mère. Me voilà bien triste de joyeux que j’étais. Mais je vais me plonger dans le travail.


Passy, 5 octobre.

Tu as très bien fait, mon gros Evelin adoré, de prendre deux plats, un de Chine, un du Japon, car cela fera l’ornement d’une étagère pour la salle à manger. Cela se placera dans le haut, de chaque côté du tableau de Vendanges acheté chez Schawb à la Haye. En regard, l’autre étagère aura, deux autres plats : un Français [je l’ai] et un Saxe (qui est à trouver), et je ferai faire un tableau d’enfants moissonnant du blé en pendant. Je te remercie beaucoup de cette acquisition ; elle me permet de finir les deux seules choses qui manquaient à cette salle à manger que tu nommes royale en te moquant, sans savoir à quel point tu dis vrai.

Sais-tu que je vais posséder la fontaine que Bernard de Palissy a faite ou pour Henri II, ou pour Charles IX ? Elle vient du pillage d’Ecouen pendant la Révolution. Elle est tout[e] en émail de Bernard de Palissy ; tous les ornements en sont bleu foncé sur bleu tendre, et elle est couverte de fleurs de lys. Le fond est blanc-verdâtre. Il n’y a rien, dit-on, de comparable à ce morceau, ni au Louvre, ni à Cluny, enfin nulle part.

Avec la table que je commanderai, et le lustre, notre salle à manger est terminée. Je t’assure que peu de personnes, sans en excepter Rothschild, auront une salle à manger pareille. Celle de M. de Custine, si célèbre, ne sera rien, mais absolument rien [en comparaison].

J’ai pris l’engagement à la Presse d’avoir fini les Paysans, le 25 décembre. Ainsi, j’aurai un travail d’Hercule à accomplir en novembre et décembre. Mais aussi, dettes et maison, tout sera bien avancé vers la fin de décembre. Les Paysans ont produit une bien profonde impression et on en veut la fin. Il est impossible de tarder plus longtemps. D’ailleurs, en janvier et février, je finirai les Petits Bourgeois, et j’aurai accompli la tâche d’avoir payé tous mes créanciers par mes propres forces.

Tu ne saurais croire dans quelle nécessité [d’écrire] je suis, pour achever le [roman du] Constitutionnel. Hier je me suis levé à dix heures et demie du soir, et je viens de travailler de onze heures du soir à cinq heures du matin. Je me suis reposé en t’écrivant, et je vais aller jusqu’à neuf heures ! Je n’ai plus que dix jours pour faire quatorze chapitres de [la Cousine] Bette ! C’est effrayant.


H. DE BALZAC


  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1919 et 15 janvier 1920.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1919 et 15 janvier 1920.
  3. Nous avons retrouvé dans les papiers de Balzac la curieuse note autographe suivante, qui semble se rapporter aux mêmes impressions :
    Neuchâtel (en Suisse) : une lettre à la main ; — Genève : une clef ; — Vienne (Autriche) : un doigt sur les lèvres ; — [Saint]-Pétersbourg : un doigt faisant signe de venir ; — Dresde : appuyée sur une viole ; —Cannstadt : [appuyée] sur un fauteuil ; — Carlsruhe : tenant un sablier ; — Strasbourg : coiffée d’un bonnet phrygien ; — Passy : une main sur les yeux ; — Fontainebleau : tenant un flambeau ; — Orléans : une boule d’or ; — Bourges : appuyée sur une roue ; — Tours : tenant trois amandes ; — Blois : tenant une poire ; — Paris : cinq couronnes à la main ; — Rotterdam : une torche renversée ; — La Haye : un cornet du Japon ; Amiens : une coquille ; — Bruxelles : tenant six roses ; — Baden-Baden : couronnée de myosotis ; — Lyon : tenant une palme ; — Valence :…… — Toulon : — Naples…..
  4. Il s’agit ici d’Une instruction criminelle [Où mènent les mouvait chemins], Balzac ajouta encore, l’année suivante, un épilogue à ce dénouement de Splendeurs et misères des courtisanes : La dernière incarnation de Vautrin.
  5. Les Paysans.
  6. On sait que Balzac, avant de commencer un ouvrage en essayait plusieurs débuts différents. A partir de ce moment de sa vie, il enveloppa souvent ses lettres à Mme Hanska dans un de ces essais. Nous les transcrirons, à la suite des lettres, chaque fois que nous aurons retrouvé ces curieux morceaux condamnés par le grand romancier.
  7. A Mayence.
  8. A Rome, chez M. Adduci.
  9. Fanandel.