Lettres à l’étrangère - Nouvelle série/02

Lettres à l’étrangère - Nouvelle série
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 389-410).
LETTRES A L’ÉTRANGÈRE
NOUVELLE SÉRIE [1]


VI


A Madame Hanska, à Dresde.


(Passy, jeudi,) 6 mars 1845.

Ma bonne chérie minette, tu as donc lu de travers ce que je te disais uniquement que nous étions volés, qu’on te faisait payer l’affranchissement, et que je le payais aussi, ce qui constituait un danger et une dépense inutile.

Voilà douze ans, chère ange, que je t’écris, et jamais une lettre n’a passé par d’autres mains que les miennes, de ma table à la boite aux lettres. Ce n’est pas un reproche que je te fais. Je sais bien que tu ne peux pas, comme tu me le dis, mettre toi-même dans la boite la lettre, par vingt-deux degrés de froid, surtout quand tu es souffrante. Ce n’est que le Noré qui-se traîne de son lit, mourant, pour y aller, comme l’année dernière, quand j’avais la bile dans le sang et que j’étais depuis six semaines au lit, n’ayant bu que de l’eau. Mais ceux qui ont failli font plus que les gens irréprochables. Les lettres me font toujours trembler. Je n’affranchis pas les miennes, parce que la poste ayant intérêt à faire parvenir une lettre qui lui doit trois francs, en prend du souci, et je préférerais bien que tu n’affranchisses pas les tiennes, quand tu n’y es pas forcée. Voilà, madame. Et surtout, en voilà assez. Avoue que tu ne te doutais pas du danger de remettre à des mains étrangères tes précieuses lettres ; elles allaient de main en main !... En lisant ce détail, j’avais froid dans le dos, car on peut, et cela s’est vu, acheter des lettres, les lire et les envoyer tout de même.

Bébête, ton sonnet n’est pas un sonnet [2]. Un sonnet a ses lois, et c’est trois stances de même forme (que tu me transcris). Mais il est bien rassurant pour moi, car il annule tout ce que tu me dis de ta vieillesse anticipée. Mais je vais aller en juger par moi-même et, dans vingt jours d’ici, je serai à Dresde, car je n’y tiens plus. Je vais brocher les Paysans et aller, ne fût-ce que pour trois jours, voir ma chérie. Tu m’écriras de ne pas venir, je serai en route ! Je te le dirai d’ailleurs par un mot.

Il est trois heures du matin ; j’ai lu ta lettre d’hier, et je me suis forcé de faire, tels quels, les Paysans. Le 20 mars, si j’ai terminé, je prendrai une place à la malle, et j’irai en cinq jours comme une lettre.

J’ai lu l’affreusement bête tragédie de Canino, devant un auditoire choisi, à qui cela a dû paraître une mystification. Le sacrifice est fait. Il n’y a pas de lecteur possible là où il n’y a rien à lire, et j’ai lu des riens.

Chère minette, vous me donnez le conseil de payer mes dettes petit à petit.

Je vous assure que, depuis cinq ans bientôt, je les paie grand à grand, car, dans dix-huit mois, je ne devrai plus rien. Mais, tant que tu ne seras pas venue à Paris étudier les choses, ne juge pas les affaires de Paris. Si j’avais l’heureux hasard de rencontrer toute bâtie une maison dans les conditions voulues de notre habitation, je m’empresserais de l’acheter et je n’en ferais pas moins l’affaire de Monceaux, car, l’arpent que Pion m’a vendu soixante mille francs, en vaut aujourd’hui cent vingt mille, et en vaudra deux cent cinquante dans deux ans, et il n’y a pas de placement pareil.

La maison, 76, rue de Ponthieu, coûterait deux cent mille francs. Il y faudrait dépenser trente mille francs. Claret y est allé. Enfin, tu connais si peu Paris que tu crois Monceaux plus loin de Paris que la rue de Ponthieu, et tu es dans une erreur capitale. Car mon terrain, notre terrain, est en haut de la rue Miromesnil, qui, dans le mouvement actuel, sera dans quelque temps une autre Notre-Dame de Lorette.

Au surplus, je vois dans les affiches une maison vendue par autorité de justice, sur une mise à prix de trente mille francs, rue Fontaine-Saint-Georges, avec cour, jardin et dépendances, et je vais y envoyer Claret, Mme de B (rugnolle), et j’irai, si cela peut faire mon affaire, car j’avoue que j’aime mieux une maison de quarante mille francs qu’une de cent mille.

Je ne tiens qu’à deux choses : pas de bruit, entre cour et jardin, et l’exposition du midi. La rue Fontaine-Saint-Georges continue la rue Notre-Dame de Lorette ; il y a des gens qui ont fait des folies par là, et on y trouve des occasions uniques. Mais il faut l’argent à la main.

J’ai terminé aujourd’hui l’affaire des Petites misères de la vie conjugale illustrées, avec Chl (endowski). Il a racolé un compatriote, qui s’associe avec lui, car il faut quarante mille francs pour faire ces petites bêtises de livres-là. J’ai vraiment énormément à travailler.

Le louloup demande avec raison de S (a) M (ajesté) la reine louloupienne de ne plus parler : primo de la Chronique (de Paris) ; secundo des meubles florentins ; tertio des Jardies ; et, subsidiairement, de ne plus jamais mettre en accusation le nommé Noré, attendu que les meubles florentins ne coûtent plus que cinq cents francs, et qu’ils sont supérieurs à ceux qu’on serait forcé d’acheter, modernes, à ce prix, et qu’un homme comme le susnommé a le droit de mettre cinq cents francs à un caprice, et qu’en outre il attend pour les vendre l’effet de leur publication par le Musée des Familles et (par) l’Illustration ; attendu que les Jardies sont vendues et que le prix d’icelles sera employé de manière à couvrir toutes les pertes essuyées ; attendu que la Chronique (de Paris) devait succomber par l’invention des journaux à quarante francs, qui balayaient, en paraissant tous les jours, un journal de soixante francs, paraissant deux fois par semaine, et qu’il ne faut pas dire à un homme (sa femme surtout), à qui une tuile tombe sur la tête : « Pourquoi es-tu sorti ? » quand il sortait pour la plus grande gloire de la maison ; attendu enfin que voici cinq ans que nous remâchons ces malheurs et que les louloups ne sont pas des animaux ruminants, et que S (a) M (ajesté) pourrait être pleine de confusion si les meubles florentins étaient achetés à leur valeur ; attendu enfin que tout ceci est profondément inconstitu-ti-o-nnel ; attendu enfin que V (otre) M(ajesté) très peu chrétienne, et très peu raisonnante, me conseille de faire fortune en ne dépensant pas mes revenus, et que cette observation pèche par sa base, puisque l’impétrant empêtré n’a pas une obole de revenus, n’a pas deux liards devant lui, est prolétaire, et, de plus, doit encore quatre-vingt mille francs au moins. Si S (a) M (ajesté) a joué le lansquenet avec cinquante-deux cartes, elle a joué avec cinquante-deux assassins, car pour rendre les chances supportables, les spirituels Parisiens mêlent six jeux de cartes, et le lansquenet est le jeu le plus raisonnable, en ce sens qu’il laisse la liberté de jouer ou de ne pas jouer, tandis que la bouillotte, par exemple, ne laisse pas d’alternative, pas plus que le whist.

Tu n’as aucune idée ni de ma prudence, ni de mon coup d’œil. Hélas ! c’est surtout dans le domaine moral de l’argent qu’on ne prête qu’aux riches ! Un pauvre poète, assez courageux pour vivre à Passy depuis cinq ans, de n’y dépenser que cinq mille francs par an, et d’y payer deux cent trente mille francs de dettes, n’a-t-il pas, chère ange, le droit de plaisanter un petit, quand tu lui parles d’économie, comme une mère à son moutard ? Tu n’es la femme de Mahomet que du côté littéraire ; mais, en fait de finance, tu ne me caches pas tes terreurs, tu annules ma raison, à l’endroit de la caisse.

Voilà bien la dixième fois que je dis ces paroles, à propos des mêmes observations sur les mêmes faits. Aussi me proposai-je de reparaître devant ma Souveraine avec la même garde-robe de (Saint) P (étersbourg), et, pour lui donner confiance en moi, je lui dirai que quatre de mes belles cravates ont été gardées (là-bas) par la blanchisseuse polonaise, et remplacées par des cravates de mousseline en loques et marquées bizarrement. Mais elle aura voulu faire des reliques des miennes, ou les donner à des admirateurs de mon cou athlétique, et je lui pardonne.

Le soussigné espère que S (a) M (ajesté) louloupienne adhérera aux conclusions qu’il a prises dans l’intérêt de ses plaisirs, car c’est donner aux affaires dans nos lettres, plus d’étendue qu’elles n’en doivent avoir. Enfin, il ose espérer que S (a) M (ajesté) prendra cette plaisanterie pour ce qu’elle vaut, et qu’elle aura souri. Conclusion : je n’ai plus parlé de Monceaux ; parce que c’est une affaire excellente et terminée, je l’espère. Plon ne peut réaliser qu’en payant L (ouis-)Philippe.

Ma linette aimée, tu ne m’as rien dit de toi ni de moi dans ta lettre ; tu ne réponds pas à la mienne, et j’ai de telles inquiétudes, que si je n’avais pas les Paysans à donner à la Presse, je serais parti incontinent. Nous avons un hiver bizarre ; le froid vient de reprendre avec une intensité inattendue, et je crois qu’il durera tout mars. Aussi ne pourras-tu quitter Dresde qu’en avril avec sécurité. Je pense à la Stadt-Rom depuis dix jours ; je vois l’hôtel (de Saxe) et la place, le petit dôme de l’église, le marché... Ah ! comme j’y voudrais être !

Si l’affaire de la maison rue Fontaine-Saint-Georges était approuvée par Gavault et Claret, chacun dans leur spécialité, et qu’elle convînt comme habitation, mon acquéreur (des Jardies) ne me donnant que dix mille francs comptant et remettant les dix-huit mille autres à payer après l’accomplissement des formalités, peut-être faudrait-il que tu envoyasses tes métalliques, et je ne sais pas comment, mais il y aura toujours le temps de se retourner. En quinze jours, je ferai bien dix mille francs en travaillant.

D’ici la fin de cette semaine, nous aurons visité la maison et tu auras de moi une lettre, à quatre jours de celle-ci, pour te dire ce qui en est, car c’est quelque chose d’important que de restreindre son loyer de quatre mille à deux mille francs à Paris. Je suppose que sur une mise à prix de trente mille francs, il y ait une enchère du tiers, ce qui fait quarante mille francs, et aujourd’hui on n’a que quinze cents francs de rente avec quarante-deux mille cinq cents francs (de capital), et il y a bien cinq cents francs de portier, d’impôt et de réparations annuelles, ce qui fait les deux mille francs. Or, deux mille francs de loyer, ce n’est rien à Paris. On n’a presque rien pour ce prix, en appartements.

Voilà beaucoup parler d’affaires, et j’en parle encore en t’annonçant que l’édition de la Comédie humaine sera vraisemblablement achevée d’imprimer en avril, si Messieurs les imprimeurs veulent faire un effort. Cela fera dix-sept volumes.

La deuxième édition en aura sans doute vingt-quatre, et si c’est un succès, si les libraires la tiraient à six mille exemplaires, je deviendrais non pas riche, mais j’aurais la pâtée et la niche, le nécessaire. J’ai beaucoup gagné auprès des gens sérieux ; on commence à comprendre que je suis beaucoup plus historien que romancier. Enfin, on ne (me) conteste plus, et c’est alarmant. Il faut que l’on crie après moi pendant dix ans encore.

Adieu, mon bonheur chéri, ou plutôt, à bientôt, car je vais me mettre en mesure d’aller voir les rives de l’Elbe. Il est indécent que tu restes là trois mois sans que j’y vienne, quand je suis allé à (Saint-)P (étersbourg). C’est insultant pour nous deux, et je suis dans un mortel chagrin d’avoir à écrire (en ce moment) autant de lignes qu’il y a de pas entre nous.

Mais si tu me vois le 25 ou le 30 de ce mois, tu peux me regarder avec admiration : j’aurai fait un terrible tour de force. Maintenant, ma décision est prise, et je vais travailler avec une (ardeur) extrême, et Dieu veuille que le bonheur (de l’exécution) soit égal à la volonté !

Le jour me surprend à t’écrire, et j’aurais dû faire le traité des Petites Misères (de la vie conjugale). Allons, chère vie de mon âme et principe de tous mes efforts, il faut te quitter pour toi-même et travailler comme jamais, afin de ne plus tarder. Eh ! si j’avais su, je pouvais encore partir le 1er février et être de retour ici le 1er mars, t’ayant (vue) pendant quinze jours. Je t’écoute trop ! Maintenant, je broche mon ouvrage et je pars, ne fût-ce que pour te voir me prier de repartir. Je t’aurai vue. Après tout, l’imprudence de (Saint-)P (étersbourg) n’a pas été grande et ne t’a fait aucun tort.

Allons, ma minette, mon minou chéri, mille caresses et mille tendresses. Adieu, pense à moi, mais écris-moi plus en détail que tu ne le fais, et tous les jours. Tu as tout ton temps. Tu n’as pas de Paysans à écrire. Tu peux me réjouir de ton écriture, de ta chère pensée, beaucoup plus que moi, et c’est moi qui écris les plus longues lettres et le plus souvent.

Voilà le grief sérieux de cette lettre, et ce qui me confond quand je soupèse tes lettres. Oh ! chère ange, si tu savais ce que sont tes douceurs pour un pauvre homme, qui travaille plus quand il ne travaille pas que quand il travaille, qui ne vit que par son Eve et qui ne songe qu’à elle ! Je t’en supplie, si tu m’aimes, écris-moi plus souvent, n’affranchis pas, et aime-moi encore plus, ou, si tu veux, dis-le moi davantage. Je t’envoie bien des impatiences dans mes tendresses et bien des baisers donnés au vent depuis des jours. Ils pourraient dégeler la Saxe en y arrivant.

Ma minette, soigne-toi surtout.


VII


A Madame Hanska, hôtel de Saxe, à Dresde.


Passy, 20 mars (1845).

J’ai reçu hier, chère, votre dernière lettre où vous me marquez une sorte d’effroi de me voir venir là où vous êtes, comme s’il y avait eu, à (Saint-) P (étersbourg), moins de dangers semblables à ceux dont vous parlez. Pourquoi cette lettre m’a fait tant de mal ? Je ne saurais le dire. Elle vient après trois autres où je vous vois prise par la société, par le monde, embarrassée à cause de gens que vous n’avez jamais vus. Vous m’écrivez poussée par une sorte de nécessité, vous me pariez une heure en huit jours, et je ne vois plus clair ni dans votre pensée, ni dans votre cœur. Je suis resté comme foudroyé.

Vous m’y laissez dans l’inquiétude de savoir si toutes mes lettres vous sont parvenues, en ne m’y répondant pas, en (ne) me disant pas quelle vous avez reçue, et vous me faites apercevoir comme un persécuteur et une persécution.

En m’écrivant tous les jours, ou peu s’en faut, à P (étersbourg) et à W (ierzchownia) vous me mettiez dans votre cœur. Enfin, il y a quelque chose qui m’oppresse.

Vous ne voulez pas de moi à D (resde) à cause d’une espèce d’hostilité qu’il y a contre moi. Hélas ! Je la trouve partout. Mais vous serez obéie, et je n’irai pas. L’état moral dans lequel je vis depuis trois mois a produit l’inertie la plus complète dans mon cerveau ; le cœur a tué l’intelligence ou son jeu ; je n’ai pas une ligne d’écrite sur les Paysans et il faut absolument les reprendre (dans la Presse), le 10 avril. Un désir de toi m’aurait fait envoyer promener tous les journaux ensemble et tous les publics et la gloire. Mais peut-être vais-je me mettre à travailler, puisque tu ne me veux pas.

Voici bientôt trois mois que tu es à D (resde). Tu aurais pu te partager entre ton pauvre souffrant de Passy, ne donner que peu au monde. Je viens de relire toutes tes lettres de D (resde), et il n’y en a pas une seule où tu ne sois obligée de ne me donner qu’un instant. Je ne te reproche pas d’y être restée. Il eût été insensé de voyager par cet hiver, qui a mis de la neige jusqu’en France, à rendre les chemins impraticables. Mais, qui t’empêchait d’être une heure avec moi tous les jours ? Cette pensée a fait de grands ravages chez moi. Je suis resté sept heures dans une tristesse de suicide, car ta lettre était une sorte de coup de grâce, et j’ai bien vu que tu ne sais pas ce que tu es pour moi, ni combien je. t’aime, ni... Enfin, ces récriminations d’une jalousie qui ne s’attaque qu’à l’âme et à son exhalation, pour ainsi dire, en amènent, chez toi, qui s’attaquent à des faits. Je me tais (donc), et je vais me mettre à l’ouvrage, afin d’être à F (rancfort) quelques heures après avoir reçu la lettre où tu me diras de venir.

Les journaux t’auront appris la fin de Dujarier. Je m’étais lié avec ce garçon depuis trois mois ; il m’avait chargé de le marier, et Mme de Bocarmé ne demandait pas mieux que de lui donner sa fille.

Mais, à l’entrevue, elle le trouva poitrinaire, ce qui était, et n’en voulut plus. Il avait chargé un de ses amis de le marier, comme il m’en avait chargé aussi, et, le jour de sa mort, il devait arrêter le contrat. Il s’est conduit plus en gentilhomme qu’en parvenu, car la veille du duel il est allé passer la soirée chez (Alexandre) Dumas. Il fut gai, et, à onze heures, il le prit à part en s’en allant et lui dit : « qu’à raison de leur mort respective le traité devant être nul, relativement à l’exploitation de ses œuvres, il ne voulait pas qu’il fût dans l’embarras jusqu’à ce qu’il eût trouvé un éditeur, qu’il se battait (le lende)main, qu’il pouvait être tué, » et il lui donna trois billets de mille francs.

(Là-dessus), il est rentré écrire son testament.

Cette nouvelle m’a fait mal ; j’avais joué et diné avec lui dix jours auparavant, le jour même où il avait eu Lola Montés. Mme Gay lui dit à ce diner qu’il avait un abattement indiscret. Lola Montés n’était pour rien dans le duel, sans motif sérieux, et dont l’histoire est trop ténébreuse pour être écrite. Je vous la raconterai. Il était aimé à la Presse, où Girardin est haï. Ce fatal événement a été la cause d’une affluence excessive à son convoi, et l’église a été la cause d’un redoublement (d’empressement). L’archevêque a refusé de recevoir le mort à l’église. Il a dit avec justesse que le cas était trop public, que les témoins s’étaient enfuis, qu’il était mort sur le coup, et que personne n’était venu faire le pieux mensonge de dire qu’il avait demandé un prêtre, qu’on n’avait pas même eu la pensée d’en aller chercher un, et que tout Paris savait qu’il était sorti des bras de Lola pour aller (se battre) au Bois de Boulogne.

J’ai cru devoir me montrer à son enterrement : j’ai trouvé (là) mille amis ! Méry, qui est très frileux, et qui devait porter un des cordons du poêle, est resté dans sa voiture. On m’a prié de le remplacer, et, dans ces circonstances, en présence de ce corps et de l’église fermée, il a fallu marcher, tête nue, de la rue Laffitte au cimetière Montmartre, au milieu d’une foule pressée, comme celle d’un bal de l’Opéra.

La danseuse espagnole, en voyant rentrer les pieds en avant ce garçon qu’elle attendait avec assez d’anxiété, a été renversée. Elle a été emportée évanouie.

Aussitôt que j’aurai fini les Paysans, j’aurai besoin d’un long repos, d’un repos absolu d’au moins six mois. J’ai les nerfs dans un état pitoyable. L’abus du café me fait remuer tous les nerfs des yeux ; je me sens épuisé. Cette longue attente du cœur, du bonheur, d’une vie rêvée, m’a plus détruit que je ne le croyais. Je ne vois rien de décidé dans ta pensée pour nous ; il y a dans ta volonté bien des choses flottantes, et cela s’accorde avec les paroles de doute de (Mademoiselle) Borel. Je suis agité, dans le principe même de ma vie, à en mourir. Cette incertitude plane sur toutes choses. Aussi n’y a-t-il qu’un mot pour rendre ma situation : Je me consume.

Je te pardonne tous les maux qu’il y a dans cette phrase, car ils viennent plus des choses que de toi-même, et peut-être de mon cœur qui, lui aussi, a de l’imagination.

Une profonde mélancolie est entrée dans mon âme, apportée par cette dernière lettre où il n’y a que deux mots de tendresse, rien de ta vie, et écrite à la hâte.

Quand je t’écris, je t’écris en me levant à deux heures du matin, dans le silence et la nuit, dans le recueillement. Je ne demande pas cela ; mais voici bien des fois que je te demande de me donner un quart d’heure tous les jours. Enfin, tu es l’aimée et tu le sais bien, quoi que tu dises. Tu sais bien que, nous ne devrions plus nous revoir, tu agiterais ma vie jusqu’à mon dernier soupir, que tu serais l’étoffe même de mes pensées. Tu te sais aimée absolument !

Si tu es le 15 avril à F (rancfort), il est inutile que je t’envoie le paquet de livres à Dresde. Si tu n’as pas le temps de m’écrire, tu ne dois pas avoir celui de lire, et d’ici là, d’ailleurs, la Comédie Humaine sera achevée, comme impression.

Allons, je vais me mettre aux Paysans ; il le faut, dussé-je y dire des sottises, et je vais travailler aujourd’hui, Jeudi-Saint.

Je t’envoie une petite branche de buis bénit dans la petite église de Passy ; cela te fera sans doute plaisir. J’en mets tous les ans une branche à ton portrait, et une branche dans mes manuscrits.

Je t’aime bien, ma chère louloup, et avec trop de naïveté peut-être. A bientôt ; car maintenant vingt-cinq jours ou trente, ce n’est presque rien, surtout quand ils vont être remplis par le travail.

Dans la petite lettre, qui a précédé celle que je viens de recevoir de quelques jours, tu me dis d’entrer à l’Académie, et dans tes lettres de (Saint-) P (étersbourg) et de W (ierzchownia), quand je te disais qu’il fallait que j’eusse une maison et une certaine apparence pour entrer à l’Académie, tu me disais d’attendre deux ou trois ans, et tu me dis aujourd’hui qu’on t’a fait souffrir de ce que je n’en étais pas. Je sais tes lettres par cœur, mon cher petit loup bien-aimé.

Je ne veux pas finir par des gronderies à la Géronte, et je t’avoue que, quand je regarde ton portrait, je me dis : « Tout lui est permis. Sa logique, c’est la beauté, comme son amour est mon bonheur. » Il ne faut jamais discuter ce qu’on aime. Mille caresses au minou chéri.

Allons, adieu ; aime-moi bien.


VIII


A Madame Hanska, Hôtel de Saxe à Dresde.


(Passy), 24 avril (1845).

Mon chéri louloup, la nécessité de me faire envoyer mes épreuves m’a fait perdre en démarches quatre grands jours. Cette petite chose a nécessité des travaux comme pour réunir la Belgique à la France, et il en résulte que les deux seuls pays d’où je puisse travailler, c’est ou Francfort ou Berlin. Mes places sont retenues à Francfort et ici ; je pars demain, et je ne sais pas si tu ne me verras pas avant cette lettre. On attache du prix à ce qui est avant la lettre, mais j’aimerais mieux que tu fusses, prévenue. Je t’écris à la hâte, au milieu des paquets et des préparatifs.

Mais à cause de ta sœur, je t’écris une lettre que tu peux laisser voir.

Je ne te dis rien, qu’un mot que je te dirai cent mille fois dans un regard d’ici à cinq jours ; c’est : je t’aime comme un fou ! [3].

HONORÉ, dit NORÉ.


IX


A Madame Hanska, poste restante à Francfort.


(Passy, 31 août-3 septembre 1845)

Dimanche 31 août.

Mon Eve chérie, ainsi que je l’avais présumé, la route était libre par Lille, et après notre adieu, si triste pour moi, quoique momentané, j’ai trouvé place dans le coupé de la diligence pour Paris.

Ma chère âme, je suis si fatigué, et hier je l’étais tant au moral et au physique, qu’après avoir pris langue, je suis venu me coucher à Passy, car il y avait vingt-quatre heures que je n’avais fermé les yeux. Cette séparation est un événement pour mon cœur. Je n’avais jamais si bien vécu cœur à cœur avec mon Évelette ; j’étais déchiré dans toutes les bonnes accoutumances de la vie, dans toutes les joies inattendues qui naissaient pour moi. Je souffrais de cette renaissance interrompue de ma jeunesse, d’une conjugalité inespérée, adorable, qui surpasse mes souhaits. Je ne sais si je dois te dire des choses si cruelles, mais sans le ressort des obligations, des affaires, des manuscrits à composer et immédiatement, je crois que j’allais m’affaisser comme un ballon piqué.

Passer de la contrée aimée, où j’étais comme dans la riche nature des Tropiques, au Groenland, c’est une si affreuse transition que les ennuis que je viens de trouver (ici) et ceux de la gouvernante ne me font pas l’effet d’une mouche qui bourdonne. Tout m’est indifférent ici de ce qui ne vous concerne pas, pour ne pas dire odieux, et c’est à un tel point qu’hier, accablé de fatigue, barbe de huit jours, poussière de vingt-deux heures de route, linge sale, costume de voyage, je suis allé chez Froment Meurice, avant de venir ici ; m’occuper de toi, de ton Anna, m’a paru le comble du bonheur, et j’ai eu quelques larmes (aux yeux) en arrivant rue Lobau, ta dernière étape, ton dernier plaisir !

Froment (Meurice) est acquitté de tout blâme. Eugène Sue a voulu donner un grand dîner sans doute pour célébrer la fin de ce roman d’épicier qui s’appelle le Juif-Errant, et il a voulu son (service d’)argenterie à heure fixe. Froment est arrivé pour le mettre sur la table, une heure auparavant le diner ; mais il a gagné la fièvre à ce travail forcé. Il est resté au lit ; il a dessiné au lit. Mais, malgré son désir, la divine broche et les boucles d’oreilles à deux fins n’étaient au contrôle que du matin même, et elles n((‘)e(n) doivent revenir que demain. Ah ! louloup, revoir la place de la Concorde, ces endroits aimés, la route que je ne faisais pas seul, la faire avec des souvenirs, non, c’est un supplice que je ne connaissais pas !

Mille souvenirs et mille vœux d’amour, mon minou adoré, ma chère compagne adorable, aimée, regrettée à toute heure.


X


Lundi, 1er septembre.

Je suis rentré hier pour dîner. Ce matin, j’ai eu la force de me lever à trois heures du matin, de ne pas prendre de café. Mais, pour me tenir éveillé, (pour reprendre) mes habitudes, j’invente, mon louloup, de t’écrire, et alors je suis, comme à Anvers, les yeux comme deux charbons, malgré les fatigues.

Je suis consterné. Pas de maison possible à Paris ; autour de Monceaux, pas d’appartements. Tout est d’une affreuse cherté, peu de choix. Les rues entre Monceaux et le chemin de fer se sont meublées de maisons depuis quatre mois, et tout est loué à mesure que les bâtisses (se) finissent. Ce matin, pendant que j’irai chez Rothschild, chez Froment (Meurice), à la Douane, chez Gavault, etc. « et il faut auparavant corriger cinq feuilles de la Comédie humaine qui sont là) la gouv (ernante) ira battre Passy et voir la maison de la route du Ranelag (h) avec ordre de louer à tout prix.

Me voici fouetté par mille difficultés, car Chl (endowski) est furieux et parle procès. Sa femme est venue hier pendant mon diner. On lui a promis les Petites misères (de la vie conjugale) pour mercredi. Elle s’est en allée joyeuse. Maintenant, ange chéri, tu sais ce que c’est (ici) que des courses à faire, et cinq feuilles (de la Comédie humaine à corriger. J’ai là une journée laborieuse.

Adieu pour aujourd’hui, minette adorée.


XI


Mercredi 3 septembre.

Je fais des efforts inouïs pour réhabituer mon corps à mon lever et à mon coucher, mais, surtout, à rester à une table, à écrire dix ou douze heures, après cette vie errante et animée, oisive et curieuse, voyageuse et amoureuse, que je viens de mener pendant quatre mois. C’est affreux, c’est un supplice ! Oh ! que l’œuvre d’être libre, de ne rien devoir, donne de force ! Oh ! que le désir de revoir une Eve donne de puissance !

Je viens de revoir encore ton cher minois de Vienne, et de corriger les cinq feuilles (de la Comédie humaine) une deuxième fois. Oh ! tu es bien belle, et le souvenir de nos deux mois te rend irregardable ! J’ai trop d’émotions.

J’attends ce matin Chlendowski, et je n’ai pas encore une ligne d’écrite (pour lui). Mon Dieu, quitter ce cabinet plein de toi, y écrire pendant quarante-cinq jours !

Méry a raison ; il y a dans l’amour vrai des supplices auxquels les romanciers, ces historiens du cœur, n’ont pas pensé. Ah ! ! louloup, je croyais savoir combien je t’aime ; j’essayais de te le dire. Mais il fallait deux mois de bonheur, et me trouver (après) à cent lieues de toi, pour mesurer la profondeur du mal dans mon cœur, et savoir tout ce que tu es pour moi ! Je respire avec douleur, voilà ce que je puis dire.

Le bruit court que je suis marié avec une princesse russe, qui a des millions de rente. Excusez du peu.

Le Charivari a fait un article, fort serviable par sa bêtise et sa drôlerie, où l’on me représente avec douze princesses russes et allemandes. Voilà l’état des cancans.

Fontenay a diné chez Mme (de) Girardin. Il a dit m’avoir vu, sans te nommer, en Wictenberg, et Mme (de) Girardin m’ayant demandé si c’était le nom de la voyageuse, je lui ai dit : « Si vous m’aimez, madame, au nom de Dieu, que mes amis De Wurtemberg ne sachent pas que j’ai voyagé avec des Allemandes ou des Espagnoles, et ne dites rien à M. de Fontenay. » Ma vivacité l’a trompée. Je ne crois pas à une indiscrétion de F (ontenay) sur nous, car rarement un Français croit au succès d’un autre Français. D’ailleurs, mon retour et mes travaux vont faire évanouir tous ces bruits qui sont, dans Paris, ce qu’est un individu dans la foule. (Eugène) Guinot aurait, m’a-t-on dit, appris à Baden, d’un Polonais, la nouvelle de mon mariage avec une riche princesse russe.

Pardonne-moi, chère Evelinette, le décousu de ma lettre ; c’est écrit à bâtons rompus. Je ne suis pas encore allé chez Plon. La Comédie humaine sera finie dans ce mois-ci.

Ce sera, mon ange, un grand fardeau de moins sur mes épaules. Demain Dutacq et Gavault viennent, et, tous les jours, j’aurai, jusqu’à ce que j’aie traité de mes travaux et d’une maison, des conférences et des courses.

Mais ma promesse est encore plus sacrée pour la femme que pour la maîtresse, et je t’écrirai tous les jours, dussent nos intérêts en souffrir. Faisons souffrir les intérêts, jamais le cœur !

Adieu, à demain, puisque je ne te laisserai jamais un joui sans une pige, et toi de même. Ah ! je prévois une demande de mon loup. Pourquoi es-tu allé chez iM"‘de Girardin, sitôt, etc. ? J’y suis allé, belle dame, pour placer là, à la Presse, deux Petites misères (de la vie conjugale) inédites, et (je) l’ai vue parce que Girardin est absent. Enfin, j’oublie encore de te dire que tu ne peux pas avoir ton bracelet pompadour parce qu’il est vendu, que la personne ne le cède pas, et que le double n’a pas été fait. Comme j’entends que ma femme ait un bracelet de moi, et qui représente nos villes, je n’ai pas insisté. Les dessins (des pièces du nécessaire) de la toilette (d’Anna) seront faits en grand, et je les apporterai à Dresde. (A mon retour ici), on exécutera le tout pour le mois d’avril, et je l’apporterai (ensuite, à mon premier voyage).

Ma première lettre partira dimanche, selon nos conventions. Dieu veuille que tous nos traités soient terminés et que j’aie une maison. Si je n’ai pas la grande de Passy, je suis décidé à mettre deux mille francs à une maison seule, qui donne sur le parc Monceaux. Elle est horrible, incommode ; mais seule, avec un jardin et à Paris. J’y arrangerai deux pièces : ma bibliothèque et ma chambre, et tout le reste sera à l’état de garde-meuble. Voilà ma résolution du moment.

Alors, adieu, ange aimé, qu’on ne peut pas plus quitter en personne qu’en souvenir, et la plume à la main. Tu sais maintenant que je n’ai jamais aimé que toi, depuis que je vis, aimé de ce triple amour qui comprend le cœur, la tête et les sens, le passé, le présent, l’avenir ! Tu sauras bientôt que je n’aimerai jamais que toi. Mon cœur est dans ton cœur. Je te suis des yeux dans l’espace, me demandant où tu es, si tu es sur le Rhin, sur le chemin de fer rhénan, badois ? Ma pensée est tout à fait incomplète ; elle est forcée d’être toujours à toi, par mon cœur, quand mon esprit a besoin de toute ma pensée.

Oh ! l’on ne devrait pas avoir à travailler de la littérature quand on est si heureux, et, à la fois, si malheureux !

Adieu.


XII

Samedi 6 (septembre) à cinq heures du matin.

Il n’y a rien de fait encore, mais je vais voir le propriétaire ce matin, et j’aurai terminé. Je suis décidé. Je ferai encore une fois un bail au nom de la gouvernante, et je le ferai enregistrer pour qu’il soit valable. Et puis, à une date postérieure, je ferai, par devant notaire, un bail à mon nom, où celui de la gouv (ernante) sera annulé. Je ferai le bail chez mon ami Outrebon, le notaire, en secret, et ce sera à moi que la promesse de vente sera faite. Si quelque créancier me cherche chicane, j’opposerai le bail de la gouv (ernante), et comme moi seul et le propriétaire connaîtrons l’existence du deuxième bail, on ne pourra pas nous contredire. Cette précaution est extrêmement nécessaire.

J’ai des nouvelles de M. Fessart. Tous nos créanciers disent : « M. de Balzac est un très honnête homme ; et travaille tant et mène une vie si sage qu’il deviendra riche d’ici à deux ou trois ans. Nous avons attendu ; nous attendrons. » C’est flatteur, mais c’est gros de procès et d’argent à donner. Mais la nécessité les ramènera, un à un.

Dans ce moment, il faut me loger absolument, et il me faut travailler avec une excessive ardeur. Or, la maison de la rue Franklin me loge sans frais, chèrement, il est vrai ; mais elle m’ôte tous soucis. Du 1er au 10 octobre, j’aurai fait mon déménagement.

Puis, le propriétaire s’engage à me la vendre, pendant un an, à un prix de cent mille francs, sans que je suis tenu de la prendre. J’ai donc la liberté d’acheter ou de ne pas acheter. C’est la sagesse même, n’est-ce pas ?

Quelque sinistre que soit pour moi la gouvernante, quelque affreuse qu’en soit la vue, elle seule peut être mon prête-nom ; elle a la plus exacte probité. D’ailleurs, le second bail évite tous les inconvénients des contre-lettres, et met fin à l’ennui d’être sous son nom et à cette apparence (que cela lui donne) de maîtresse de maison.

J’ai bien des ennuis ; mais elle ira jusqu’au mois de janvier, je le vois, et, vers cette époque, le jour où je serai propriétaire, elle ne restera pas dans notre maison ; je le vois à ses discours, elle a pris son parti. Je n’achèterai qu’après six mois d’habitation, car il faut bien connaître la propriété.

D’ailleurs, il y a des dépenses folles de faites par ces heureux bourgeois, au temps de leur bonheur. Des conduits en plomb partout, pour avoir l’eau de la Seine partout, en sorte que l’on a des jets d’eau. Cela a coûté cinq à six mille francs. Puis, comme ils étaient sur le roc, ils l’ont fait creuser, et ils ont acheté la terre d’un arpent de jardin, et ils l’ont transportée sur leur terrain. Cela a coûté dix mille francs. La maison a dû coûter, à cette hauteur, en 1805, plus de cent mille francs. Enfin, il est certain que cela est revenu à plus de deux cent mille francs. Ce matin, je vais donc terminer, comme je te le dis, et, à Dresde, nous déciderons si j’achète, ou si je n’achète pas, si je loue pour quatre ans, ou si je ne loue pas. A moins que tu ne me donnes par un mot un absolu pouvoir, je resterai dans ces conditions. Je puis te répondre que c’est aussi beau, comme vue, que le paysage de Tours.

Hier, j’ai vu Furne. Toute la Comédie Humaine sera finie en octobre. Il est très content. Il va exploiter cela. Tout le monde lui dit qu’il n’y a encore que moi dont on puisse dire avec assurance, dans cette époque, que je serai dans les classiques !

J’ai vu Plon ; le Roi recule à mesure qu’il avance. Le Roi veut maintenant ses treize cent mille francs.

Je ne sais vraiment pas si cette affaire se fera. Je serai toujours d’avis d’y mettre une somme pour l’avenir. C’est le placement le meilleur et le plus sûr ; mais, si l’affaire Franklin a lieu, je ne lui demanderai plus que deux arpents, pour cent trente mille francs ; c’est tout ce que nous pouvons nous permettre. Et encore, cent mille francs (à) payer en décembre 1846, et trente mille francs seulement en achetant, n’est-ce pas ? Réponds-moi bien sur tout cela, mon louloup. Je fermerai ma lettre demain et te dirai tout ce qui se sera fait pour (la rue) Franklin et les journaux. Hier, je suis allé à la poste à quatre heures, et pas de lettre ! Où donc as-tu mis la lettre à la poste, mardi ?... Hier au soir, j’ai dormi à sept heures. Je suis à peu près sûr de retrouver mes heures de travail, de manger, de me coucher, et, si les difficultés du logis sont résolues, j’aurai de la tranquillité dans l’âme, car la maison est à ma disposition, et je puis faire le déménagement à mon aise, et tout en travaillant ici jusqu’au dernier moment.

Je me mets ce matin à écrire de Petites Misères (de la vie Conjugale.) A ce soir ou demain. Mille tendresses à mon Eveiln (e), mille caresses au minou, mille baisers à mon loup... J’ai bien des regrets à toute heure. Hier, en passant rue du Mail, François m’a salué dans un cabriolet. Je suis devenu pâle. Le cocher a cru je ne sais quoi. Enfin, je vis d’espérance et je me dis que dans les moindres choses que je fais, il s’agit de nous !


XIII


Dimanche 7 septembre, quatre heures et demie.

Je me lève. Je t’embrasse (en effigie) avec délices. J’ai eu hier au soir ta lettre. Figure toi, mon Evelette, que j’ai eu du malheur. Ta lettre qui a reçu un paie d’encre, s’est collée à une autre, et il y a eu un retard, constaté par la poste sur l’enveloppe. La directrice (du bureau) qui, depuis deux jours, voyait mon anxiété, m’a crié : « Monsieur, il y a une lettre, » en me voyant, et m’a fait voir la chose (avec une joie quasi-personnelle) ! Et quelle lettre ! Je l’ai lue en allant tout doucement par des endroits solitaires. Ah ! être aimé ainsi, c’est à ne plus écrire une ligne, et (à) rester couché aux pieds de son Eve !... Enfin, j’ai dormi ! Je dois te l’avouer, voici deux jours que je n’ai pas pris de sommeil, tant ce retard m’inquiétait. Mon Eve, songe que si je n’ai plus quarante feuilles (de la Comédie Humaine) à faire, j’en ai toujours dix-neuf. Tu vois qu’au lieu d’écrire les manuscrits (pour) Chl(endowski) je t’écris à toi. Je t’écrirais toute la journée. Hélas ! Je t’aime comme un fou, je voudrais être près de toi ! .le n’ai pas encore une ligne d’écrite ! En me levant, je viens de relire ta lettre, et je l’ai lue les larmes dans les yeux. Tout ce que je t’ai écrit doit te prouver que ce que tu regardes comme au-dessus de l’homme et l’apanage de la femme, est le fait de ma vie ; je ne pense qu’à toi et à toute heure !

Il y a de trop bonnes nouvelles pour que je ne m’interrompe (sur ce sujet), et ne te les dise pas à l’instant. J’ai soupçonné chez la gouv (ernante) un intérêt à me renvoyer d’ici, et j’ai voulu sonder les Grandemain. J’ai dit au marchand de bric à brac de Passy, qui est leur ami, que j’étais chassé de chez eux, qu’ils faisaient des bêtises, qu’on ne renvoyait pas un bon locataire, etc., etc. Comme cet homme est sur la route de la poste, et que j’allais à la poste deux fois par jour (mon ange, ce chemin est pavé d’inquiétudes, de joies, de mélancolie et de bonheur !), je pouvais causer avec lui. Je lui avais dit cela hier matin, et, à cinq heures, en allant chercher ta lettre pour la deuxième fois. Fontaine (le marchand) me dit : « Je vous ai dit ce matin que Mme Grandemain voulait bien vous garder ; mais quand elle a su que je vous l’avais dit, elle est déjà venue encore savoir pourquoi vous ne lui avez pas parlé. » Donc, j’ai deviné que j’étais sûr de rester ici, malgré l’assurance que la gouvernante me donnait du contraire. Je suis alors entré chez Mme Grandemain, et je suis convenu avec elle de rester dix-huit mois, à hait cents par an, avec une loge de portier à moi et une remise, en plus, et de pouvoir m’en aller à tout moment, en lui donnant un terme.

Si j’étais allé dans la maison tant désirée, il aurait fallu payer un loyer de huit cents francs au moins, si je l’achète, et de deux mille francs par an, si je ne l’achetais point. J’économise donc, et ma peine, et mon déménagement, et de l’argent. Ceci te rendra triplement heureuse, n’est-ce pas, ma ménagère ? Enfin, j’ai découvert que la gouvernante et Mme Grandemain ne se saluent plus, et, quand j’ai interrogé la gouvernante, elle m’a dit que Mme Grandemain, par des cancans au sujet du séjour de ces dames, l’avait mise dans le cas de lui répondre que j’étais libre, qu’elle l’était aussi. Enfin, le renversement total de son système de monsieur, madame. De là son envie de quitter la maison Grandemain. Mais je reste, et (je) reste avec d’autant plus de raison que, comme nous aurons sans doute la maison Franklin, je pourrai surveiller les embellissements, réparations, arrangements (etc.) et ne déménager qu’à mesure et à mon aise. Ce matin, le propriétaire vient, et je lui demanderai tout bonnement sa parole de me vendre (la maison) à cent mille francs, jusqu’au 1er janvier, sans que je sois forcé de prendre, et je t’en apporterai les plans (extérieur, intérieur), et le croquis. J’ai un pressentiment que ce sera notre demeure, au moins pour dix ans, et que, si Passy n’est pas réuni à Paris, si jamais nous y rentrions, nous serions assez riches pour garder cet éden, d’où Eve ne voudra sortir pour aucune personne.

Je reviens à ta lettre, et je t’en remercie, car je serai, je crois, toujours amant et jamais mari. Je l’ai lue avec tous les sentiments qu’elle excite, une adoration agenouillée moralement devant cette exquise perfection du cœur. Oh ! louloup, l’amour, l’amour violent et durable, nous tient collés l’un à l’autre !

Tu es bien ma femme, mon rêve et la réalité. D’entre chaque ligne sort une image de nos chers plaisirs, de notre union, de cette perpétuelle cohérence des âmes, même dans nos petites disputes, qui a marqué ces quatre mois et qui ne cessera jamais ! Je n’ai jamais aimé (que toi), je le sens ! Il n’y a pas en moi la moindre envie d’écrire autre chose que ce que je t’écris. Ah ! voilà comme une Evelette écrit quand elle aime ! Tu m’as fait suivre ta vie pas à pas, et j’y étais comme tu es dans la mienne, en me lisant ! Maintenant, sois tranquille, je serai du 15 au 20 octobre à Dresde, et (je) (ne) repartirai que le lendemain de ton départ ! En pensant à notre séparation pendant quatre mois, les six semaines ne me semblent plus rien. Aussi, ai-je bien envie d’aller jusqu’à Wierzchownia. Je ne suis retenu que par la crainte des bruits confirmatifs qui se répandraient sur notre mariage. Je vais le plus ruiné possible, à travers Paris ; je fais voir, le plus possible, un état bien éloigné de la vérité. Mais il vient de Bade des cancans polonais.

Voici huit jours que je suis revenu ; ils se sont passés en courses, en inquiétudes, en pourparlers, et je n’ai pas écrit autre chose que seize feuillets pleins à ma femme. C’est un adorable symptôme d’amour pour elle, mais un affreux symptôme financier. Cela aurait fait les Petites Misères (de la vie conjugale) qui manquent et dont on offre trois mille francs. J’en ai fait de grands bonheurs, mais cela retarde mon retour auprès de toi. Pour t’aimer, il faut ne plus t’écrira que quelques lignes, et faire au plus vite les manuscrits dus.

Malheureusement, ma plume est comme mon cœur, entièrement à toi, et j’éprouve non pas un plaisir (c’est un plaisir depuis douze ans) mais une démangeaison perpétuelle de la prendre pour te parler.

Ah ! tu as vu des joueurs ! J’en suis bien aise, car on t’a dit et tu as cru longtemps que j’étais joueur ! Sache donc, ma bébète, qu’on ne peut pas être amoureux, écrivain et joueur ! Un joueur ne pense qu’à jouer. L’entraînement de la production (littéraire) m’a empêché de tenir ma maison ; il y a eu du gâchis pendant trois ans. Les dettes ont compliqué ma situation, et de là est venue l’opinion que j’étais prodigue. Maintenant, depuis cinq ans, la gouvernante tient la maison. Il n’y a plus de gâchis ; je paie mes dettes ; je ne dépense rien ; on me dit avare. Rien de tout cela n’est fondé. Je t’aime et j’écris, voilà tout.

La vieille fille qui tient (le bureau de) la poste te dira mes anxiétés pour les deux jours de retard, dont tu n’es pas coupable. Je n’existais pas, et j’allais trois fois par jour à la poste. Cela fait sept fois en deux jours.

Allons, mille baisers au minou, cent mille tendresses au cœur, une étreinte de revoir à la femme, une aspiration à l’Eve, une caresse à la petite fille, un serrement de main à l’Éveline, un bien doux sourire à l’Evelette, mon âme et ma vie à toutes ces créatures, et mille souvenirs de bonheur au louloup.


XIV


A Madame Hanska, Hôtel du Cerf, n" 2, à Baden-Baden.


(Passy, 15-20 septembre 1845.)

Lundi 15 septembre.

Ma Line chérie, je ne suis pas très avancé. J’ai encore treize feuilles de Petites Misères de la vie conjugale à faire, huit feuilles de la Comédie Humaine pour M. Chleudowski. Que veux-tu ? Je ne puis plus que t’aimer ; je ne pense qu’à toi. A mes œuvres, point. Tu m’as fait connaître le bonheur infini ; je ne veux plus que cela. Je ne m’occupe des choses que par rapport à loi.

Hier, je suis allé revoir la maison de M. Sallon en détail, avec lui. Non, c’est inconcevable ; je n’en reviens pas. Ça a déjà coûté plus de cent mille écus. Aussi, suis-je tout décidé. Peut-être partirai-je dimanche prochain pour t’aller voir. J’attends pour me décider que je sache où tu es.


XV


Samedi 20 septembre.

Beaucoup de courses, rien ne se termine. Mon louloup adoré, je tiens ta lettre numéro trois. J’y réponds par un seul mot ; quand tu tiendras cette lettre-ci dans tes belles mains adorées, qui sont les plus belles que j’aie jamais vues, ton Noré sera dans la malle-poste de Strasbourg, et tu le verras vendredi pour déjeuner. Prie Georges de ma part de me trouver une chambre à n’importe quel étage. Je viens te voir deux ou trois jours. Je t’apporte le plan de la maison et je viens causer avec toi de mes affaires. Elles sont en bon train ; il se prépare pour moi d’excellents résultats. Mais je ne veux pas prendre certains partis dans la vie sans t’avoir consultée, et, chère âme de mon âme, ce que tu me vois faire aujourd’hui, je le ferai jusqu’à la fin de mes jours, car tu es ma lumière. Des lettres à écrire là-dessus me fatigueraient beaucoup, seraient interminables ; les réponses viendraient trop tard ; et puis, te voir... Oh ! si tu savais ce que c’est pour moi ! Je te le dirai.

Je retiendrai ma place du retour, à la malle-poste de Strasbourg, en y arrivant. Ainsi, le temps de ma visite sera fixé. Tu me reverras plus tard. J’ai plus de liberté que je ne le croyais, et, sois tranquille, le voyage fait ainsi, toi au bout, n’est pas une fatigue. Quand tu m’entendras, tu verras que je suis venu utilement comme s’il n’y avait pas de plaisir, le plus immense bonheur, à récolter ; celui de voir, de respirer mon louloup !

Enfin, cela ne coûte que quinze louis d’aller et de revenir. Quand je te verrai, il y aura un mois presque, que je t’aurai quittée.


XVI


A Madame Hanska, Hôtel du Cerf, n° 2, à Baden-Baden.


(Passy, 4-7 octobre 1845.)


Samedi 4 octobre. Deux heures.

Je suis arrivé ce. matin à cinq heures, sans avoir pu dormir pendant les deux nuits passées en malle-poste.

Je viens de me reposer. J’ai dormi cinq heures. Je viens de déjeuner ; je pars pour faire des courses dans Paris. Je t’embrasse en pensée. A demain pour plus de détails, car il faut, malgré ma fatigue, que je me lève cette nuit, et que je reprenne mes travaux.


XVII


Dimanche 5 octobre. Quatre heures du matin.

Au lieu de me lever à deux heures, je n’ai pu que me lever à trois heures et demie. J’ai pris du café. J’ai les épreuves de quatorze feuilles de la Comédie Humaine à lire, et il faut fournir Chlendowski, lequel a vendu à des tiers les ouvrages qu’il avait à publier. Il faut porter demain mes quatorze feuilles corrigées aux imprimeries, et, quatorze feuilles, c’est quasi la moitié d’un volume de la Comédie Humaine.

Je ne te parle pas, mon bon louloup, de mon chagrin ; il n’est contenu que par le désir, la certitude de te revoir bientôt.


H. DE BALZAC.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1919
  2. Vers écrits par le porte-glaive (le comte Michel de Borch) en l’honneur de Mme Hanska.
  3. Balzac vint retrouver Mme Hanska vers le 1er mai 1845 à Dresde, d’où ils allèrent s’installer pour un mois à Canstatt. Il passa avec elle, sa fille, et le comte Georges Mniszech, fiancé de Mme Hanska, quatre mois (mai-août 1843). Mme Hanska et sa fille, quoique n’ayant pas l’autorisation nécessaire, virent, pour la première fois, Paris ; pendant ce temps. Balzac les fit passer sur son passeport (ainsi qu’il l’avait projeté) pour sa sœur et sa nièce. Ils firent ainsi des excursions en Allemagne, en France, en Belgique et en Hollande, et c’est à Bruxelles, à la fin d’août, que Balzac quitta ses compagnons de voyage pour retourner seul à Passy.