Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 144-147).


LXXXIII


À Paris, le 3 octobre 1762.


Je n’oserais rien prononcer sur les suites de cette maladie ; ce sont des jours successivement bons, mauvais et détestables ; du dégoût ; de l’appétit ; des évacuations douloureuses et sanglantes ; d’autres qui n’ont aucune de ces mauvaises qualités. On n’y entend rien, sinon que le chagrin et la maigreur augmentent et que les forces s’en vont. Mais un symptôme qui m’effraye plus qu’aucun autre, c’est la douceur de caractère, la patience, le silence et, qui pis est, un retour d’amitié et de confiance vers moi ; ni elle, ni personne autour d’elle ne dort. Il n’y a que le médecin qui soit toujours content. J’ai dans l’idée qu’il ne sait ce qu’il fait, et que le mal a une tout autre cause que celle qu’il lui suppose ; mais je n’oserais en ouvrir la bouche. Si par hasard je pensais faux, qu’il adoptât mon erreur, et que le changement de méthode eût des suites funestes, je ne m’en consolerais jamais. Il faut donc, depuis le matin jusqu’au soir, présenter à un malade des choses qu’on croit sinon contraires à son état, au moins peu salutaires et mal ordonnées, en voir le mauvais effet, et se taire.

Demain je m’installe chez moi pour n’en sortir que sur le soir. Le soin de mes affaires domestiques, auxquelles on n’est plus en état de veiller, un meilleur emploi de mon temps, et surtout l’éducation abandonnée de ma petite fille, l’exigent.

Je suis seul à Paris ; M. d’Holbach lit à Voré ; la Baronne s’ennuie au Grandval ; Mme d’Épinay seule, n’est pas, je crois, trop contente à la Briche. Grimm s’avance à toutes jambes vers la Westphalie : il était intimement lié avec M. de Castries, qui vient d’être grièvement blessé ; il va à deux cent cinquante trois lieues, voir quels secours ou quelles consolations il pourra donner à son ami. C’est toujours lui : il est parti sans que j’aie eu le temps de l’embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami.

Votre cas de conscience ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. Est-ce qu’il peut y avoir un mauvais procédé sans quelque sorte d’injustice ? A-t-on un mauvais procédé quand on satisfait à tout ce que l’on doit ? Manque-t-on à quelque chose de ce que l’on doit, sans être injuste en quelque point ?

J’ai oublié de vous dire que j’ai reçu, il y a une quinzaine de jours, par le prince Galitzin, une invitation, de la part de l’impératrice régnante de Russie, d’aller achever notre ouvrage à Pétersbourg. On offre liberté entière, protection, honneurs, argent, dignités, en un mot tout ce qui peut tenter des hommes mécontents de leur pays et peu attachés à leurs amis, de s’expatrier et de s’en aller. Il a fallu répondre à Voltaire, qui a joint aussi ses sollicitations à celles de la cour de Russie. Il m’avait envoyé en même temps son Commentaire sur le Cinna de Corneille. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire que cela était vrai, juste, intéressant et beau, parce que c’est la vérité ; seulement je lui ai trouvé plus d’indulgence que je n’en aurais eu[1] ; il n’a pas repris tout ce qui m’a semblé répréhensible : c’est apparemment parce que la difficulté de l’art lui est moins connue qu’à moi. Il n’y a pas de gens plus offensés de la méchanceté que ceux qui n’ont jamais su ce qu’il en coûte pour être bon.

Nous avons ce matin une conférence avec Damilaville et Mme d’Épinay, pour que la Correspondance de Grimm ne souffre point de son absence.

Je vois, par les offres qu’on nous fait, qu’on ignore que notre manuscrit ne nous appartient point ; que ce sont les libraires qui en ont fait toute la dépense, et que nous ne pourrions en soustraire une feuille sans infidélité. Eh bien ! qu’en dites-vous ? C’est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie, qu’on nous persécute ! et c’est du fond des contrées barbares et glacées du nord qu’on nous tend la main ! Si l’on écrit ce fait dans l’histoire, qu’en penseront nos descendants ? N’est-ce pas là un des plus énormes soufflets qu’il était possible de donner au sieur Orner de Fleury[2], qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans ce beau réquisitoire que vous savez.

Dans une autre situation d’âme, cet incident me ferait quelque plaisir ; mais mon âme s’est refermée à toute sorte de sentiments doux : il y a peu de choses dans la vie qui puissent me faire sourire dans ce moment. Vous avez raison, Uranie, tout est vain, tout est trompeur ; ce n’est guère la peine de vivre pour tout cela. Il vaut mieux que je m’arrête là tout court que de suivre ces idées, dans lesquelles ceux que j’aime le plus verraient peut-être quelque chose de désobligeant. Mais faut-il que je me contraigne de peur de les blesser ? Et puis quand je me contraindrai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les offensera ? Je ne demande pas mieux que d’être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas ? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m’affligent ; si toute la vie n’est qu’un mensonge, qu’un enchaînement d’espérances trompeuses ? On sait cela trop tard : nous le disons à nos enfants qui n’en croient rien ; ils ont des cheveux gris lorsqu’ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage de côté. Si j’allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je ressemblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouffait dans la presse et qui criait : Quelle maudite presse ! quelle cohue ! etc., etc. Quelqu’un qui lui était voisin lui dit : « Eh ! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu ? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cinquante mille fois plus grande ? » Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m’environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m’avisé-je de crier contre la vie ! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s’entendrait pas ; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n’y aurait pas moyen d’y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m’arrêter ; je finirai par vous faire aimer la campagne.



  1. Voir cette lettre dans la Correspondance générale.
  2. Avocat général au Parlement.