Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 61-65).


LXII


À Paris, le 7 octobre 1761.


J’attendais avec impatience ce numéro 32. Je craignais que votre complaisance ne vous eût conduite, soit à la promenade, soit au loin, et que vous n’eussiez été incommodée de ces premiers froids. L’hiver nous rend visite en automne… Tout est raccommodé ; cela s’est fait comme vous le désiriez, mais par hasard, sans que nous nous en soyons mêlés ni l’un ni l’autre… Mes amies, évitons toute notre vie la logique des ingrats. Vous n’avez oublié aucune des conditions qui vous dispensent de la gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l’exigent. Il ne s’agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu’il s’est proposé. A-t-il voulu vous servir ? A-t-il voulu vous obliger ? Vous a-t-il fait un sacrifice ? Vous a-t-il préférée ? S’est-il donné du soin, privé de quelque chose ? Vous a-t-il distinguée d’une indifférente ? S’est-il montré votre serviteur, votre ami ? Et qu’importe si, par des vues particulières qu’il ignorait, et qu’il devait ignorer, comme l’aversion que vous aviez pour son attachement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger ? Si c’est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le ; si c’est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous lient malgré vous à un méchant ; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d’amis : les uns qui sont de notre choix ; c’est l’estime, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d’honnêtes gens, qui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l’unisson. Ils se sont trouvés l’un près de l’autre ; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémissement ; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis : cela s’est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne ; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d’une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme ? Son caractère ne sera point un reproche pour vous ; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance ? Même dans la supposition qu’ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu’il l’ignorait, fallait-il qu’il demeurât spectateur oisif et tranquille de votre péril ? Qu’a fait votre père pour vous ? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu’il n’en faut. Suppléez le reste… Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu’ils sont inadvertants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs ; c’est qu’il est impossible qu’un homme se ruine sans en enrichir d’autres ; c’est que nous aimons mieux des vices qui nous servent en nous amusant, que des vertus qui nous rabaissent en nous chagrinant ; c’est qu’ils sont remplis d’indulgence pour leurs défauts, entre lesquels il y en a aussi que nous avons ; c’est qu’ils ajoutent sans cesse à notre estime par le mépris que nous faisons d’eux ; c’est qu’ils nous mettent à notre aise ; c’est qu’ils nous consolent de notre vertu par le spectacle amusant du vice ; c’est qu’ils nous entretiennent de ce que nous n’osons ni parler ni faire ; c’est que nous sommes toujours un peu vicieux ; c’est qu’ordinairement les libertins sont plus aimables que les autres, qu’ils ont plus d’esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain ; les femmes les aiment, parce qu’elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n’y a peut-être pas une honnête femme qui n’ait eu quelques moments où elle n’aurait pas été fâchée qu’on la brusquât, surtout après sa toilette. Que lui fallait-il alors ? Un libertin. En un mot, un libertin tient la place du libertinage qu’on s’interdit : et puis ils sont si communs que, s’il fallait les bannir de la société, les dix-neuf vingtièmes des hommes et des femmes en seraient réduits à vivre seuls. On les reçoit, parce qu’on ne veut pas trouver les portes fermées. On est, on a été, et peut-être un jour sera-t-on libertin. Que cela soit ou non, on a été tenté de l’être. À tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C’est trop peu de la violence même qu’on souhaite pour excuse. Presque tous les libertins sont galants, orduriers, et cætera. J’entends, vous approuvez mes sentiments par leur conformité avec ceux d’Uranie ; cela est moins obligeant pour moi que pour Uranie, dont la façon de penser n’a pas besoin auprès de vous de mon autorité.

Mlle  Arnould ? Eh bien ! Mlle  Arnould a renvoyé, chez M. de Lauraguais, chevaux, équipages, vaisselle d’argent, bijoux, linge, en un mot tout ce qu’elle avait à son amant. Cela me déplaît plus que je ne saurais vous le dire. Cette fille a deux enfants de lui ; cet homme est de son choix ; il n’y a point eu là de contrainte, de convenance, aucun de ces motifs qui forment les engagements ordinaires. S’il y eut jamais un sacrement, c’en fut un ; d’autant plus qu’il n’est pas dans la nature qu’un homme n’épousera qu’une femme. Elle oublie qu’elle est mariée. Elle oublie qu’elle est mère. Ce n’est plus un amant, c’est le père de ses enfants qu’elle quitte. Mlle  Arnould n’est à mes yeux qu’une petite gueuse. Elle a été se plaindre chez M. de Saint-Florentin que le comte l’avait menacée de l’empoisonner. À peine était-il sorti de Paris qu’il était suivi d’une lettre qui lui annonçait sa rupture[1]. À peine cette lettre était-elle partie, qu’elle s’arrangeait avec M. Bertin, et qu’elle signait les articles de sa nouvelle prostitution[2]. Je suis enchanté de m’être refusé à sa connaissance.

Et Mlle  Hus ? M. Bertin, en la quittant, lui a laissé tout ce qu’elle avait à elle. Il a fait mieux, il lui a fait demander l’état de ses dettes, qu’elle a enflées jusqu’à une somme exorbitante ; M. Bertin a payé sans discussion. Je ne sais pourquoi je vous entretiens de toutes ces misères-là.

Mme d’Épinay est à Paris. J’ai soupé hier au soir avec elle, Grimm et l’ami Saurin, qui avait de la gaieté et de l’embonpoint. Cependant l’histoire de sa chère moitié est publique. Il n’est question que de l’enfant. Le problème, c’est de savoir si on lui en fera confidence ou non. Nous devions aller, Grimm, son ami et moi, passer quelques jours au Grandval ; c’est une partie rompue par l’indisposition de Mme d’Esclavelles, mère de Mme d’Épinay, raison qui la rappelle à la Chevrette. Cependant nous partirons, Grimm, d’Alinville, Saurin et moi, le matin, et nous serons revenais le soir. Notre voyage sera gai. Je vous prie, mon amie, de parler à M. Vialet de ses ardoisières comme d’une chose importante pour moi. S’il ajoutait à ce service de la célérité, il en doublerait le mérite. Il me faut planches et discours. Vous pouvez beaucoup sur lui ; servez-moi, mettez-vous en quatre à cette affaire. Dites à M. Vialet qu’il a une bonne et sûre connaissance dans l’abbé Le Bossu que j’ai vu chez d’Alembert.

C’est une petite veuve du faubourg qui est venue demander à dîner à ma femme. En dînant, je disais à cette petite veuve : « Que faites-vous de votre veuvage ? — Hélas ! presque rien. — Est-ce que vous ne vous remarierez pas ? — Je n’en sais rien. — Quoi ! point d’amoureux ! — Oh ! pardonnez-moi, j’en ai vraiment deux : l’un est un philosophe de chien qui donne dans le respect très-humble à périr ; je m’en déferai, à ce que je crois ; je veux quelque chose qui me fasse plaisir. — L’autre ? — L’autre, il n’y a qu’à le laisser aller, il va tout seul. — Et qu’en ferez-vous de celui-ci ? — Je le garderai un certain temps, et puis après j’en ferai ce qu’on fait de certaines bêtes venimeuses qu’on écrase sur la piqûre qu’elles ont faite, pour en guérir. » Cela est plaisant, qu’en dites-vous ? Eh bien ! quelle impression croyez-vous que ce mot ait faite sur ma dévote de femme ? Elle en a ri à gorge déployée, par la raison que l’image du libertinage ne déplaît pas même aux femmes vertueuses. Adieu, mes amies, mes tendres, mes uniques amies. Tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que j’apprends ajoute à l’estime, à la tendresse que je vous porte. Vous me dégoûtez de tout. Adieu, adieu. Damilaville crie comme un fou que je retarde le commissionnaire qui porte la lettre à la poste.



  1. Voici cette lettre telle qu’elle est rapportée dans les Mémoires de Favart, t, I, p. 195 : « Monsieur mon cher ami, vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n’y comprends rien, non plus qu’à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire ; mais vous m’avez laissée seule et abandonnée à moi-même ; j’use de ma liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais : je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher, et qui a voulu être mon accoucheur dans l’intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l’abri de votre bistouri encyclopédique. »
  2. Voir sur les démêlés de Sophie et de Lauraguais la deuxième édition du charmant livre de MM. E. et J. de Goncourt : Sophie Arnould d’après sa correspondance et ses mémoires inédits.