Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 49-53).


LIX


À Paris, le 22 septembre 1761.


Eh bien ! voilà un bon effet de cette lecture. Imaginez que cet ouvrage est répandu sur toute la surface de la terre, et que voilà Richardson l’auteur de cent bonnes actions par jour. Imaginez qu’il fera le bien de toutes les contrées, de longs siècles après sa mort.

Ces deux femmes-là se ressemblaient si fort d’esprit, de caractère, qu’il était difficile que l’une ne se reconnût pas dans l’autre…

Toute la vie d’Uranie se serait passée à dire à un jeune homme : mon ami, voyez combien je suis estimable ! combien je suis aimable ! estimez-moi tant qu’il vous plaira, mais gardez-vous bien de m’aimer ; et le jeune homme aurait fini par en perdre le repos, la tête et la vie.

Où j’étais ces jours derniers qu’il faisait si beau ? J’étais enfermé dans un appartement très-obscur, à m’user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications, à achever de m’hébéter pour des gens qui ne me donneront pas un verre d’eau lorsqu’ils n’auront plus besoin de moi, et qui ont dès à présent bien de la peine à garder avec moi la mesure.

Vous voilà bien fière d’avoir tremblé que miss Howe ne tombât entre les mains de l’ami Lovelace, et vous me croyez bien humilié d’avoir découvert au fond de mon cœur un sentiment aussi horrible que celui que je vous ai avoué. Affaire de goût, mon amie ; envie de compliquer le roman, et puis c’est tout. Cette fille pétulante ne fait que causer ; j’aurais voulu la voir en action. Clarisse est un agneau tombé sous la dent d’un loup, et qui n’a pour se garantir que sa pusillanimité, sa pénétration, sa prudence ; miss Howe aurait été plus le fait de Lovelace. Ces deux êtres-là se seraient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace aurait fait l’insolent, et miss Howe lui aurait arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux. Clarisse tourne ses mains contre elle-même, dans un moment de désespoir. Dans un pareil moment, où l’on n’est plus à soi, miss Howe, machinalement, d’instinct, simplement, parce qu’elle était la fille de son père et de sa mère, aurait tourné les siennes contre son persécuteur. Si les choses s’étaient faites comme je le souhaitais, Clarisse eût été sauvée. Il est fort incertain que notre sublime brigand fût venu à bout de miss Howe ; il aurait eu au moins une oreille déchirée ; et vous, trouvez-vous qu’il valait mieux que tout se passât comme il s’est passé ? À la bonne heure, j’y consens. Je n’aurais pas été fâché, pour sauver Clarisse, d’aventurer un peu son amie. J’ai pensé comme cette amie a cent fois pensé elle-même. Mes souhaits la portaient où elle était tentée d’aller. Cela ne vous convient pas ; n’en parions plus.

Tout ce que vous faites pour Morphyse est fort beau ; je le loue. Elle ne vous en chérit pas davantage ; mais vos devoirs sont remplis, et vous vous en estimez plus. Et puis je ne sais si l’on n’en acquiert pas une force qu’on n’aurait pas sans cela. On craint de gâter ce qu’on a fait de bien, et l’on en supporte plus facilement l’humeur et ses bourrasques… Quand je me porte bien, je suis plaisant et gai. Je me porte mal, je digère difficilement, la vésicule du fiel est gonflée, quand je moralise. Votre sœur vous aime bien ; j’admire comme elle se prête à votre délire. Ne levons pas tout à fait ce petit rideau ; c’est bien assez d’en avoir écarté un point. Si vous saviez, mon amie, combien les discours les plus passionnés sont maussades pour ceux qui les écoutent de sang-froid ! Uranie nous voit tous deux dans la cahutte à travers les barreaux ; elle vient s’appuyer sur le trou, et causer gaiement avec nous. C’est la sagesse qui fait un tour aux Petites-Maisons, et qui dissimule aux habitants du lieu, par humanité, qu’ils sont fous. Je ne sais si elle gagne quelque chose à la folie que je vous ai donnée ; mais je suis sûr, par un grand nombre d’expériences, que je perds toujours quelque chose aux sentiments que sa présence vous inspire dans le premier moment. Si cela n’est pas, dites-moi pourquoi j’en ai fait dix fois l’observation, et cela à des intervalles très-éloignés.

Vous comptez encore sur quelques beaux jours que vous n’aurez pas. Adieu les jolies promenades ! adieu les petites causeries solitaires ! adieu la verdure des vordes. Nous avons déjà vu du feu. Hier nous allâmes voir le palais de M. d’Argenson. Le maître n’y était pas, et nous y arrivâmes au moment où un autre ministre disgracié, M. Rouillé, venait d’y expirer. Voyez la rêverie où ces circonstances ont du me jeter.

Non, ce ne sont pas des indigestions, mais des ardeurs d’entrailles que je prends, courbé des journées entières sur un bureau.

Je vous prie de demander à Uranie pourquoi elle ne crève pas les yeux à ses enfants. L’ignorance est la mère de toutes nos erreurs. Est-il bon de connaître la vérité ? Est-il bon d’aimer la vertu ? Est-il important de connaître le bien et le mal, le prix des choses de la vie, ce que l’on se doit à soi-même et aux autres ? ou vaut-il mieux errer dans les ténèbres, n’avoir aucune idée arrêtée, faire le bien par sottise, le mal sans savoir pourquoi, tomber dans le mépris, vivre sans considération, et cætera, et cætera ? Voilà à peu près à quoi se réduit l’observation d’Uranie. Les lumières sont un bien dont on peut abuser, sans doute. L’ignorance et la stupidité, compagnes de l’injustice, de l’erreur et de la superstition, sont toujours des maux.

Je ne crois pas avoir traité l’article de M. Vialet légèrement. J’avais comparé ce qu’on appelle des faveurs avec la vie d’un homme de bien qu’on avait compromise par une conduite indiscrète, et j’avais prononcé qu’à mes yeux ces choses n’étaient pas d’un prix à comparer ; et je persiste.

M. l’ambassadeur[1] vient d’en user un peu durement avec moi. Il me demande un mot sur les tableaux : je vais les voir, je reviens, j’écris, j’écris un volume ; je passe les jours et les nuits pour le contenter ; vous verrez, par sa lettre, comme j’y ai réussi ; je vous l’envoie. Il faut que vous sachiez que je lui avais écrit un mot où je lui disais de ne me pas parler de reconnaissance parce que ce propos semblait en exiger de moi.

Vous ne me verrez pas cette année à Isle ! et qui sait cela ? Nous allons publier un volume de planches ; il faut voir comment il réussira.

Je vous ai déjà dit que M. Rouillé était mort à Neuilly dans le palais d’Argenson, dimanche, sur les trois heures[2]. Voici encore des nouvelles. Je fais de mon mieux pour vous donner de l’importance. Le roi vient d’accorder le commandement du Languedoc à M. le duc de Fitz-James. M. de Caraman a enlevé un camp des ennemis, leur a tué, pris beaucoup de monde, s’est emparé d’un drapeau, de trois pièces de canon, et de tous les équipages. Un M. de Vignolles, colonel d’une troupe légère, y a reçu une blessure mortelle. M. Clermont d’Amboise est mort. M. le baron de Montmorency a le commandement de la Bourgogne à la place de M. de Tavannes. Les Enfants de France seront baptisés à la fin du mois. M. le duc de Berri aura pour parrain le roi de Pologne, électeur de Saxe, et pour marraine Madame ; M. le comte de Provence, pour parrain le roi de Pologne, duc de Lorraine, et Mme Victoire pour marraine ; M. le comte d’Artois, pour parrain M. le duc de Berri et pour marraine Mme Sophie ; la petite Madame, pour parrain M. le duc d’Orléans, et pour marraine Mme Louise. Tous les bureaux de la marine cassés au Havre, à Dunkerque, etc. On n’en a plus que faire. Toutes ces choses ingénieuses-là ne sont pas de moi au moins ; c’est une lettre de la cour que je vous copie, mot pour mot.

Mme Arnould est plus violente et plus aimable que jamais. On l’avait tuée au Marais. Le comte, son Myrtil[3], s’en va à Genève avec une Iphigénie en Tauride en poche[4]. Je l’ai vu dimanche passé, et je n’ai jamais vu d’amour-propre plus intrépide. « Eh bien ! que dites-vous de ma Clytemnestre ? — Qu’il y a de beaux vers. — Voltaire m’a écrit que son Oreste n’était qu’une froide déclamation, une plate machine en comparaison. — Il vous a écrit cela ? — Dix fois au lieu d’une. — Oh ! je vous proteste que le perfide n’en croit pas un mot. — Eh bien ! il a tort. » Qu’en dites-vous ? Voilà ce qu’on appelle une tête tournée. Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est comme cela qu’il faut être, et cent fois plus ridiculement encore épris de soi, pour faire une grande chose ; car c’est en se croyant capable qu’on la fait, ou du moins qu’on la tente. Adieu, mes amies. Voilà une bien mauvaise lettre, bien froide, pas un petit mot ni d’amitié ni d’amour. Cela est bien mal. Je commets là une faute que je ne vous pardonnerais pas. Je sens pourtant là bien des sentiments accumulés. Quand tout pela se répandra-t-il dans votre sein ? Adieu, âmes célestes. Seriez-vous des âmes célestes, si la nuit avec ses ténèbres… ? Vous entendez, Uranie.



  1. Allusion au titre de chargé d’affaires de la ville de Francfort qu’avait Grimm et peut-être à ses airs hautains. Ailleurs Diderot l’appelle le marquis. Un jour, ayant trouvé chez un brocanteur une enseigne représentant un houx avec cette devise : Semper frondescit, il l’envoya à Grimm, qui accepta le sobriquet de houx toujours vert comme il avait accepté celui de Tyran-le-blanc que Gauffecourt lui donnait pour railler à la fois son fard et ses allures despotiques.
  2. Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ministre de la marine, puis des affaires étrangères, né le 7 juin 1689, mort le 20 septembre 1761.
  3. Lauraguais.
  4. Il ne mit jamais sans doute ce projet à exécution. On ne connaît du moins de Lauraguais que sa Clytemnestre dont Diderot a parlé dans sa lettre précédente, et sa Jocaste. Paris, Debure, 1781, in-8. (T.)