Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 360-361).


V


Paris, le 15 juillet.


Voilà la lettre de Grimm. Je l’ai relue avant que de vous l’envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu’il aura appris que celui qui lui disait en l’embrassant, il y a quelques mois : « Voilà pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille », n’est plus. Il s’est endormi entre les bras de deux de ses enfants, sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n’était pas un de ces hommes qu’on oubliait quand on l’avait connu. Grimm se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l’idée que j’en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous ; mais ce qu’elle a de touchant et de mélancolique se fondant avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah ! s’il pouvait devenir habitude ! il ne s’agit que d’être bon amant et bon fils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me semble que j’ai ces deux qualités. On n’éprouverait plus cette joie bruyante ; l’âme ne s’ouvrirait que par intervalle ; mais le rayon de gaieté qui s’en échapperait, semblable au rayon de lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, n’en aurait que plus d’éclat et d’effet. Celui de notre tristesse sur les autres est bien singulier. N’avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive que dans un temps serein un nuage vienne à s’arrêter sur un endroit qu’ils faisaient retentir de leur ramage ? Un habit de deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe et le chant recommence.

Comment vous portez-vous aujourd’hui ? Avez-vous bien dormi ? Dormez-vous quelquefois comme moi, les bras ouverts ? Que vos regards étaient tendres hier ! combien ils le sont depuis quelque temps ! Ah ! Sophie, vous ne m’aimiez pas assez, si vous m’aimez aujourd’hui davantage..... Si vous m’avez écrit un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d’hier s’est passé..... Mais lisez donc l’histoire de cet abbé de Prades[1]… Quel abominable homme ! malheureusement il y en a beaucoup de pareils..... Bonjour, ma tendre amie ; je vous embrasse ; je vous aime toujours ; ils n’en croiront rien ; mais cela sera en dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon ! Cet homme-là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l’âme de l’homme de bien, qui n’en estime et n’en aime qu’une.



  1. Voir t. I, p. 431 et suiv., la notice sur l’Apologie de l’abbé de Prades, dont Diderot écrivit la troisième partie.