Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 436-438).


XXX


À Paris, le 1er juillet 1760.


Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je vous ai vue ; mais ce temps m’a bien duré ! Je ne sais pas précisément ce que j’ai fait ; si j’avais fait quelque chose qui m’eût intéressé, je m’en souviendrais. Je venais passer aujourd’hui la journée avec vous. Il était environ cinq heures ; vous veniez de sortir ; vous étiez toutes allées à Spartacus[1]. Quand vous ne m’auriez pas attendu, cette pièce ne vous aura pas fait grand plaisir ; on n’y est ni transporté d’admiration, ni ému d’une commisération forte, ni touché d’horreur. On ne sait pour qui s’intéresser. Ce n’est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour Noricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. Il ne court aucun péril. Il y a des événements, mais ils ne sont pas enchaînés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spartacus ; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer ; on prend la fille de Crassus. Le poëte pouvait tout aussi bien commencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s’est privé des seules sources de pathétique qu’il pouvait avoir. Lorsqu’il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. Faire revenir le consul comme père d’Émilie et comme député du sénat, c’est une espèce de pléonasme déplaisant. La fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un camp. Il eût fallu bien du génie pour pallier l’indécence de cette action. N’est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve sa fille à l’entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris ? Et cette fille qu’on vient de prendre à la fin du premier acte et qui n’en est non plus émue au commencement du second que si elle était en sûreté dans Rome ! Je trouve qu’il n’y a point de jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails ; le seul moment où l’on soit affecté, c’est celui où Spartacus demande pardon à Noricus de l’injure qu’il lui a faite. Mais à quoi cela tient-il ? Qu’est-ce que cela fait à l’action ? Il y a du mérite à avoir imaginé la déclaration d’Émilie à Spartacus. Le dénoûment a déplu, parce que c’est, je crois, une imitation de la mort d’Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu’on cherche son dénoûment dans l’histoire. Alors il est impossible qu’il soit faux : mais il ne faut pas que le spectateur s’aperçoive de cet emprunt. Il se rappelle le trait historique, et il n’est plus étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des Romains, dont le commencement m’a paru dialogué : c’est l’endroit où Spartacus répond à l’offre qu’on lui fait d’une place au sénat :


Au temps des Scipions j’aurais pu l’accepter.


Vous venez me proposer des conditions : c’est, ce me semble, prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat ? C’est à moi de décider s’il doit encore y avoir un sénat ou non. Le poète a beaucoup travaillé ; mais il n’avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous dirais encore là-dessus beaucoup d’autres choses, mais vous les aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa fille avant Spartacus ? Croyez-vous que cette scène n’eût pas été très-intéressante ? Le poëte a tout sacrifié au rôle de Spartacus ; et, en cela, il a bien fait ; mais il ne s’est pas aperçu que ce n’était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu’il vous plaira.

J’avais espéré que vous n’entendriez pas la petite pièce ; mais je vois que je me suis trompé. Je ne vous verrai donc qu’un instant. Bonsoir, mon amie. J’ai encore eu de la tracasserie d’auteur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. Imaginez qu’avant-hier, au moment que j’étais incertain si j’irais dîner chez le Baron où je n’ai pas paru depuis quinze jours, ou au Jardin du Roi où j’étais invité avec mon évêque, Le Breton m’a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu’à onze heures du soir. C’est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l’Académie sont revenus sur leur premier jugement ; ils s’étaient arraché les yeux à l’Académie ; ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu’ils auront fait aujourd’hui. Cela m’ennuie beaucoup, presque autant que de vous attendre après avoir été longtemps sans vous voir. J’espère vous voir et vous aimer demain un petit moment dans la matinée ; je serais trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec vous un petit reste de soirée ; mais si je quitte le Baron, comment prendra-t-il cela ? Ô la sotte vie que je mène ! À quoi me sert donc d’aimer et d’être aimé ? Mlle  Clairet m’a dit que madame votre mère était malade, et moi j’ai demandé tout de suite : Et mademoiselle ? Qu’elle avait eu l’estomac dérangé, et j’ai ajouté : Et mademoiselle[2] ? Mais j’entends une voiture. Dieu veuille que ce soit la vôtre ! Il est neuf heures sonnées, et je meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du monde. C’est mercredi qu’il fallait y aller. Nous y étions, Grimm, et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette ; mais je n’y voyais point ce que j’y cherchais.



  1. Le Spartacus de Saurin avait été donné pour la première fois le 20 février 1760, et repris avec des changements le 21 avril suivant.
  2. Et Tartuffe ? (Molière, le Tartuffe, acte I, sc. 5.)