Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 433-434).


XXVIII


Au Grandval, le 3 novembre 1759.


Les il faut[1]


Il faut penser ; sans quoi l’homme devient,
Malgré son âme, un franc cheval de somme.
Il faut aimer : c’est ce qui nous soutient,
Car sans aimer, il est triste d’être homme.

Il faut avoir un ami, qu’en tout temps,
Pour son bonheur on écoute, on consulte,
Qui sache rendre à notre âme en tumulte
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.


Il faut le soir un souper délectable,
Où l’on soit libre, où l’on puisse en repos
Goûter gaîment les bons mets, les bons mots,
Et sans être ivre il faut sortir de table.

Il faut la nuit dire tout ce qu’on sent
Au tendre objet que notre cœur adore ;
Se réveiller pour en redire autant,
Se rendormir pour y songer encore.

Mes chers amis, convenez que voilà
Ce qui serait une assez douce vie.
Ah ! dès le jour que j’aimai ma Sylvie,
Sans plus chercher, j’ai trouvé tout cela.


À la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez. Ces vers m’ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous, pour Mme  Le Gendre et pour madame votre mère. J’ai vu la réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce qui manquait à ma peine ! Il serait bien plus simple de me dire : Le sentiment que j’avais est usé ; j’ai pesé la peine et le plaisir et le plaisir m’a paru léger ; comme je n’aimais plus, j’ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours. Et j’entendrais tout cela bien mieux que : je ne veux point le gêner, je ne veux point l’être, je n’empêche point qu’il saisisse l’amusement qui se présente, et j’espère qu’il approuvera que je le cherche. On a tant d’indulgence quand on n’a plus d’amour ! Avec l’habitude que vous avez de regarder au fond de votre âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l’habitude de dire ce que vous voyez, c’est ainsi que vous auriez dû me parler. Si vous saviez le mal que vous m’avez fait !.... Mais quand vous le sauriez, qu’est-ce que cela vous ferait ? Je ne rappellerais point en vous des sentiments qui n’y sont plus, et j’éloignerais peut-être une vérité qu’il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi vrai, n’est-ce pas que vous n’aimez plus ?



  1. Ces vers charmants sont de Voltaire. Diderot les citait de mémoire, sans doute, ce qui explique les variantes qu’ils présentent ici. Composés à Cirey, dans l’automne de 1734, lors d’un séjour de Mme  Du Châtelet, ils figurent sous le titre de Impromptu fait à un souper dans une cour d’Allemagne, au t. V des Nouveaux mélanges publiés par les frères Cramer, et sous celui de l’Usage de la vie dans une édition des Poésies. Amsterdam, 1764, in-12. Un bibliophile qui signe E. Marnicouche a réimprimé ces stances (moins les deux derniers vers), intitulées cette fois Le bonheur de la vie, sur un texte collationné par M. Clogenson. (Rouen, Cagniard, 1868, 40 ex. sur papier rose.)