Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 346-347).


CXXXVII


La Haye, le 8 avril 1774.
Mesdames et bonnes amies,

Après avoir fait sept cents lieues en vingt-deux jours, je suis arrivé à La Haye, le 5 de ce mois, jouissant d’une très-bonne santé, et moins fatigué de cette énorme route que je ne l’ai quelquefois été d’une promenade. Je vous reviens comblé d’honneurs. Si j’avais voulu puiser à pleines mains dans la cassette impériale, je crois que j’en aurais été fort le maître ; mais j’ai mieux aimé faire taire les médisants de Pétersbourg et me faire croire des incrédules de Paris. Toutes ces idées qui remplissaient ma tête en sortant de Paris se sont évanouies pendant la première nuit que j’ai passé à Pétersbourg. Ma conduite en est devenue plus honnête et plus haute. N’espérant rien et ne craignant rien, j’ai pu parler comme il me plaisait. Quand aurons-nous la douceur de nous revoir ? Peut-être sous quinzaine ; peut-être aussi beaucoup plus tard. L’impératrice m’a chargé de l’édition des Règlements de ses nombreux et utiles établissements. Si le libraire hollandais est un arabe, à son ordinaire, je le plante là, et je viens imprimer à Paris. Si j’en puis obtenir un traitement raisonnable, je reste jusqu’à la fin de ce cette tâche qui ne sera pourtant pas éternelle. Quoique la saison ait été si belle que, soumise à nos ordres, elle ne l’aurait pas été davantage ; que nous ayons eu les plus belles journées et les routes les meilleures, cela n’a pas empêché que nous n’ayons laissé en chemin quatre voitures fracassées. Quand je me rappelle le passage de la Dwina, à Riga, sur des glaces entr’ouvertes d’où l’eau jaillissait autour de nous, qui s’abaissaient et s’élevaient sous le poids de notre voiture, et craquaient de tous côtés, je frémis encore de ce péril. J’ai pensé me briser un bras et une épaule en passant dans un bac à Mittau où une trentaine d’hommes étaient occupés à porter en l’air notre voiture au hasard de tomber et de nous précipiter tous pêle-mêle dans la rivière. Nous avons été forcés à Hambourg d’envoyer nos malles à Amsterdam, par un chariot de poste ; une voiture un peu chargée n’aurait jamais résisté à la difficulté des chemins.

Je suis chez le prince de Galitzin, dont vous pouvez concevoir la joie en me revoyant par celle que vous ressentirez ou un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Je crois déjà vous avoir dit qu’après m’avoir fait l’accueil le plus doux, permis l’entrée de son cabinet tous les jours depuis trois heures jusqu’à cinq ou six, l’impératrice a bien voulu souscrire à toutes les demandes que je lui ai faites en prenant congé d’elle : je lui ai demandé de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, lui faisant remarquer qu’un philosophe ne voyageait pas en grand seigneur ; elle me l’a accordé ; je lui ai demandé une bagatelle qui tirait tout son prix d’avoir été à son usage ; elle me l’a accordée, et accordée avec une grâce et des marques de l’estime la plus distinguée. Je vous raconterai cela, si ce n’est pas déjà une affaire faite. Je lui ai demandé un des officiers de sa cour pour me remettre sain et sauf où je désirerais, et elle me l’a accordé, ordonnant elle-même la voiture et tous les apprêts de mon voyage.

Mesdames et bonnes amies, je vous jure que cet intervalle de ma vie a été le plus satisfaisant qu’il était possible pour l’amour-propre. Oh ! parbleu, il faudra bien que vous m’en croyiez sur ce que je vous dirai de cette femme extraordinaire ! Car mon éloge n’aura pas été payé, et ne sortira pas d’une bouche vénale. Je vous salue, vous embrasse, et vous présente mon tendre respect. Vous êtes bien injustes si vous ne croyez pas que je vous rapporte les mêmes sentiments que j’avais en me séparant de vous ; ce n’est pas mon cœur, ce seront vos âmes qui seront changées.

Je présente mon respect à Mme Bouchard. Si vous voyez M. Gaschon, rappelez-moi à son souvenir. Mademoiselle, je vous embrasse de tout mon cœur. Mais, est-ce que votre santé n’est pas rétablie ?