Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 341-343).


CXXXIV


La Haye, le 22 juillet 1773.
Mesdames et bonnes amies,

Plus je connais ce pays-ci, mieux je m’en accommode. Les soles, les harengs frais, les turbots, les perches, et tout ce qu’ils appellent waterfish sont les meilleures gens du monde. Les promenades sont charmantes ; je ne sais si les femmes sont bien sages ; mais avec leurs grands chapeaux de paille, leurs yeux baissés, et ces énormes fichus étalés sur leur gorge, elles ont toutes l’air de revenir du salut ou d’aller à confesse. Les hommes ont du sens ; ils entendent très-bien leurs affaires ; ils sont bien possédés de l’esprit républicain ; et cela depuis les premières conditions jusqu’aux dernières. J’ai entendu dire à un bourrelier-bâtier : « Il faut que je me hâte de retirer mon enfant du couvent ; je crains qu’elle ne prenne là un peu de cette bassesse monarchique. » C’était une fille qu’il faisait élever à Bruxelles.

Je ne m’étendrai pas sur ce pays-ci ; je veux avoir à vous en parler à mon aise au coin de votre foyer, lorsque j’aurai le bonheur de vous y retrouver ; car j’espère que vous voudrez bien vous conserver pour vos amis ; pour moi qui ai bien résolu de vous aimer toute votre vie et toute la mienne, et qui, par cette raison et beaucoup d’autres, la désire fort longue.

La princesse est revenue de son voyage. C’est une femme très-vive, très-gaie, très-spirituelle, et d’une figure assez aimable ; plus qu’assez jeune, instruite et pleine de talents ; elle a lu ; elle sait plusieurs langues ; c’est l’usage des Allemandes ; elle joue du clavecin et chante comme un ange ; elle est pleine de mots ingénus et piquants ; elle est très-bonne : elle disait hier, à table, que la rencontre des malheureux est si douce qu’elle pardonnerait volontiers à la Providence d’en avoir jeté quelques-uns dans les rues. Nous avions un butor qui se repentait de ne s’être pas fait peindre à Paris ; elle lui demanda s’il n’y était pas au temps d’Oudry[1]. Elle est d’une extrême sensibilité ; elle en a même un peu trop pour son bonheur. Comme elle a des connaissances et de la justesse, elle dispute comme un petit lion. Je l’aime à la folie, et je vis entre le prince et sa femme, comme entre un bon frère et une bonne sœur.

C’est ici qu’on emploie bien son temps ; point d’importuns qui viennent vous prendre toutes vos matinées ; le malheur est qu’on se couche fort tard, et qu’on se lève de même. Notre vie est tranquille, sobre et retirée.

J’ai vu ici deux vieillards qui ont eu jusqu’à présent, qu’ils sont un peu sous la remise, où ils se trouvent mal et avec raison, la plus grande influence dans les affaires du gouvernement. À leur air grave, à leur ton sentencieux et sévère, en vérité il me semblait que j’étais entre les Fabius et les Régulus ; rien ne rappelle les vieux Romains comme ces deux respectables personnages-là : ce sont les deux Bentink, l’un Charles Bentink, et l’autre Bentink, comte de Rhoone.

J’ai fait deux ou trois petits ouvrages assez gais[2]. Je ne sors guère ; et quand je sors, je vais toujours sur le bord de la mer, que je n’ai encore vue ni calme ni agitée ; la vaste uniformité accompagnée d’un certain murmure incline à rêver ; c’est là que je rêve bien.

J’ai cherché des livres très-inutilement ; les étrangers ont enlevé tous ceux dont j’espérais me pourvoir.

Je commence à sentir la mauvaise pièce de mon sac ; c’est, comme vous savez, mon estomac ; pendant le premier mois je me suis cru guéri.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Je présente mes compliments et mon respect à M. et Mme Bouchard, à M. et Mme Digeon, à M. Duval, à qui je dois de la reconnaissance pour l’intérêt qu’il prend à vos affaires et celui qu’il a bien voulu prendre aux miennes. Ne me laissez pas oublier par M. Gaschon, lorsqu’il vous apparaîtra. Je vous souhaite une prompte et heureuse fin d’affaires domestiques. Je vous suis attaché pour tant que je vivrai ; et en quelque lieu que le ciel me promène, je vous y porterai dans mon cœur.



  1. Célèbre peintre d’animaux.
  2. Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau et la Réfutation d’Helvétius ont été écrits ou revus à cette époque.