Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 315-319).


CXXIV


À Paris, le 2 septembre 1769.


Mais, ma bonne amie, vous n’aviez pas raison de vous plaindre : je vous avais écrit ; et dans ce moment, vous recevez une autre lettre de moi ; car je n’ai point de foi aux lettres perdues. Comment vouliez-vous que j’oubliasse que le 25 était le jour de votre fête ? Aussi assuré que je le suis de l’intérêt que vous prenez à ce qui me touche, comment pouvais-je manquer à vous instruire de mon succès ? À qui vouliez-vous donc que j’en parlasse ? Quoiqu’il n’y ait presque personne à Paris, le spectacle a toujours été plein jusqu’à la dernière représentation, et quiconque voulait y trouver place devait s’y prendre de bonne heure. Les comédiens ont été forcés de donner la pièce deux fois de plus qu’ils ne se l’étaient proposé, le parterre l’ayant redemandée. C’est M. Digeon qui m’a instruit de cette particularité que j’ignorais ; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m’étais expliqué avec moi-même sur la considération publique ; mais l’expérience m’a bien appris que le peu de cas que j’en faisais était très-réel. Enfin Mme Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d’y aller avec sa fille : elle sentit l’indécence qu’il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu’elle n’y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n’avaient pas encore fait ; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au prestige de l’ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu’elle avait été aussi fortement remuée qu’aucun des spectateurs. Ce qui m’a plu davantage de tout cela, c’est d’avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s’arrange dans ce monde-ci ! De tous ceux que j’aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l’un n’est plus, l’autre court les champs[1], et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m’encourager à reprendre ce genre de travail ; pour moi, je n’en crois rien. La tête qui s’exalte à ce point-là, je ne l’ai plus. Soyez bien convaincue qu’un poëte qui devient paresseux fait fort bien de l’être ; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c’est que le talent l’abandonne ; c’est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir : si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c’est qu’elle n’est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. Nous verrons pourtant : j’ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre[2], ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j’ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles ; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui me les avaient confiés soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grandval ; je n’en reviendrai pas sans avoir mis la dernière main à ma correspondance avec Falconet. Je suis à présent à la révision de l’ouvrage de l’abbé Galiani, et à la correction de ses épreuves. Tandis que je serai absent, qui me remplacera pour cette édition ? À vous dire vrai, il y a un homme qui en aurait la bonne volonté, mais à qui je n’en crois pas le talent. Tout cela me soucie : je voudrais bien contenter le Baron, et je ne voudrais pas délaisser l’abbé, d’autant plus qu’il est absent, et que je ne voudrais pas qu’il dît que les absents ont tort. Autre aventure ; je viens de recevoir une comédie de Voltaire[3] à présenter aux comédiens : c’est Gourville qui donne la moitié de sa fortune à un dévot, qui nie le dépôt, et l’autre moitié à Ninon, qui le rend fidèlement, quoique, dans l’absence de Gourville, elle se soit trouvée dans la plus grande détresse. Tout cela est encore fourré de trois ou quatre personnages bizarres et comiques. Elle est en vers et en cinq actes. Je doute que les comédiens l’acceptent ; et quand les comédiens l’accepteraient, je doute que la police la permette : c’est une copie du Tartuffe. Deuxième aventure dont je ne sais, ma foi, comment nous sortirons. Le censeur que M. de Sartine nous a donné pour l’ouvrage est un capucin renforcé qui joue de la serpe à tort et à travers. J’en ai déjà écrit quatre ou cinq fois au sublime magistrat, lui protestant sur mon honneur que celui qui faisait les lacunes aurait pour agréable de les remplir.

Tout mon plaisir se réduit à vous écrire quelques lignes à la dérobée, et à m’en aller dans la chambre voisine, quand la tête est bien lasse, persifler la mère et l’enfant. Hier, l’enfant était sur le point de sortir, et voici une petite ébauche de notre causerie. « Qu’as-tu là sur la tête, qui te la rend grosse comme une citrouille ? — C’est une calèche. — Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a. — Tant mieux : on en est plus regardée. — Est-ce que tu aimes à être regardée ? — Cela ne me déplaît pas. — Tu es donc coquette ? — Un peu. L’un vous dit : Elle n’est pas mal ; un autre : Elle est bien ; un troisième : Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir. — Beau plaisir ! — Tenez, mon papa, à tout prendre, j’aimerais mieux plaire un peu à beaucoup de gens que de plaire beaucoup à un seul. — Ah ça, va-t’en vite avec ta calèche. — Allez, laissez-nous faire ; nous savons bien ce qui nous va, et croyez qu’une calèche a bien ses petits avantages. — Et ces avantages ? — D’abord, les regards partent en échappade (c’est son mot) ; le haut du visage est dans l’ombre ; le bas en paraît plus blanc ; et puis l’ampleur de cette machine rend le visage mignon, » etc., etc.

Je crois vous avoir dit que j’avais fait un Dialogue entre d’Alembert et moi. En le relisant, il m’a pris fantaisie d’en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d’Alembert, qui rêve, Bordeu, et l’amie de d’Alembert, Mlle de l’Espinasse. Il est intitulé le Rêve de d’Alembert. Il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou. J’y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse ; aussi ne les verra-t-elle jamais. Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il n’y a pas un mot de religion, et pas un seul mot déshonnête. Après cela je vous délie de deviner ce que ce peut être. À propos de mon amoureuse, eh bien, je lui ai envoyé une lettre de M. Dubucq, qui la doit mettre un peu à son aise. Dites-lui que j’ai fait toutes ses commissions, et que je ne l’en aime pas moins, quoiqu’elle ne cesse de me gronder : les amoureux qui ne se querellent pas de temps en temps ne s’aiment guère. Je n’ai pas vu Mme Bouchard, depuis que je lui ai fait le petit plaisir de l’envoyer à la Comédie : eh bien, elle m’embrassera donc dans la rue si elle m’y rencontre ! Ma foi, partout où elle voudra : il est difficile d’être cruel avec ces femmes-là. Ma comédienne de Bordeaux me ferait enrager, si je m’y intéressais jusqu’à un certain point[4]. Imaginez qu’elle est fille de protestants, et qu’elle jouit d’une pension de deux cents livres, en qualité de nouvelle convertie. Eh bien, cette nouvelle convertie, qui touche tous les ans deux cents francs pour se mettre à genoux quand le bon Dieu passe, s’est avisée de s’en moquer un jour qu’il passait ; on a rapporté ses propos au procureur général : elle a été décrétée, prise et mise en prison, d’où elle n’est sortie qu’à force d’argent. M. Perronet est très-sérieusement malade ; il est renfermé, il ne parle à personne. L’abbé Morellet passe les jours et les nuits à répondre à M. Necker.

J’étais invité à aller dîner aujourd’hui à Châtillon, avec M. et Mme de Trudaine, qui ont de l’amitié pour moi. Je m’en suis excusé comme j’ai pu ; mais tout cela n’est que reculer pour mieux sauter. Oh ! cette pièce a fait une diable de sensation. Comme un autre en tirerait bon parti pour se fauliler avec toute la terre ! Cela ne m’arrivera pas, ou je changerais bien. Je n’ai pourtant pas pu me tirer des avances et des cajoleries de M. et de Mme de Salverte. J’en suis à mon second voyage à leur maison de campagne, une des plus agréables qu’il y ait aux environs de Paris ; elle est située comme la maison du père Lachaise : Paris paraît avoir été bâti pour elle.

Bonsoir, bonnes amies ; aimez-moi toujours, malgré mon indignité. Portez-vous bien ; que M. Gras guérisse, et que ces maudites pluies-ci ne vous chagrinent pas. J’ai écrit à ma sœur pour avoir du vin ; à peine en fera-t-elle pour sa provision ; et si ce temps dure, il sera cher et détestable. Mais attendons, et voyons ce que les vendanges deviendront.



  1. Damilaville, mort le 13 décembre 1768, et Grimm.
  2. Voir le plan de cette pièce, t. VIII, p. 5.
  3. Le Dépositaire, comédie de société, jouée à la campagne en 1767.
  4. Mlle Jodin. Voir plus loin les lettres qui lui sont adressées.