Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 269-272).


CXI


Paris, ce 28 août 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Vous vengeriez-vous cette année de mon silence de l’an passé ? seriez-vous mortes toutes trois, et n’en resterait-il pas du moins une qui m’instruisît du sort des deux autres ?

Je suis très-assidu chez Damilaville. Mme Duclos et moi nous attendons avec une égale impatience qu’il plaise à M. Gaudet d’ouvrir ses dépêches et de nous envoyer nos lettres ; mais son mari n’est pas plus exact que vous. Elle le boude de son côté. Je vous boude du mien. Nous causons et nous jouons, pour ne plus penser à des gens qui nous oublient.

Les glandes du malade s’affaissent un peu ; mais ses forces tombent, et ses douleurs continuent. Le médecin, en attaquant le vice radical, joue à croix ou pile la vie de son patient. Je ne lui en sais pas mauvais gré. J’aimerais mieux être mort que de vivre à la condition de payer un petit intervalle de rémission de cinq à six mois de souffrances. Il faut être le premier ministre du maître du monde pour oser dire : Crucifiez-moi, cassez-moi bras et jambes, arrachez-moi les dents l’une après l’autre ; pourvu que j’existe, tout est bien.

C’est aujourd’hui lundi. Mme Duclos part jeudi. Damilaville sera vendredi ou samedi installé dans son nouvel appartement.

Cette pauvre femme s’en retourne l’âme pleine de chagrin qu’elle dévore. Elle m’a jeté à la dérobée quelques mots d’après lesquels j’ai compris que ses soins étaient payés de mauvais procédés.

On lui avait fait espérer une chambre dans le nouveau domicile ; il y a trois ou quatre jours qu’on lui a déclaré qu’il n’y fallait plus compter ; et la voilà sur le point de vendre ses petits meubles pour rien, et forcée, lorsqu’elle reviendra, de faire en règle la fonction de garde-malade, en couchant au pied d’un lit sur un matelas et des sangles. Sa rivale ne la connaît guère, elle s’y résoudra. Il est bien cruel de priver un homme des soins qu’on lui doit, et qu’on n’a nulle envie de lui rendre, et de prendre, pour y réussir, un moyen qui rendra ces soins infiniment pénibles à celle qui aura le courage de s’y livrer. C’est dire : Ou tu le laisseras périr, ou tu périras en le secourant.

Ma maison est un petit hôpital en règle ; ma femme a les pieds tiraillés de son humeur goutteuse ; ma petite a le visage et les yeux bouffis d’un rhume conditionné comme pour Mlle ***. Une nouvelle servante est tombée malade tout en s’installant ; Mme Diderot en a le plus grand soin : elle la regarde comme un pauvre que la Providence lui a adressé. C’est ma phrase qu’elle a tout de suite adoptée.

Je viens de dîner chez le baron de Gleichen, qui attend demain ou après l’arrivée de son roi. Une petite femme, que je vous nommerais bien, lui dit étourdiment : « Monsieur le baron, votre roi ! c’est une tête… » — Et le baron ajouta : « Couronnée, madame. »

J’étais invité à aller dîner demain mercredi, à Aubonne, chez M. de Saint-Lambert ; mais j’ai mieux aimé recevoir les adieux de Mme Duclos.

La partie devait cependant se faire avec l’abbé Personnel, Suard et le chevalier de Chastellux, que j’aurais étouffé à force de l’embrasser. Vous avez su son aventure à Calais avec un officier exclu de son régiment ; mais vous ne l’avez pas sue tout entière. Ils s’en revenaient à la ville ; le chevalier était blessé de trois coups d’épée, dont un pénétrait de trois doigts dans sa poitrine. L’officier dit à son colonel : « Monsieur le chevalier, vous marchez, ce me semble, très-fermement, et je crois que nous pourrions recommencer. — Très-volontiers », répondit le chevalier ; et voilà derechef les épées tirées. Celle de l’officier, dans le combat, s’embarrasse dans la manche du chevalier ; le chevalier la saisit, et, lui appuyant la pointe de la sienne sur la gorge, lui dit : « Je pourrais vous tuer ; mais je vous donne la vie que vous ne méritez pas. Allez, vous n’êtes qu’un lâche. »

Tous les honnêtes gens sont fâchés qu’il ne l’ait pas tué ; et il n’y a pas un d’eux qui ne fût fort vain d’avoir fait comme le chevalier. Est-ce sentiment de justice ? est-ce envie secrète ? Ma foi, je n’en sais rien.

C’est Suard qu’on a chargé de m’inviter à la partie d’Aubonne. J’ai profité de l’occasion que j’avais de lui écrire pour lui laver la tête d’importance. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il avait eu l’indiscrétion de m’envoyer sous une enveloppe volante un livre anglais rempli de figures infâmes. J’ai tâché de lui faire comprendre les suites possibles de son action, la corruption de ma fille, et mon éternelle haine. Voilà nos gens qui portent dans leur poche la toise dont ils mesurent si strictement les ouvrages et les procédés ; et voilà un d’entre eux qui s’expose à faire sécher son ami de douleur, et qui fait ce qu’un freluquet de quinze ans, qui aurait eu à envoyer un pareil ouvrage rue Froidmanteau, à une catin, n’aurait pas fait, par respect pour lui-même.

Madame de Blacy, voilà une de vos affaires faite. Priez Dieu pour son succès. J’ai appris par l’abbé Le Monnier que M. Trouard partait samedi prochain pour Orléans, avec M. l’évêque d’Orléans ; et aussitôt je me suis mis à écrire à M. Trouard une lettre qu’il pût montrer à l’évêque. Je ne sais ce qu’elle produira ; mais je puis vous assurer qu’elle n’est pas plus mal que les placets.

Je ne sais si M. de Villeneuve est de retour d’Alsace : je le saurai demain ou après, et je l’aurai vu. Quoique vous ne parliez plus, je vous crois cependant toutes les trois vivantes. Maman, n’allez-vous pas trouver que mademoiselle fait bien de me laisser avec les incertitudes qu’elle m’a jetées sur sa santé ? Il faut avoir une belle habitude de gâter ses enfants. Attendez-vous que vous serez punie : tôt ou tard les parents sont châtiés pour leurs enfants gâtés. Faites-moi dire au moins que vous vous portez bien, et que vous êtes légère comme un cerf et droite comme un jonc, et je les dispense du reste. Cela n’est pas vrai ; mais un mot d’elles-mêmes, et je les tiens quittes.

Mademoiselle, songez-y bien ; je ne vous écrirai plus : j’écrirai à maman, j’écrirai à ma sœur aînée qui m’aime et que j’aime mieux que vous ; et je leur enjoindrai bien de ne vous pas souffler un mot de moi, ni à moi un mot de vous.

Voilà l’Académie française déshonorée derechef, et l’Académie de peinture dans la boue : je vous raconterai cela une autre fois.

Enfin, la fille du marquis a changé de nom. Le père en est fou. De sa vie, il n’a été si délicieux à voir et à entendre.

Aimez-moi toujours, ce sera fort bien fait : mais dites-le-moi quelquefois.