Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 263-265).


CIX


Paris, 11 octobre 1767.


Je n’y saurais tenir. J’interromps mon Salon pour causer un petit moment avec vous. Quelle différence de la vie du Grandval et de celle que je mène ici ! Aussi ma santé s’en est-elle ressentie : je dors mal ; je ne saurais digérer ; j’ai eu une migraine à devenir fou. Tout cela s’est dissipé ; et il me reste des courses que j’ai faites une liberté de membres, une fermeté de jarret que je croyais perdues pour toujours. Je ne marche pas, je vole.

Depuis deux jours, je n’ai point vu les chères sœurs. J’ai passé la matinée de samedi à travailler ; le reste de la journée à mes affaires. J’ai sanctifié mon dimanche en faisant compagnie à un malade : c’est M. Devaisnes, qui a la grippe la mieux conditionnée.

Je n’ai point encore vu les Van Loo ; mais je les verrai demain. Michel m’a envoyé le beau portrait qu’il a fait de moi ; il est arrivé, au grand étonnement de Mme Diderot, qui le croyait destiné à quelqu’un ou à quelqu’une. Je l’ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne. Mme Diderot prétend qu’on m’a donné l’air d’une vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu’il en soit, c’est une marque d’amitié de la part d’un excellent homme, qui doit m’être et qui me sera toujours précieuse.

J’attends un buste de l’impératrice. Elle a écrit une lettre charmante à Marmontel sur son Bélisaire. Il en a reçu une autre du fils de la reine de Suède, avec un très beau présent de sa mère : c’est une boîte d’or où l’on a exécuté en émail toutes les estampes de son ouvrage. La belle lettre du fils est encore plus précieuse que le présent de sa mère. Je tâcherai d’obtenir la communication de tout cela, et de vous en régaler. Il a vu, aux eaux d’Aix-la-Chapelle, le prince héréditaire de Brunswick, qui l’a comblé d’amitiés. Après cela, croyez-vous qu’il puisse être sensible aux persécutions de la Sorbonne ? J’oubliais de vous dire que la digne Sorbonne est bafouée dans toutes ces lettres. Le grand inquisiteur d’Autriche, le médecin Van Swieten, a eu l’ordre de l’empereur et de l’impératrice de faire compliment à Marmontel, et il s’en est reposé sur son fils qui s’en est acquitté on ne peut pas mieux. Savez-vous ce que je vois dans tout cela ? C’est que les cours étrangères sont charmées de nasarder un peu notre ministère, et n’en perdent pas la moindre occasion. Il faut que notre langue soit bien commune dans toutes les contrées du Nord, car ces lettres auraient été écrites par les seigneurs de notre cour les plus polis qu’elles ne seraient pas mieux. Ce que je vois encore, c’est qu’à en juger par l’estime qu’on accorde à l’ouvrage de Marmontel dans ces pays, il faut même qu’en politique on n’y soit pas si avancé qu’ici. Cependant ils ont là Montesquieu. Ajoutez à tous ces honneurs le plaisir d’être vengé par Voltaire. Celui-ci vient de décocher contre les Cogé, les Riballier et autres théologiens fanatiques, auteurs de la censure, une satire d’une gaieté d’enfant, mais d’une méchanceté effroyable. Elle est intitulée : Honnêteté théologique[1]. Tout cela vous attend, mais vous ne venez point.

Marmontel a encore trouvé aux eaux deux évêques avec lesquels il a eu le plaisir de ferrailler tant qu’il a voulu, et c’en est un grand pour lui. Ces saints pasteurs disaient, en soupirant, que, du train dont on y allait, la religion n’avait pas cinquante ans à durer. C’est bien dommage ! Ils prétendent que les portes de l’enfer sont à Ferney, et ils oublient qu’il est écrit qu’elles ne prévaudront jamais.

La petite sœur s’est si bien trouvée du voyage de Sceaux, qu’elle ne demanderait pas mieux que d’y retourner. Nous attendons le retour du prince et du beau temps pour avoir des chevaux. Il serait bien plaisant qu’elle trouvât sa défaite dans le lieu même où elle s’égara une fois très-inutilement avec M. de ***. Vous en souvenez-vous ? Mais, à propos, n’avez-vous point entendu parler de M. Vialet ? Je suis un peu curieux de revoir Suard, et pour cause. Adieu ; bonsoir, bonnes amies. Vous deviez être à Paris le 4 ou le 5 d’octobre. C’est donc comme cela que vous tenez parole ? Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous aime bien.



  1. On lit dans la Correspondance de Grimm, 15 décembre 1768 : « Damilaville fit l’année dernière un pamphlet intitule l’Honnêteté théologique, pour venger Marmontel des attaques de l’absurde Riballier et de son aide de camp Cogé ; c’est son meilleur ouvrage. Il nous le donna pour être de M. de Voltaire, et tout le monde le crut. En effet, il l’avait fait imprimer à Genève et M. de Voltaire l’avait rebouisé. La première phrase, par exemple : Depuis que la théologie fait le bonheur du monde, porte trop visiblement son cachet pour être d’un autre. Cogé lui-même, qui n’est pas le moins bête du troupeau dos cuistres, y avait été trompé, et croyait être redevable de l’Honnêteté théologique à l’honnêteté de M. de Voltaire. »