Lettres à Sixtine/Toutes ces mêmes choses
Journal de voyage, 2 septembre.
èvres. — Toutes ces mêmes choses vues ensemble
hier. Est-ce possible que nous nous
soyons quittés et que nous ne nous retrouvions
pas ce soir !
Je t’ai vue suivant le train des yeux, goûtant l’amertume de l’éloignement graduel… Et déjà il y a des lieues entre nous et une tristesse m’envahit-elle.
Versailles. — Une famille monte — des Allemands, — cinq enfants. — Je change de compartiment — je suis très mal. — L’ennui va s’aggraver. — Seul c’était possible. — Cela devient horrible. — Pourtant je me fais à mon voisinage qui est convenable et ne pouvant guère écrire qu’aux arrêts du train, je lis. Je pense à toi et je te vois, mais je ne veux pas trop appuyer, que le voyage ne soit pas trop pénible.
Avec cela, je ne suis pas sans inquiétude de toi. Si je ne te laissais pas, j’aurais un certain plaisir à ce voyage — c’est bien différent. Je sens que je n’ai besoin que de toi et que la vie, même momentanée, n’est possible qu’avec toi.
Ces quinze jours qu’on nous vole, c’est trop, mais nous les rattraperons. En pensant constamment au retour, cela ira peut-être.
10 h. 45. — Je me retrouve presque seul — un jeune médecin militaire qui admire le paysage, les églises et ressemble au Comte de Paris. — Plus de femmes, on peut fumer une cigarette, et, il semble, respirer. Que fait-elle, à cette heure ?
Il me faudrait un horaire de ta vie, d’avance, savoir où tu es à chaque instant, quels gestes, quel regard ; si tu marches, si tu es assise, quelle robe ; il me faudrait l’impossible, t’avoir.
Cela va être très dur. — Des lettres de toi — Une aujourd’hui — samedi — que je l’aie dimanche.
Je respire le parfum de tes gants et de ton sachet.
Je lis un peu de l’Education sentimentale : « Le bateau pouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre et cette chose, si simple, n’était pas plus facile cependant que de remuer le soleil. »
Je pourrais reprendre le train de Paris, revenir, retrouver ses lèvres, ce soir, ce soir même — et cette chose si simple…
J’ai eu la faculté de me résigner. M’aurait-elle communiqué son esprit de révolte ? — ou bien y aurait-il des possessions si absolues qu’elles ne souffrent pas d’intermittence. C’est comme si on vous coupait en deux moitiés. Je me trouve fort désemparé, faisant avec ces mots tremblés comme autant d’efforts vains vers l’union dont chaque tour de roues m’éloigne.
L’analyse de mes impressions te mettra au moins un peu de moi sous les yeux.
Quelles heures divines hier et quelle journée pour lendemain.
Sens-tu que Versailles nous a encore serrés l’un à l’autre d’un nœud nouveau ? Et je crois que nous irons toujours ainsi nous unissant davantage.
1 h. — L’uniforme réussit — ce qui est difficile — à lier conversation — je le renseigne vaguement sur le paysage, puis je reprends mon crayon. Je suis devenu assez expert à écrire au roulis et cela seul me réveille. Dormir aujourd’hui, tout seul, ne me dit rien ; penser ne me va guère mieux.
C’est une rêverie vague et triste avec des ressauts douloureux.
Et je me sens moins abandonné que toi — je serai forcément un peu distrait ; celui qui part a encore le moins mauvais lot.
2 h. — Je sens, à mesure que j’approche, une tristesse me poigner, plus vive. Comme tu as pénétré ma vie, comme tu l’as pétrie, comme tu l’as faite tienne. Jamais, sûrement, je ne croyais éprouver, pour qui que ce soit, une tendresse pareille. Je croyais en avoir été capable, mais que le temps était passé.
Celle qui m’est chère a trouvé une belle réserve de passion, et c’est elle qui l’a découverte. Lui, il ne s’en doutait pas, se jugeant scepticisé, regrettant parfois amèrement une faculté qui dormait seulement.
Tu m’as fait une belle vie, et si je ne t’aimais pas, je t’adorerais.
Les choses que je revois me semblent différentes et indifférentes. J’ai laissé à tes doigts, dans le dernier contact, toute mon impressionnabilité. Tout va glisser sur moi ; pour aller jusqu’au cœur, toi seule, maintenant, sais le chemin.
Adieu, carissima, je t’envoie toutes mes pensées, tous mes baisers, bien vains, hélas.