Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant/Lettre 8

HUITIÈME LETTRE

Nous tenons maintenant sous nos regards la description de l’esprit humain. La tâche serait finie pour un esprit ordinaire. Mais Kant n’est pas un esprit ordinaire, et nous allons entrer avec lui dans un ordre de recherches tout à fait neuf et fort difficile. Car, ainsi que je l’ai fait remarquer, Kant se trouve en présence du noumène, qui n’est rien qu’on puisse penser comme objet ; on ne peut le penser que comme sujet, et voilà ce qui reste à dire.

Notre propre pensée ne nous est connue que par les effets, qui sont grands et importants. Les concepts, les principes, toute la science font paraître une unité absolue qui n’est que de forme, c’est-à-dire qui n’apparaît jamais. Cette unité ne peut être une chose ; c’est l’âme elle-même, c’est le jugement, c’est l’être de la liberté, qu’on ne peut jamais saisir, et dont la marque est partout. Que le monde apparaisse sous l’unité originairement synthétique, ce n’est pas encore assez. Ce n’est peut-être qu’une illusion ; ce n’est peut-être que subjectif ; mais il est absurde de penser le monde comme subjectif. Qu’est-il donc ? Voilà la question qui n’est jamais posée. Pourquoi y a-t-il un monde ? Car l’esprit est par soi ; mais le monde répond-il à l’esprit ? Présente-t-il à l’esprit au moins une image brisée ? On a assez dit que le monde n’est connu que comme représentation. Mais n’est-il que représentation ? Comme il nous faut une intuition pour percevoir, il nous faut aussi un sentiment pour juger. Quels sont les signes, et le monde nous fait-il des signes ?

Oui, le monde éveille en nous des sentiments vifs. Dans quels cas ? Surtout quand il s’agit d’organismes. Alors, en eux, l’éternité est, car il est clair qu’ici les parties dépendent du tout. Et c’est ce qu’on exprime en disant qu’elles sont réciproquement fin et moyen. Ainsi apparaît, dans une investigation difficile, la notion de finalité, si bien chassée de la science, mais que, par cela même, nous retrouvons à l’état de pureté dans ces cas remarquables, où, au lieu de concevoir la vérité, nous jugeons la beauté comme un signe d’existence, ce qui revient à dire un signe de l’esprit extérieur. L’esprit est monde alors, non seulement parce qu’il soutient le monde comme représentation, mais parce qu’il est le monde. Je réserve pour la fin de cet exposé la critique du jugement esthétique, qui se trouve au commencement de la Critique du Jugement. Le vrai sujet, la critique du jugement téléologique, c’est la partie difficile et importante ; c’est elle que je veux mettre en première place ; car il me semble que Kant s’est laissé aller à exposer, avec tout le détail de la Critique, ce qu’il découvre de brillant et de neuf concernant le beau et le sublime. Pour moi, ce sera la récompense et la certitude finale. Je pense qu’il faut ordonner ainsi les recherches, si l’on ne veut être écrasé par la troisième Critique, dont l’objet s’étend sans cesse, et recouvre en retour toute la science, toute la morale et toute la religion. Il est donc prudent de se rendre maître de ce Monde, qui devient presque Dieu, et comme l’Idole Essentielle.

Le panthéisme a toujours menacé la philosophie. Si, selon les vues géniales d’Aristote, le monde est lui-même un Vivant Éternel, si tout est finalité dans l’univers, encore faut-il échapper à l’argument ontologique, qui prétend prouver l’être par la perfection, et oser dire que tout existe en vue de l’homme, le seul être qui pense et qui s’élève jusqu’à la moralité ; cela certes est une preuve, mais qui ne vaut que pour l’homme moral, qui, parce qu’il conçoit la moralité, reconnaît au tout une valeur morale. Bien souvent Kant dirige sa pensée vers la grande énigme, vers l’histoire humaine, et recule devant les images de cette guerre universelle, qui nous apporte le progrès. Mais le progrès n’est-il pas alors déshonoré ? Kant se pose la question et s’impose de douter. C’est qu’il fut toujours l’homme de la paix perpétuelle, comme il juge de l’humanité toujours en Jacobin. Il faut apercevoir ici l’influence de Jean-Jacques Rousseau, qui fut telle sur le philosophe à ce point sensible qu’il le relisait jusqu’à user l’émotion qu’il craignait pour la Critique. Ceux qui aiment trop Rousseau, et je suis de ceux-là, apprécieront ici le cœur du philosophe de Kœnigsberg, si austère dans sa froideur de moraliste, mais aussi tendre que le plus tendre des hommes, et qui doit avoir à se battre contre la grande idée de finalité qui lui a souri. Donc il est le plus poète des philosophes et digne de sa grande postérité, où, dans la philosophie allemande, on a vu s’unir les grandeurs du sentiment aux rigueurs de la pensée. Schelling, Hegel en témoignent assez. Je donne par là une fidèle idée de la Critique du jugement téléologique ; question réglée, pensait-on ; oui, réglée pour le philosophe, mais non pas pour l’homme des Confessions. Car il s’agit de l’homme, non pas perdu dans sa réflexion, mais qui au contraire retrouve tout l’homme dans l’histoire, et toute la pensée dans les religions et les temples. Tel fut le texte de la philosophie allemande, dans la belle époque qui suivit Kant et qui vit encore. Tous alors supposent que l’homme juste est la fin de l’histoire ; tous développent le sens commun, qui n’est plus la froide raison, mais plutôt le cœur commun, car ce n’est pas trop dire ; mais c’est la troisième Critique qui l’a découvert. C’est la religion de l’homme, tant de fois promise et figurée, qui mettra fin aux guerres fratricides (elles le sont toutes). Reconnaissez, mon cher, que Kant marche encore devant nous.

Quel est enfin l’objet de la Critique du Jugement ? C’est, encore une fois, nous détourner de l’argument facile, qui, dans le simple sentiment, nous montre l’âme et Dieu. Cette théosophie est bien respectable ; mais, si l’on s’en contente, on manque au respect que l’on doit à sa propre pensée. Jamais un concept, subjectif en notre âme, ne peut nous prouver une existence sans la perception. Et le sentiment du noumène ne peut suffire à nous faire connaître quoi que ce soit, immortalité ou Dieu. Mais qu’importe, dit le croyant. C’est cela même qui est la fausse religion, exactement l’idolâtrie de la raison. Tout concept ainsi changé en objet est la faute des faibles révolutionnaires, qui voudraient que le progrès humain existe en soi et par soi, comme un objet et comme une chose. En cela consiste l’idolâtrie. Et, au contraire, par respect de sa propre raison, chacun doit juger que le progrès ne se fait pas seul et exige toute l’action de l’homme. Il ne s’agit donc pas de compter sur l’action de Dieu, comme on pourrait faire si le progrès était une chose dans le monde. C’est manquer de foi, et manquer gravement au devoir, qui est premièrement de croire, c’est-à-dire de n’être pas sûr. Tel est l’élan d’un cœur républicain et d’un vrai révolutionnaire. Il faut n’espérer qu’en l’esprit et, comme esprit, nous n’avons absolument que nous ; tout repose donc sur nous. La paix repose sur moi ; si je manque au devoir envers l’esprit, la paix est perdue. On reconnaît ici le même fanatisme qui est en Kant partout, et qui ne permet nullement de s’en rapporter aux pouvoirs, qui ne sont jamais qu’un état de fait. Ce serait alors un quiétisme, qui s’en rapporterait à la bonté du monde ; mais peut-on se fier à la matière ? Tel est donc le dernier effet de la Critique, c’est de nous rendre difficiles à l’égard de nous-même, et en somme de ne pas attendre la récompense avant l’action. Par ce genre de méditation seulement, la philosophie peut égaler la religion, ou plutôt substituer à la religion vulgaire la vraie religion et aux faux dieux le vrai Dieu. Ainsi se fait l’épuration de nos pensées, si sévèrement commencée dans la première Critique. Kant n’a pas l’opinion que le devoir soit facile ni que le salut soit facile. Là se trouve son dogme ; il a découvert l’esprit, il prétend ne pas le perdre. Mais, si la révolution est faite, il croit tout perdu, car ce qui est fait n’est jamais qu’un équilibre de matière. On reconnaît ici le fond même de l’esprit Jacobin, qui est aux yeux de Kant comme la Réforme de l’Église Politique. Cet esprit rebelle au contentement de soi, je l’ai retrouvé dans mes héros, dans Lagneau et dans Jules Lachelier. Toutefois je n’avais pu pénétrer jusqu’à la critique de soi, qui fait de l’âme même un grand doute et une grande modestie. Lagneau, à ce que j’ai vu souvent, poussait la modestie jusqu’à la colère, ce qui m’expliquait très bien son ambition qui refusait tout ; non pas par colère, mais par un argument aussi précis que l’ontologique lui-même. À présent je comprends pourquoi la sagesse de Lagneau ne lui semblait jamais achevée. Et qu’il ait communiqué ce sentiment à des enfants de seize ans, c’est un vrai miracle. C’est, comme je disais, un des signes que le monde nous fait.

Mon cher philosophe, j’ai mis un grand effort à présenter cette conclusion ; mais, si vous voulez bien relire la troisième Critique, vous verrez que je n’ai imité que de bien loin la patience et l’humilité de Kant. Maintenant, pour la prochaine et dernière lettre, je garde l’esthétique nouvelle, qui, avec Kant, a renouvelé au XIXe siècle toute la culture et jusqu’à la littérature. Ce qui a provoqué une opposition des politiques, d’une violence admirable ; car tout le jeu politique est de faire aimer la détestable facilité, fille de flatterie, et qui aurait fini par déshonorer le peuple, si l’esprit de Kant n’avait gardé son mordant et sa grandeur, vraiment digne d’Épictète et de Marc-Aurèle.

M’accusez-vous de vous avoir fait perdre votre temps ? Non, assurément, car vous êtes un homme en qui l’esprit ne se repose jamais. À vous, mon cher ami.

Le 9 avril 1946.