Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 402-404).


XIII

À LA MÊME,
CHEZ M. LE COMTE DE SCHULLEMBOURG, À BORDEAUX.
10 septembre 1768.

Mademoiselle, je ne saurais ni vous approuver ni vous blâmer de votre raccommodement avec M. le comte. Il est trop incertain que vous soyez faite pour son bonheur et lui pour le vôtre. Vous avez vos défauts, qu’il n’est jamais disposé à vous pardonner ; il a les siens, pour lesquels vous n’avez aucune indulgence. Il semble s’occuper lui-même à détruire l’effet de sa tendresse et de sa bienfaisance. Je crois que de votre côté il faut peu de chose pour altérer votre cœur et vous porter à un parti violent. Aussi je ne serais pas étonné qu’au moment où vous recevrez l’un et l’autre ma belle exhortation à la paix, vous ne fussiez en pleine guerre. Il faut donc attendre le succès de ses promesses et de vos résolutions. C’est ce que je fais sans être indifférent sur votre sort.

J’ai reçu votre procuration, elle est bien. Il me faut à présent un certificat de vie légalisé. Ne différez pas d’un instant à me l’envoyer. Je vous enverrai, par la voie que vous m’indiquerez, le portrait et les lettres de M. le comte. Cela serait coûteux par la poste.

À la lecture de la défense que vous faites à votre mère de rien prendre sur les sommes dont je suis dépositaire, elle en est tombée malade. En effet, que voulez-vous qu’elle devienne et que signifie cette pension annuelle de 1,500 francs que vous prétendez lui faire, si vous en détournez la meilleure partie à votre propre usage ? Si vous n’y prenez garde, il n’y aura de votre part qu’une ostentation qui ne tirera pas votre mère du malaise. Il ne s’agit que de calculer un peu pour vous en convaincre et vous amener à de la raison, si vous avez réellement à cœur le bonheur de votre mère.

Comme vos intentions m’étaient expliquées de la manière la plus précise, je l’ai renvoyée à votre réponse, qu’elle attend avec la plus grande impatience.

Je ne sais d’où vous vient cet accès de tendresse pour la Brunet, qui vous a déchirées toutes les deux chez le commissaire de la manière la plus cruelle et la plus malhonnête. Il n’y a rien de si chrétien que le pardon des injures.

Un avis que je me crois obligé de vous donner, c’est que votre femme de chambre est en correspondance avec la dame Brunet ; vous en ferez l’usage qu’il vous plaira.

Comme vous n’avez pas pensé à me marquer votre adresse à Bordeaux, je vous écris à tout hasard.

Autre chose ; il n’y a plus de rentes viagères sur le roi ; mais si votre argent était prêt, je le placerais à 6 pour 100 sur des fermiers-généraux, et le fonds vous resterait.

C’est un service que je pourrais aussi rendre à M. le comte, mais il n’y aurait pas un moment à perdre.

Je vous salue, mademoiselle. Je vous prie de présenter mon respect à M. le comte.

Je voudrais bien vous savoir heureux l’un et l’autre. Je n’ai pas le temps de moraliser. Il est une heure passée, il faut que cette lettre soit à la grande poste avant qu’il en soit deux.

Donnez attention, mademoiselle, aux petits états de reçus et de dépenses que je vous envoie, et jugez là-dessus de ce que vous avez à faire pour madame votre mère, qui est malade, inquiète et dans un besoin pressant de secours.

Ainsi point de délai sur tous les objets de ma lettre ; et tâchez d’être sensée, raisonnable, circonspecte, et de profiter un peu de la leçon du passé pour rendre l’avenir meilleur.