Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 387-389).


III

À LA MÊME, À VARSOVIE.


Mademoiselle, nous avons reçu toutes vos lettres, mais il nous est difficile de deviner si vous avez reçu toutes les nôtres. Je suis satisfait de la manière dont vous en usez avec madame votre mère. Conservez cette façon d’agir et de penser. Vous en aurez d’autant plus de mérite à mes yeux, qu’obligée, par état, à simuler sur la scène toutes sortes de sentiments, il arrive souvent qu’on n’en conserve aucun, et que toute la conduite de la vie ne devient qu’un jeu, qu’on ajuste comme on peut aux différentes circonstances où l’on se trouve.

Mettez-vous en garde contre un ridicule qu’on prend imperceptiblement, et dont il est impossible dans la suite de se défaire : c’est de garder, au sortir de la scène, je ne sais quel ton emphatique qui tient du rôle de princesse qu’on a fait. En déposant les habits de Mérope, d’Alzire, de Zaïre ou de Zénobie, accrochez à votre porte-manteau tout ce qui leur appartient. Reprenez le propos naturel de la société, le maintien simple et honnête d’une femme bien née. Ne vous permettez à vous-même aucun propos libre, et, s’il arrive qu’on en hasarde en votre présence, ne les entendez jamais. Dans une société d’hommes, distinguez, adressez-vous de préférence à ceux qui ont de l’âge, du sens, de la raison et des mœurs. Après les soins que vous prendrez de vous faire un caractère estimable, donnez tous les autres à la perfection de votre talent. Ne dédaignez les conseils de personne. Il plaît quelquefois à la nature de placer une âme sensible et un cœur très-délicat dans un homme de la condition la plus commune. Occupez-vous surtout à avoir les mouvements doux, faciles, aisés et pleins de grâce. Étudiez là-dessus les femmes du grand monde, celles du premier rang, quand vous aurez le bonheur de les approcher. Il est important, quand on se montre sur la scène, d’avoir le premier moment pour soi, et vous l’aurez toujours si vous vous présentez avec le maintien et le visage de votre situation. Ne vous laissez point distraire dans la coulisse. C’est là surtout qu’il faut écarter de soi et les galanteries, et les propos flatteurs, et tout ce qui tendrait à vous tirer de votre rôle. Modérez votre voix, ménagez votre sensibilité, ne vous livrez que par gradation. Il faut que le système général de la déclamation entière d’une pièce corresponde au système général du poëte qui l’a composée ; faute de cette attention, on joue bien un endroit d’une scène, on joue même bien une scène, on joue mal tout le rôle. On a de la chaleur déplacée ; on transporte le spectateur par intervalles ; dans d’autres on le laisse languissant et froid, sans qu’on puisse quelquefois en accuser l’auteur. Vous savez bien ce que j’entends par le hoquet tragique. Souvenez-vous que c’est le vice le plus insupportable et le plus commun. Examinez les hommes dans leurs plus violents accès de fureur, et vous ne leur remarquerez rien de pareil. En dépit de l’emphase poétique, rapprochez votre jeu de la nature le plus que vous pourrez ; moquez-vous de l’harmonie, de la cadence et de l’hémistiche ; ayez la prononciation claire, nette et distincte, et ne consultez sur le reste que le sentiment et le sens. Si vous avez le sentiment juste de la vraie dignité, vous ne serez jamais ni bassement familière, ni ridiculement ampoulée, surtout ayant à rendre des poëtes qui ont chacun leur caractère et leur génie. N’affectez aucune manière, la manière est détestable dans tous les arts d’imitation. Savez-vous pourquoi on n’a jamais pu faire un bon tableau d’après une scène dramatique ? c’est que l’action de l’acteur a je ne sais quoi d’apprêté et de faux. Si, quand vous êtes sur le théâtre, vous ne croyez pas être seule, tout est perdu. Mademoiselle, il n’y a rien de bien dans ce monde que ce qui est vrai ; soyez donc vraie sur la scène, vraie hors de la scène. Lorsqu’il y aura dans les villes, dans les palais, dans les maisons particulières, quelques beaux tableaux d’histoire, ne manquez pas de les aller voir. Soyez spectatrice attentive dans toutes les actions populaires ou domestiques. C’est là que vous verrez les visages, les mouvements, les actions réelles de l’amour, de la jalousie, de la colère, du désespoir. Que votre tête devienne un portefeuille de ces images, et soyez sûre que, quand vous les exposerez sur la scène, tout le monde les reconnaîtra et vous applaudira. Un acteur qui n’a que du sens et du jugement est froid ; celui qui n’a que de la verve et de la sensibilité est fou. C’est un certain tempérament de bon sens et de chaleur qui fait l’homme sublime ; et sur la scène et dans le monde, celui qui montre plus qu’il ne sent fait rire au lieu de toucher. Ne cherchez donc jamais à aller au delà du sentiment que vous aurez ; tâchez de le rendre juste. J’avais envie de vous dire un mot sur le commerce des grands. On a toujours le prétexte ou la raison du respect qu’on leur doit pour se tenir loin d’eux et les arrêter loin de soi, et n’être point exposée aux gestes qui leur sont familiers. Tout se réduit à faire en sorte qu’ils vous traitent la centième fois comme la première. Portez-vous bien, vous serez heureuse si vous êtes honnête.