Lettres à M. le duc de Blacas d’Aulps, seconde lettre/1

LETTRES
À M. LE DUC DE BLACAS D’AULPS,
relatives
AU MUSÉE ROYAL ÉGYPTIEN DE TURIN.

SECONDE LETTRE. — SUITE DES MONUMENTS HISTORIQUES.


Monsieur le Duc,


En donnant, dans ma première Lettre, une courte description de plusieurs statues, groupes et bas-reliefs du Musée Égyptien de S. M. le roi de Sardaigne, je m’étais surtout proposé de démontrer que les inscriptions hiéroglyphiques dont ces monuments sont décorés, se rapportent aux Pharaons mêmes dont les noms se lisent, en qualité de fondateurs, sur les plus anciennes comme sur les plus étonnantes des constructions qui, sur les bords du Nil et depuis des siècles, appellent la curiosité et l’admiration des peuples civilisés. En recueillant ces légendes royales que la piété ou la reconnaissance de la nation égyptienne grava jadis sur toutes les parties des palais et des temples, ou qu’elle inscrivit sur les trônes et les socles de celles de ces statues qui ornent aujourd’hui les principaux musées de l’Europe, on avait, pour ainsi dire, rassemblé les éléments épars de la vieille histoire des Égyptiens : la Table généalogique d’Abydos est bientôt venue nous enseigner l’ordre dans lequel il fallait ranger ces noms illustres, et nous montrer que les plus beaux édifices de l’Égypte, ainsi que les statues les plus remarquables de la collection Drovetti, sont des monuments de la XVIIIe dynastie des Pharaons. On a fait enfin un pas important vers la restauration des véritables annales égyptiennes, du moment que, par la concordance des faits qu’attestent ces monuments publics avec ce que l’antiquité grecque a conservé de l’histoire de ce pays, il a été possible de fixer chronologiquement l’époque même de cette grande dynastie.

L’existence passée de cette famille royale qui gouverna l’Égypte dans des temps antérieurs à tous les siècles historiques de notre Europe, ne saurait désormais être l’objet d’un doute. On ne rangera plus parmi les brillantes rêveries que l’imagination des Orientaux ne mit que trop habituellement à la place de l’histoire, les travaux et les règnes glorieux des Thoutmosis et des Ramsès. Des monuments de tout genre, et qui ne peuvent être l’ouvrage des temps postérieurs, établissent non-seulement cette existence réelle de chacun des princes de la XVIIIe dynastie, mais nous signalent encore l’état avancé de la civilisation, et de grands progrès dans les arts et dans les sciences sous l’empire des rois Diospolitains descendants d’Aménoftep. Je dirai même, et la suite de cette Lettre pourra, Monsieur le Duc, vous en convaincre pleinement : il est aujourd’hui plus facile de démontrer, sur l’autorité d’actes publics et de pièces contemporaines, l’existence des Pharaons Mœris, Aménophis, ou Ramsès-Méiamoun. que celle de la plupart de nos rois francs de la première race ; et ce n’est là que le simple effet du noble privilége conquis par toute nation policée, qui laisse des traces à jamais ineffaçables sur le sol même qu’elle habita.

Il importait d’abord de fixer d’une manière certaine (très-approximative du moins), l’époque où régnèrent les princes de la XVIIIe dynastie, puisque c’est à peu près vers ce temps seulement que l’histoire égyptienne se rattache, par quelques liaisons connues, à celle des peuples asiatiques. Jusque là et sous les dynasties antérieures à la XVIe, l’Égypte, environnée de nations encore barbares, semble s’être renfermée en elle-même ; et si l’on en excepte les règnes de quelques Pharaons qui, de loin en loin, sortirent des frontières de la terre sacrée pour refouler ou affaiblir, en les combattant, les hordes à demi sauvages de l’Afrique ou de l’Asie, les premiers temps de l’Égypte s’écoulèrent dans une paix profonde. Ce fut pendant cette longue période de repos, qu’interrompirent seuls quelques troubles inséparables des nombreux changements de dynastie, ou de la rivalité des deux premières castes, que les Égyptiens, isolés, pour ainsi dire, du reste du monde, n’attendant rien de leurs voisins à peine encore à leurs premiers essais d’organisation sociale, s’efforcèrent de se suffire à eux-mêmes, et de tirer de leur propre génie les moyens de satisfaire à tous les besoins qu’une civilisation croissante enfantait successivement. L’Égypte travaillait ainsi, comme dans une silencieuse retraite, pour son bonheur et pour celui des peuples à venir qu’elle devait instruire : on découvrit alors les éléments des sciences et les principes des arts qui jetaient déjà une si vive lumière sous les premiers princes de la XVIIIe dynastie.

L’époque où ces rois Diospolitains occupaient le trône étant bien déterminée, elle devient un point de départ fixe, soit pour coordonner les faits historiques relatifs à l’Égypte, soit pour la classification chronologique des monuments de l’art. On appréciera avec bien plus de justesse, en effet, le mérite d’un morceau d’architecture ou d’une pièce de sculpture égyptienne, lorsque l’on connaîtra le siècle auquel on doit les rapporter ; il sera possible alors d’écrire, avec connaissance de cause, l’histoire de l’art en Égypte, sans risquer, comme il est arrivé, d’attribuer à l’influence directe du séjour des Grecs aux bords du Nil, la perfection de certaines statues égyptiennes réellement exécutées dans le temps où la Grèce façonnait tout au plus quelques blocs de bois ou de pierre pour leur donner, à grand’peine, la forme d’un grossier Hermès ; ou bien encore, et par une erreur contraire, sans s’exposer à croire reconnaître les origines de l’architecture grecque, dans les détails d’un temple égyptien réellement bâti sous les empereurs romains. On pourra aussi décider si l’art véritablement égyptien est demeuré stationnaire, en comparant les sculptures et les peintures du siècle des premiers Thoutmosis, avec celles que les inscriptions nous montrent appartenir au siècle des Ramsès ou à celui des deux Psammiticus. Enfin, par l’étude des monuments antérieurs à la XVIIIe dynastie, nos idées se fixeraient peut-être sur deux grandes questions : l’antiquité plus ou moins reculée du bon art en Égypte ; et l’origine, soit nationale, soit étrangère, des diverses connaissances qui fleurirent dans cette contrée célèbre.

Mais il faudrait, Monsieur le Duc, pour décider ces importants problèmes, qu’il fût possible de retrouver au moins un certain nombre de monuments, et de genres divers, appartenant aux dynasties antérieures à la XVIIIe. Je suis malheureusement convaincu qu’ils ont presque tous été détruits avant même que le premier prince de cette grande famille montât sur le trône d’Égypte.

Et en effet, une longue période de calamités désola ce pays avant que les généreux efforts d’Aménoftep-Thoutmosis, et ceux de son père, en eussent totalement expulsé des étrangers venus de l’orient, et qui avaient fondu sur l’Égypte, semblables à ces nuées de barbares qui, vingt-cinq siècles après, détruisirent l’empire romain, et courbèrent notre Europe sous le double joug de l’ignorance et du régime militaire. La sixième année du dernier des princes de la XVIe dynastie égyptienne, et la 700e année du cycle caniculaire qui finit en l’an 1322 avant notre ère, les Hyk-Schôs (ϩⲏⲕϣⲕⲟⲥ), peuples presque sauvages, à cheveux roux et aux yeux bleus, signes certains d’une origine qui diffère de celle de la race égyptienne, s’emparèrent de toute la vallée du Nil jusqu’à la Nubie, et exercèrent sur cette malheureuse région les cruautés et les ravages, fruits ordinaires des invasions faites par des hordes indisciplinées, dans toute contrée soumise à un régime politique régulier. Sans frein et sans pitié, les Hyk-Schôs se livrèrent pendant quelque temps à une aveugle fureur ; mais la crainte de la puissance assyrienne, qui dominait alors l’Asie occidentale, leur fit songer bientôt à établir parmi eux une sorte de gouvernement, qui pût organiser la résistance en cas d’attaque. Ils donnèrent donc le titre de roi à l’un de leurs chefs nommé Salatis. Mais cet établissement d’une espèce d’ordre parmi les conquérants n’eut d’autre effet, pour le vaincu, que de rendre les maux plus durables, l’oppression plus méthodique, et l’anéantissement de l’Égypte plus assuré. Car Salatis et ses successeurs Bœon, Apakhnas et Asseth firent sans cesse une guerre cruelle à la population de race égyptienne, dans le but formel de l’anéantir entièrement, comme le dit l’historien Manéthon[1] ; ils désorganisèrent l’administration intérieure du pays en emprisonnant les magistrats ; ils détruisirent les villes, et renversèrent de fond en comble les édifices publics et les temples des dieux[2] ; enfin ils égorgeaient les Égyptiens en état de porter les armes, et emmenaient leurs femmes et leurs enfants en esclavage[3]. L’Égypte ne présentait alors qu’un vaste champ de désolation. Le roi des Hyk-Schôs était le maître de tout le pays ; il tenait asservies la haute comme la basse Égypte[4] ; il avait établi plusieurs de ses hordes barbares en garnison dans les lieux les plus importants[5].

Il était difficile, au milieu de ces affreux désordres, que les monuments des arts ne fussent pas entièrement anéantis : et mieux on connaîtra, par les inscriptions qui les couvrent, l’époque des constructions antiques encore debout sur les deux rives du Nil, plus on se convaincra qu’il ne reste presque plus rien d’antérieur à la XVIIIe dynastie Diospolitaine. C’est au long séjour des Hyk-Schôs et à leur domination dévastatrice, qui termina d’une manière si sanglante la première période de la civilisation égyptienne, qu’il faut uniquement attribuer la disparition à peu près complète des édifices publics élevés sous les rois des XVI premières dynasties. Cette invasion nous donne en outre l’explication bien naturelle d’un fait qui dut frapper d’étonnement tous les voyageurs à même de l’observer : je veux parler de ces anciens débris couverts de sculptures peintes et d’un très-bon style, qui sont employés comme simples matériaux dans la construction même des plus antiques monuments de Thèbes[6].

On n’avait pas besoin de supposer, comme on a cru devoir le faire, que les édifices d’où provenaient ces débris et qui précédèrent ceux que nous voyons aujourd’hui, étaient tombés de vétusté : on eût dû s’effrayer en parlant ainsi du nombre immense d’années que renferme ce petit nombre de mots. L’effort du temps est presque nul, en effet, sur les constructions égyptiennes ; et l’épreuve de trente-cinq siècles, qu’ont si bien supportée quelques-uns des temples de Thèbes et de la Nubie, nous montre assez que, pour renverser de tels travaux, le temps a besoin de l’action des hommes, plus destructrice que lui-même. Ces débris ne sont, à mon avis, que des témoins de la stupide barbarie des Hyk-Schôs ; et il était dans l’ordre naturel des choses, que les premiers rois de la XVIIIe dynastie, restaurant l’Égypte après l’expulsion de ces oppresseurs, réédifiant les palais des rois et la demeure des dieux, employassent, dans les nouvelles constructions, ces restes des temples de leurs ancêtres, débris sacrés qu’ils trouvaient épars sur le lieu même où leur piété voulait relever les autels, et rétablir dans toute sa pureté le culte de leurs pères.

Quand même l’histoire ne nous aurait point conservé le souvenir des ravages exercés par les Pasteurs durant leur séjour en Égypte ; quand même un prêtre égyptien ne nous apprendrait pas que ces barbares détruisirent les villes et les monuments qui les ornaient, l’observation seule de quelques faits d’un autre ordre, nous avertirait suffisamment que les plus anciens des édifices subsistants encore à Thèbes et au fond de la Nubie, appartiennent, non à l’origine de l’art égyptien, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, à une véritable renaissance de cet art même.

Les noms des plus grands rois de la XVIIIe dynastie, et les dédicaces faites par ces mêmes princes, se lisent seuls sur les portions des palais de Karnac, de Louqsor, de Kourna, de Médinetabou et de Solèb, qu’on a reconnues sans difficulté pour être évidemment les plus anciennes. Or, dans ces édifices où l’architecture a déployé d’incroyables richesses et réalisé les plus nobles conceptions, rien ne montre les premiers essais d’un art naissant : tout manifeste au contraire que les procédés employés par les constructeurs, étaient les résultats d’une longue expérience antérieure ; et il suffit d’étudier un instant ces monuments vénérables pour se convaincre, quelque prévention exclusive qu’on nourrisse d’ailleurs en faveur de l’art des Grecs, qu’il y a là de véritables beautés, et surtout que l’art n’était pas nouveau lorsqu’on jeta les rendements de ces palais et de ces temples.

Un examen scrupuleux fait sur les lieux mêmes et dans le but formel de reconnaître, au milieu des édifices subsistants, les débris de plus ancienne date, pourrait seul nous fournir des lumières suffisantes sur l’état de l’art en Égypte avant la XVIIIe dynastie, c’est-à-dire avant le XIXe siècle antérieur à l’ère vulgaire. Cette exploration ne se bornerait point, Monsieur le Duc, à quelques blocs couverts de débris de sculpture et employés fortuitement dans les constructions existantes, puisque notre savant architecte, M. Huyot, membre de l’Institut, a observé au palais de Karnac, dans la cour dite du Sanctuaire, les restes d’un assez grand édifice, qu’il a jugés beaucoup plus anciens que toutes les autres parties environnantes du palais, bâties soit en grès, soit en granit. Ce vieil édifice, ou plutôt ses restes, respectés par les fondateurs de cette partie du palais, furent coordonnés avec son nouveau plan, et il paraît que ce fut dans l’intention formelle de conserver ainsi, en le liant à de nouveaux ouvrages, ce monument échappé à la fureur des barbares. À cet égard, l’opinion de M. Huyot n’est pas douteuse, et ce qui la confirme pleinement, c’est l’analyse même de la légende royale sculptée sur cet édifice, légende copiée avec le plus grand soin par notre habile voyageur, et qu’il a retrouvée sur d’autres parties du palais, dont le travail annonçait constamment une construction antérieure à tout le reste.

Le premier encadrement elliptique de cette légende royale, c’est-à-dire le cartouche prénom (pl. IV, noa), est formé de huit signes exprimant les idées : soleil-gardien-des-mondes-ami-d’ammon, ou aimant-ammon (ⲙⲁⲓⲁⲙⲟⲩⲛ). Aucun des rois de la XVIIIe dynastie n’a porté un prénom semblable ; et comme, d’après les faits exposés, nous devons ranger ce Pharaon dans une des dynasties antérieures, il devient nécessaire de recourir à la Table d’Abydos pour fixer rigoureusement, s’il est possible, l’époque de son existence.

M. Cailliaud, à qui nous sommes redevables de ce trésor historique, vient enfin de la publier d’après le dessin qu’il en a fait sur les lieux, et sa rare obligeance me permet de la mettre aujourd’hui sous vos yeux (pl. VI). J’ajouterai que cette série chronologique de rois, désignés par leur prénom royal, occupe toute la façade intérieure du parement de droite d’une excavation d’Abydos au nord ; que ce parement et celui qui lui est parallèle sont taillés à même dans le rocher, quoiqu’à ciel ouvert, et que dans l’état actuel des lieux, le mur des cartouches n’existe plus dans toute sa longueur : le dessin de ce qui reste indique clairement les destructions dans sa partie supérieure, comme vers l’extrémité qui touchait à l’entrée du temple ; l’encadrement de lignes perpendiculaires d’hiéroglyphes, qui devait être en symétrie avec celui qu’on voit au côté opposé, a également disparu. Enfin le parement parallèle, quoique dégradé, est plus étendu que celui qui porte la Table généalogique.

On ne devra donc pas s’étonner si ce précieux monument ne nous donne aucune indication positive sur la place historique du prince dont je viens d’analyser le prénom royal, et il faut admettre que ce prénom est un de ceux de la seconde ligne, qui ont été détruits avec le mur, les douze prénoms plus anciens qui existent encore en tout ou en grande partie dans la ligne supérieure de ce document chronologique, n’ayant aucune sorte d’analogie par leurs signes avec le prénom dont il s’agit ici.

Mais tout concourt à établir que le roi qui le porta et qui fut décoré, de son vivant, du titre : Soleil Gardien des Mondes Ami d’Ammon, appartint à une dynastie antérieure à la XVIIIe ; et toutes les apparences prouvent aussi qu’il sortait d’une race entièrement étrangère à la grande famille Diospolitaine qui donna les XVIIe, XVIIIe et XIXe dynasties, et gouverna l’Égypte pendant une très-longue suite d’années.

Le cartouche qui accompagne toujours ce prénom[7], semble devoir nous donner des notions plus précises sur cet ancien Pharaon. Ce second cartouche contient le nom propre du roi, combiné avec le titre Établi par Phtha ou Serviteur de Phtha (Ⲡⲧϩ-ⲙⲛ) ; et ce nom propre se forme du caractère figuratif représentant le dieu Mandou (Ⲙⲛⲧⲟⲩ)[8], suivi des signes phonétiques de la diphtongue ei (ⲉⲓ)[9], ce qui donne Ⲙⲛⲧⲟⲩⲉⲓ, Mandou-ei, nom composé d’après la même méthode que les noms propres hiéroglyphiques Ⲟⲩⲥⲓⲣⲉⲓ Ousir-ei, Ⲑⲱⲟⲩⲧⲉⲓ Thôout-ei, Ⲁⲙⲛⲉⲓ Ammon-ei, etc., que j’ai retrouvés dans d’autres textes en écriture sacrée.

Vous remarquerez sans doute, Monsieur le Duc, que ce même nom de Mandouei a été porté par le treizième roi de la XVIIIe dynastie ; mais je me hâte de dire que cette circonstance ne saurait nullement prouver l’identité des deux princes. Il est, dans l’étude des monuments égyptiens sous le rapport historique, un principe dont il ne faut jamais se départir et dont tout concourt à démontrer la certitude : c’est que les prénoms seuls furent établis comme signes nominaux individuels, et doivent nous servir de guides pour bien distinguer entre eux les souverains de l’Égypte qui ont porté des noms propres semblables. Ainsi, pour en donner un exemple, les cinq rois appelés également Ramsès (Ⲣⲏⲙⲥⲥ) dans la XVIIIe dynastie, eurent chacun des prénoms très-clairement différenciés.

Le prénom du 1er fut
Le-Soleil-Stabilisateur.
Celui du 2e
Le-Soleil-Gardien-de-la-Région-Inférieure ;
Celui du 3e
Le-Soleil-Seigneur-de-la-Région-Inférieure-Chéri-d’Ammon.
Celui du 4e
Le-Soleil-Gardien-de-la-Région-Inférieure-Ami-d’Ammon.
Enfin celui du 5e
Le-Soleil-Stabilisateur-de-la-Région-Inférieure approuvé par Phrè.

Il en fut de même des quatre Pharaons nommés Thoutmosis, et des deux Aménophis. Le roi Mandouei, qui fit construire les plus anciennes parties du palais de Karnac, ne saurait donc être confondu avec le roi Mandouei de la XVIIIe dynastie, puisque le prénom du premier est : le Soleil Gardien des Mondes Ami d’Ammon ; et que celui de l’autre fut : le Soleil Stabilisateur de la Région Inférieure.

Le seul des noms propres des listes royales de Manéthon qui ait quelques rapports avec notre Mandouei Ier est celui du Pharaon ΣΜΕΝΛΗΣ ou ΣΜΕΝΔΙΣ appelé simplement ΜΕΝΔΗΣ par Diodore de Sicile. Mais ce roi vécut très-postérieurement même au Mandouei de la XVIIIe dynastie Diospolitaine ; il fut le chef de la XXIe, celle des Tanites, et nous verrons bientôt que ce ΜΕΝΔΗΣ porte, sur les monuments, un nom distinct de Mandouei, quoique également composé du nom propre du dieu Mandou. Il reste donc à savoir si notre Mandouei Ier n’est point le fameux conquérant égyptien appelé ΟΣΥΜΑΝΔΥΑΣ par Diodore de Sicile. Quelque altération que ce nom égyptien ait pu subir en passant sous la plume d’un Grec, il est difficile de ne point reconnaître que le nom du dieu Mandou entre, en effet, dans la formation du nom royal ΟΣΥ-ΜΑΝΔΥ-ΑΣ, et qu’il en est même l’élément principal.

Les termes formels du texte de Diodore en ce qui concerne la description du fameux tombeau d’Osymandyas à Thèbes, monument sur lequel étaient sculptées les campagnes de ce Pharaon contre les Bactriens et qui renfermait une nombreuse bibliothèque, prouvent assez que l’historien ne parle point de cet édifice comme subsistant encore de son temps, et comme l’ayant vu de ses yeux ; mais que tout ce qu’il en a dit était tiré des renseignements que lui donnaient les prêtres, sur les lieux mêmes[10], d’après les annales égyptiennes qui contenaient la description de ce superbe tombeau existant jadis à Thèbes. Une construction aussi colossale n’a pu disparaître par le long travail du temps. La violence seule en opéra la destruction entière ; et c’est encore aux ravages des Hyk-Schôs que nous devons l’attribuer, puisqu’en recueillant diverses assertions de Diodore lui-même, l’époque où il place l’existence d’Osymandyas est réellement antérieure à l’invasion de ces barbares, et s’accorde très-bien avec celle que le rapprochement positif des monuments de Thèbes assigne à notre Pharaon Mandouei Ier.

En effet, les deux premiers rois nommés par Diodore de Sicile, immédiatement après Osymandyas, sont Ouchoréus et Mœris. Le premier, dit-il, fut le VIIIe descendant d’Osymandyas, τῶν δὲ τούτου τοῦ βασιλέως ἀπογόνων ὄγδοος[11] ; il prit le surnom d’Ouchoréus, comme son père, et bâtit la ville de Memphis. Mœris, d’après le même auteur, monta sur le trône d’Égypte douze générations après Ouchoréus (δώδεκα γενεαῖς ὕστερον). Sans adopter ici l’opinion de Diodore sur la fondation de Memphis qui, d’après des témoignages d’une toute autre importance que le dire de cet historien, dut son origine aux premiers rois de l’Égypte, nous déduirons de ces détails chronologiques un fait unique, le seul qui intéresse la discussion présente, l’existence du Pharaon Osymandyas, fixée à la XXe génération avant Mœris, cinquième roi de la XVIIIe dynastie, lequel régna vers l’an 1736 avant l’ère chrétienne.

Quelque restreint que soit le nombre d’années qu’on puisse assigner à vingt générations, il restera certain qu’Osymandyas vécut avant l’invasion des Hyk-Schôs, et que les monuments qu’il fit élever pouvaient compter déjà plus d’un siècle de durée à l’époque où les barbares passèrent l’isthme, et se répandirent sur les bords du Nil.

Ainsi donc, Monsieur le Duc, les plus antiques restes d’édifices observés dans le palais des rois à Thèbes, pourraient être considérés comme des ouvrages du grand Osymandyas, le temps reculé dans lequel l’histoire marque le règne de ce prince, s’accordant avec l’époque expressément indiquée sur ces restes d’édifices par la légende royale qu’ils présentent, et cette légende contenant en effet aussi un nom-propre, Mandouei, très-analogue à celui d’Osymandyas. J’ajoute enfin que, si le canon royal de Manéthon n’offre point de nom très-rapproché soit de Mandouei, soit d’Osymandyas, c’est qu’aucun des extraits de cet historien égyptien ne nous a transmis les noms-propres des Pharaons de la XVIe et de la XVe dynasties, parmi lesquels nous pouvions espérer de trouver ce nom, d’après les données généalogiques fournies par Diodore de Sicile. Du reste, je devais nécessairement insister sur ces détails, et tâcher de recueillir dans l’histoire égyptienne telle que les Grecs nous l’ont laissée, quelques souvenirs du Mandouei Ier que les monuments originaux nous font connaître, puisque l’un des plus magnifiques ornements du Musée de Turin est un colosse de ce même Pharaon.

Cette statue de plus de 5 mètres de hauteur totale, y compris une base de 60 centimètres environ, est formée d’un seul bloc de très-beau grès rougeâtre. Son poids est évalué à 18 750 livres.

Le Pharaon est représenté debout, jambe droite en avant comme dans l’action de marcher : le corps est nu jusqu’aux hanches, sur lesquelles une large ceinture fixe une courte tunique rayée, couvrant les cuisses jusque vers le genou ; l’agraffe de cette ceinture, imitant la forme d’un cartouche, contient l’inscription hiéroglyphique (pl. IV, nob), Mandouei Serviteur de Phtha Ami d’Ammon (Ⲙⲛⲧⲟⲩⲉⲓ ⲙⲛⲡⲣϩ ⲙ.ⲁⲙⲛ). Au-dessous du cartouche, est un muffle de panthère, auquel est suspendu cet ornement particulier aux rois, déjà décrit dans ma première Lettre[12]. Celui-ci, terminé par une rangée de sept uræus, leurs têtes surmontées de disques, offre une colonne perpendiculaire d’hiéroglyphes contenant, en ces termes, la légende complète du souverain : « le Roi du peuple obéissant, le Seigneur de l’univers (soleil gardien des mondes ami d’ammon), le Fils du Soleil Seigneur des Seigneurs (mandouei Serviteur de Phtha).

La chevelure très-épaisse, nattée à la Nubienne, est ceinte d’un large diadème dont les extrémités, retombant vers l’oreille, prennent la forme d’uræus ; ce serpent, emblème du pouvoir royal, se dresse également sur le front du monarque ; au-dessus de la tête du roi, moins comme véritable coëffure que comme insignes caractéristiques de son rang et de sa puissance, on a sculpté la partie inférieure du Pschent, combinée avec la Cidaris ordinaire du dieu Phtha[13], coiffure qui se compose de la couronne des régions d’en haut (ou partie supérieure du Pschent), flanquée de deux feuilles de palmier et combinée avec un disque et deux cornes de bouc décorées d’uræus. Ce bizarre assemblage, et qui ne dépare point, autant qu’on pourrait le supposer, l’ensemble de la statue, paraît avoir eu pour but d’exprimer que le roi Mandouei fut, dans la région d’en bas habitée par les hommes, ce que le dieu Phtha (auquel ce prince eut sans doute une dévotion toute particulière, comme le prouvent les titres sans cesse joints à son nom propre), était parmi les Dieux éternels habitants des régions supérieures. Une foule de monuments prouvent déjà que les Égyptiens assimilèrent toujours ainsi leurs souverains au premier-né d’Amon-Ra, à Phtha le plus ancien des dynastes et l’instituteur des gouvernements[14].

Un bracelet placé au-dessus du poignet orne le bras droit du colosse, qui pend le long de son corps. La main tient cet objet cylindrique qui, selon toute apparence, représente un rouleau de papyrus, et sur sa tranche est gravé le prénom du roi. Le bras gauche soutient une grande enseigne sacrée, terminée jadis par l’image d’un Dieu assis sur un trône, et dont il ne reste plus que de légers vestiges ; mais le bâton de l’enseigne, qui n’a pas moins de deux mètres 35 centimètres, est parfaitement intact et porte une belle inscription dont voici le contenu : Puissant Aroeris, chéri du dieu Phré dominateur des régions supérieures et inférieures du ciel, on t’a accordé la suprématie sur les contrées terrestres à toi roi du peuple obéissant, Seigneur du monde (soleil gardien des mondes ami d’ammon), fils du Soleil, Seigneur des Seigneurs (mandouei serviteur de Phtha), aimé de Mandou le Grand et du dieu Phré Vivificateur pour toujours. Sans m’arrêter sur les détails mythologiques contenus dans cette formule fastueuse, j’appellerai de préférence votre attention, Monsieur le Duc, sur une singularité que cette inscription présente, et qui mérite d’être remarquée, puisqu’elle se lie à des faits observés sur presque tous les autres monuments du même prince.

Dans la légende qui décore cette enseigne, le nom du dieu Mandou (dans le titre Ⲙⲛⲧⲟⲩⲙⲉⲓ chéri de Mandou), était exprimé par le Lion à tête d’épervier, surmontée de deux petites plumes en forme de huppe, animal fantastique, emblème ordinaire de cette grande divinité ; mais ce symbole a été évidemment martelé à dessein, non de manière à ce qu’on ne puisse encore en saisir les principaux linéaments. Il faut remarquer en même temps que, dans le cartouche nom propre qui est répété sept fois sur diverses parties du colosse, un signe se montre partout également mutilé, et c’est encore celui qui, dans nom propre du roi Mandouei, équivaut aux syllabes Mandou, je veux dire l’image même du dieu, une figure humaine assise et à tête d’épervier ornée de deux plumes.

Si le colosse de Turin offrait seul une telle particularité, on pourrait attribuer cette mutilation calculée, à une vengeance privée contre la mémoire d’un prince, dont on eût cherché ainsi à effacer le nom sur toutes les parties de ce beau monolithe. Mais la suppression presque entière de ce même caractère, partout où la légende de ce roi a pu être retrouvée en Égypte, semble démontrer que c’est en vertu d’une décision prise par une autorité publique et compétente, que ce signe hiéroglyphique a été martelé sur les grands monuments. M. Huyot l’a vu en effet détruit avec soin dans les différentes portions du palais de Karnac, où se trouvent des constructions de Mandouei Ier. Il faut en excepter seulement deux petits obélisques en grès, où il n’a, par hasard, souffert aucune altération. Les membres de la Commission d’Égypte, qui ont recueilli et fait graver plusieurs cartouches de la légende royale de ce Pharaon, copiés à Thèbes mais sans indications plus précises, paraissent avoir fait aussi leurs dessins d’après des sculptures sur lesquelles le signe Mandou avait été pareillement martelé : les cartouches noms propres gravés dans ce bel ouvrage, présentent toujours en effet ce même signe avec des différences très-notables dans les détails[15], preuve certaine que les dessinateurs ont vu, comme on le voit aussi très-bien sur le colosse de Turin, que, vers ce point des légendes, avait existé la figure d’un personnage assis ; mais ils n’ont pu distinguer, à cause des mutilations, que la tête de ce personnage était réellement celle d’un épervier huppé. On montre enfin dans le Musée Britannique une statue colossale du même roi : et d’après le dessin de ses inscriptions hiéroglyphiques, communiqué par l’infortuné Belzoni, le signe figuratif du dieu Mandou est encore effacé ici comme ailleurs. Il n’est point inutile d’ajouter que, sur les colosses de Turin et de Londres comme sur les édifices de Thèbes, tous les autres signes des cartouches nom et prénom formant la légende du Pharaon, et même les deux feuilles exprimant la diphtongue ei, dernière partie du nom propre, ont été religieusement respectés et n’ont supporté aucune espèce de dégradation préméditée.

Ici, Monsieur le Duc, se présente naturellement une question assez curieuse. Devons-nous regarder la destruction du signe dominant dans le nom propre du roi Mandouei Ier inscrit sur les grands édifices, comme un exemple de ces terribles jugements portés par la nation égyptienne contre la mémoire des rois qui n’avaient usé du pouvoir suprême que pour opprimer leur patrie ? L’histoire a conservé le souvenir de l’abolition totale des honneurs (Τιμὰς) appartenant au fondateur même de la monarchie égyptienne : elle parle de formules de malédiction, inscrites contre Ménès dans l’enceinte sacrée des temples. On avait en horreur les noms seuls des rois Chéops et, Chephrénès. Nous pourrions donc supposer avec quelque probabilité, que Mandouei Ier était un de ces Pharaons dont là mémoire fut prescrite par ses sujets, irrités des maux qu’il leur avait causés pendant sa vie. On trouverait en quelque sorte, et par l’identité de Mandouei Ier et d’Osymandyas, la raison de cette haine des Égyptiens, soit dans les expéditions lointaines de ce prince guerrier, soit dans l’énorme dépense que dut entraîner la construction de son immense et magnifique tombeau.

Mais un nouveau fait vient compliquer encore la question ou plutôt la réduire à des termes bien étranges. N’a-t-on pas en effet le droit de se demander si ce n’est point plutôt contre le dieu Mandou lui-même que fut dirigée l’animadversion publique, s’il est vrai, comme tout le prouve, que le caractère figuratif Mandou soit également effacé sur le bel obélisque de la Porte du peuple à Rome, dans la légende royale du Pharaon Mandouei IIe, treizième roi de la XVIIIe dynastie, lequel n’eut de commun que le nom seul avec Mandouei Ier.

L’unique gravure connue de ce superbe monolithe, celle de Kircher[16], laisse entièrement vide la place que le caractère figuratif Mandou occupait dans les trois grands cartouches noms propres du Pharaon Mandouei IIe, sculptés dans les colonnes médiales des faces nord, ouest et sud de l'obélisque. Ce signe paraît toutefois avoir été épargné dans les très-petits cartouches ; des bas-reliefs qui ornent le bas de ces mêmes faces, et qui représentent le prince faisant diverses offrandes au dieu Phré. Il y a plus : les inscriptions de l’obélisque Sallustien, qui sont une très-mauvaise copie, de travail romain, des belles légendes sacrées de l’obélisque Flaminien ou de la Porte du Peuple, portent le signe Mandou, grossièrement défiguré et sculpté dans une excavation plus fortement marquée que celle qui contient les autres caractères[17]. Le sculpteur romain imitait ainsi l’effet produit, par le martelage, sur ce même signe dans le monument qu’il essayait d’imiter.

Sans être obligé, Monsieur le Duc, de recourir au témoignage de voyageurs modernes parlant de différentes tribus à demi sauvages qui rendent habituellement leurs dieux responsables du mauvais succès de leurs entreprises, et se vengent des calamités publiques ou privées sur de pauvres et innocents fétiches, on pourrait trouver parmi les peuples anciens les plus célèbres, et même parmi les nations actuelles, des exemples de l’abolition du culte de certains Dieux, ou bien de villes qui crurent avoir de fort bons prétextes pour renoncer au patronage d’une divinité et pour passer de préférence sous celui d’une autre. Mais j’avoue, puisqu’il est ici question des Égyptiens, c’est-à-dire d’une nation si profondément religieuse, que la suppression du nom d’une divinité sur les monuments publics eût été pour eux un acte bien extraordinaire et entièrement opposé à leurs idées et à leurs coutumes. Cependant le fait de l’altération préméditée d’un nom divin, exécutée à une très-ancienne époque, n’en subsiste pas moins ; j’ai du le faire remarquer : et comme, pour le motiver dans notre esprit, il ne s’agirait de rien moins que de supposer la culpabilité d’un Pharaon tel que Mandouei Ier, ou celle même d’un Dieu tel que Mandou le fils d’Ammon et le bien aimé de Nèith, je crois plus prudent de m’abstenir, et de dire avec le poète,

Non nostrum — tantas componere lites,


jusqu’à ce que du moins de nouveaux documents viennent nous expliquer un peu mieux cette singulière mutilation, qu’il était indispensable de signaler en décrivant le colosse du Musée Royal de Turin.

Les inscriptions qui couvrent la base de cette statue et le massif qui lui sert d’appui, contiennent encore le prénom et le nom propre de Mandouei Ier, soit avec les titres déjà indiqués, soit avec ceux de Chéri d’Amon-ra Roi des Dieux ou bien d’Amon-ra Seigneur des zônes de l’Univers. Les deux mêmes cartouches, de très-forte proportion occupent le devant de la base ; et le soin avec lequel on a effacé le nom divin précité, sur tous les points du colosse où il pouvait se montrer, nous autorise presque à croire que la figure assise sur le trône placé au sommet de l’enseigne portée par le Pharaon, était encore celle de son protecteur spécial, ce même Dieu Mandou, puisque cette statuette semble avoir été détruite aussi avec intention. Le titre : Chéri de Mandou le Grand, affecté en première ligne au roi dans la légende gravée sur l’enseigne, peut donner une nouvelle consistance à cette déduction.

Le colosse de Mandouei Ier se recommande encore par la franchise de son exécution : les proportions générales en sont bonnes ; et l’ensemble de cette statue surchargée d’attributs, ne manque même point d’une certaine élégance et devait produire un bel effet lorsque ce colosse occupait, devant un des temples de Thèbes, la place que l’architecte lui avait marquée : car il n’en est point de la statue de Mandouei comme de celle de Ramsès le grand dont j’ai eu l’honneur, Monsieur le Duc, de vous entretenir dans ma première Lettre ; celle-ci était un monument isolé, placé au centre et tout-à-fait indépendant des constructions environnantes ; le colosse de Mandouei fut au contraire un véritable membre d’architecture, essentiellement lié au plan général d’un édifice, et partie nécessaire de sa décoration : c’est ce que prouvent la manière raide et large de son exécution et le peu de soin qu’on a mis à terminer les parties inférieures. La tête vue de profil est d’un très-beau caractère ; mais les yeux observés de face sont petits et ne paraissent point achevés ; il est facile toutefois de motiver la négligence de l’artiste à marquer aussi fortement qu’à l’ordinaire l’angle externe des yeux et la saillie des sourcils : ce colosse était couvert de couleurs variées, comme tous ceux qui décoraient les édifices égyptiens, et le pinceau du peintre devait, sans doute, suppléer aux menus détails que le ciseau du sculpteur avait cru inutile de marquer. La grosseur un peu trop prononcée des jambes trouve son excuse dans la nécessité de donner un solide appui aux masses supérieures ; et quant aux hiéroglyphes entièrement gravés en creux, leurs linéaments sont de la plus grande pureté, et le caractère distinctif des différentes espèces d’animaux, est rendu ici avec cette habileté qu’on ne peut s’empêcher d’admirer dans tous les ouvrages égyptiens du premier style.

Enfin, j’apprends qu’on a récemment transporté à Rome un colosse Égyptien de même matière, de même proportion que celui de Turin, et dont la pose et les attributs sont entièrement semblables. Les inscriptions de cette statue se rapportent au même Pharaon ; la figure du dieu Mandou est martelée de même en partie, et je trouve dans cela seul la confirmation complète de l’idée que j’avais conçue d’abord sur la destination primitive du colosse de Turin : je pense qu’il était placé, avec son pendant, soit devant la porte d’un temple ou d’un palais, soit sur un Dromos et en tête d’une de ces avenues de Sphinx ou de Béliers, décorations magnifiques par lesquelles les Égyptiens avaient coutume d’annoncer la demeure de leurs Dieux et celle de leurs Rois. Deux colosses pareils[18], représentant Ramsès le grand, sont encore debout en Nubie, à Ouadi-essébouâ, et ouvrent dignement la grande avenue de Sphinx, qui conduit au temple dédié au Dieu Amon-ra par ce célèbre conquérant Égyptien.

Tels sont, Monsieur le Duc, les principaux monuments du Roi Mandouei Ier existants, à ma connaissance, dans les musées de Turin, de Londres et de Rome. Je ne parle point de plusieurs scarabées et de quelques amulettes portant le nom et le prénom de ce prince, et qui se trouvent dans les collections Drovetti, Cailliaud et Palin : il ne doit résulter de leur étude aucune donnée nouvelle sur l’époque historique de ce monarque ; nous savons seulement qu’il appartient à la plus ancienne période des annales égyptiennes, mais on ne peut encore déterminer qu’approximativement dans lequel des siècles antérieurs à l’invasion des Hyk-Schôs, ce prince occupa le trône des Pharaons.

Nous sommes plus heureux sous ce rapport à l’égard de quelques autres anciens Rois dont je retrouve aussi les légendes parmi les monuments du Musée de Turin : le temps précis de leur existence est en quelque sorte déterminé déjà par la Table d’Abydos. Cet inappréciable tableau généalogique nous les présente comme étant les prédécesseurs et probablement les ancêtres même des Rois de la XVIIIe dynastie[19]. Le dernier de ces six princes dans l’ordre des règnes, (le cartouche qui porte une tête de lion), est le père d’Aménoftep-Thoutmosis chef de cette famille illustre, le roi Misphrathoutmosis on Misphragmouthosis, qui commença l’expulsion des Hyk-Schôs, glorieuse entreprise achevée par son fils Aménoftep.

Si l’on étudie avec quelque attention les divers extraits de Manéthon cités par Georges le Syncelle, il devient évident que, pendant la durée du règne des derniers rois Pasteurs ou des Hyk-Schôs, lesquels forment la XVIIe dynastie, il y avait aussi dans quelque partie reculée de l’Égypte, des rois de race égyptienne formant une véritable XIIIe dynastie légitime. L’extrait de Jules l’Africain est positif à cet égard, puisque cet auteur, qui compte plusieurs dynasties de pasteurs, comprend dans la XVIIe et des rois pasteurs (Ποιμένες ἄλλοι Βασιλεῖς), et des rois thébains-diospolites (καὶ Θηβαῖοι Διοσπολῖται)[20]. De son côté le Syncelle, qui d’ailleurs est fort loin d’être une autorité compétente lorsqu’il s’agit de critique et de bonne érudition, mais qui a pu dans cette occasion parler d’après quelque fidèle extrait de Manéthon, le Syncelle, dis-je, affirme aussi[21] qu’après Concharis, roi détrôné par les Pasteurs, quatre princes, qu’il qualifie de Tanites, titre que la vieille chronique donne aussi aux rois Diospolitains de Manéthon, régnèrent en Égypte du temps de la XVIIe dynastie : Οἳ καὶ ἐβασίλευσαν Αἰγύπτου ἐπὶ τῆς ΙΖ δυναστείας.

À défaut même de ces témoignages, l’existence de rois de race égyptienne sur quelque point de l’Égypte, vers la fin de la domination des Hyk-Schôs, pourrait être établie par l’autorité seule du long fragment du texte même de Manéthon, conservé dans un traité de l’historien juif Josèphe[22]. Le prêtre de Sébennytus, qui mérite toute confiance puisqu’il écrivait l’histoire de son pays, ayant à sa disposition, par son rang élevé dans la caste sacerdotale, toutes les annales sacrées de l’Égypte, affirme positivement que des rois de la Thébaïde (τῆς Θηβαΐδος Βασιλεῖς), de concert avec les chefs de quelques autres provinces, qui, dans ces temps de désordre, prenaient aussi le titre de roi, s’insurgèrent contre les pasteurs, et leur firent une guerre très-longue et très-active[23].

Ce fut sous la direction de l’un de ces rois Thébains, Misphrathoutmosis, que les longs efforts des Égyptiens pour secouer le joug des étrangers eurent enfin un plein succès. Les Hyk-Schôs, battus de toute part, se concentrèrent pour se retirer en masse dans un dernier asile. Le premier de leurs rois, Salatis, avait fait construire sur l’extrême frontière de l’Égypte, du côté de l’Arabie et de la Syrie, une enceinte immense et fortifiée : cette ville, ou plutôt ce camp permanent, s’appelait Avaris (Αὔαρις), et il était désigné sous le nom de Τυφωνία dans les mythes sacrés de l’Égypte. Établie d’abord comme une défense préparée contre l’ambition des Assyriens qui, de ce côté surtout, pouvaient envahir les possessions des Hyk-Schôs, cette grande place d’armes, où les rois barbares avaient coutume de se rendre tous les ans, dans la saison d’été, pour partager le fruit de leurs rapines, et pour distribuer le produit des sueurs de la malheureuse population égyptienne à leurs soldats qu’ils exerçaient alors aux manœuvres militaires afin d’inspirer la terreur aux peuples voisins ; cette ville d’Avaris, qui exista sur l’emplacement nommé aujourd’hui Abou-Kécheyd[24] près des lacs amers, reçut enfin les Hyk-Schôs vaincus et chasses du reste de l’Égypte par le roi thébain Misphrathoutmosis. Ce grand homme mourut sur ces entrefaites, et son fils Thoutmosis (l’Aménoftep des monuments) assiégea les barbares, et les força d’évacuer entièrement le sol de sa patrie, qu’ils avaient trop longtemps opprimée[25].

La reconnaissance des Égyptiens le proclama chef de la XVIIIe dynastie royale, quoiqu’il descendit directement par Misphrathoutmosis, son père, des princes de la XVIIe dynastie légitime, contemporaine des rois pasteurs et formée, sans aucun doute, des princes dont les prénoms royaux sont inscrits sur la Table généalogique d’Abydos (ligne intermédiaire, les six derniers cartouches à droite), immédiatement avant celui de Misphrathoutmosis-Aménoftep, chef de la XVIIIe dynastie.

Le premier de ces six prénoms (le cartouche à tête de lion), et par conséquent celui du dernier des rois de la XVIIe dynastie légitime (pl. IV, no 7 a), appartient donc au libérateur de l’Égypte, appelé Misphrathoutmosis ou Misphragmouthosis dans le fragment de Manéthon cité par Josèphe.

J’ai déjà dit[26] que le prénom de ce prince était peint sur la belle momie de Schébamon déposée dans le Musée de Turin, à la suite du nom propre du Pharaon Aménoftep son fils, et qu’il était gravé sur une des stèles funéraires de la même collection. Mais j’ai reconnu depuis que, dans ces deux monuments, comme sur les copies de la Table d’Abydos, ce cartouche prénom est considérablement altéré, et il me fut impossible, en le publiant avec ma première Lettre, de déterminer alors, d’une manière positive, si le troisième des hiéroglyphes dont il se compose, était une tête de crocodile ou bien celle d’un quadrupède, et enfin si le quatrième caractère est le signe de la consonne R (la bouche), plutôt que celui de la consonne T (le segment de sphère). De nouveaux monuments observés depuis cette époque me permettent aujourd’hui de présenter ce même prénom (pl. IV, no 7 a) avec les véritables éléments qui le forment dans les inscriptions originale si je le retrouve d’abord sur le revers d’une stèle qui mérite sous plusieurs rapports un examen attentif.

Ce petit bas-relief, de 8 pouces ½ de hauteur, représente sur sa face antérieure un Thébain adorant la reine Nané-Atari et son époux le Pharaon Aménoftep, fils de Misphrathoutmosis. Le travail de cette portion de la stèle est fort médiocre ; toutes les légendes en sont gravées d’une manière pauvre et mesquine. Mais le revers offre cinq têtes humaines de profil, placées irrégulièrement les unes au-dessus des autres, et d’une exécution très-fine et très-soignée[27]. Le visage de la cinquième de ces têtes n’existant plus, et le haut de la pierre portant encore un reste de diadème ou de ceinture, qui tenait sans doute à une sixième figure, il est évident que la scène d’adoration précédemment décrite, a été sculptée sur le revers de l’un des fragments d’un bas-relief plus considérable, ouvrage d’une main bien plus habile, et que le nouvel artiste retourna sans respecter l’ancien travail. C’est là, Monsieur le Duc, l’unique morceau de sculpture égyptienne qui nous montre des têtes humaines isolées ; et cette singularité est d’autant plus remarquable, que ces têtes sont celles de divers souverains de l’Égypte : l’uræus royal qui décore leur front, et les légendes hiéroglyphiques inscrites auprès de la plupart d’entre elles, le démontrent assez clairement.

Quelle que puisse avoir été la destination primitive de ce bas-relief qui ressemble, plus qu’à toute autre chose, à une étude ou bien même à une série de portraits de rois, destinée à servir de modèle dans un atelier de stèles religieuses, je me contenterai de le décrire et d’en tirer les documents historiques qu’il renferme.

La tête supérieure à gauche est celle d’une reine, très-reconnaissable au vautour qui lui sert de coiffure et au modius qui la surmonte. Les ailes de l’oiseau retombent sur la chevelure nattée et divisée en deux touffes, entre lesquelles paraissent les ornements du collier : le profil est d’un caractère grave ; malheureusement la légende qui contenait le nom de cette princesse n’existe plus maintenant.

La tête suivante, d’une expression très-douce et couverte du casque royal, est celle d’un Pharaon : à sa droite se voient encore les signes initiaux de sa légende : le Seigneur du Monde, le reste a disparu. Un autre titre, celui de Seigneur des Contrées ou Seigneur des Seigneurs, surmonte la première, à droite, des trois têtes de la rangée inférieure, coiffée d’une portion du Pschent, et la suite de sa légende est détruite ainsi que le visage entier. Mais les deux têtes suivantes ont conservé leurs inscriptions complètes ; la direction des hiéroglyphes et la place qu’ils occupent ne laissent aucune incertitude sur celles des têtes royales auxquelles il faut les rapporter.

L’une, la troisième du second rang, très-simplement coiffée, mais portant l’uræus sur le front, est surmontée de la légende hiéroglyphique : le Président de la Région inférieure soleil stabilisateur du monde : c’est le Pharaon Mœris-Thoutmosis II de la XVIIIe dynastie, dont le disque, le parallélogramme denté et le scarabée forment le prénom particulier sur tous les monuments de l’Égypte.

L’autre tête enfin, celle du milieu de la rangée inférieure, est ceinte d’un diadème que l’uræus, dressé sur le front, enveloppe dans ses nombreux replis : l’inscription placée au-dessous nous apprend que c’est là l’image du Dieu Bienfaisant, soleil seigneur de la régionsemblable au Soleil Bienfaiteur. Les 4e, 5e, 6e et 7e caractères de cette légende, perpendiculairement rangés les uns au-dessous des autres, sont précisément le prénom royal de Misphrathoutmosis, dernier roi de la XVIIe dynastie et père du chef de la XVIIIe. Il est certain que l’artiste a voulu figurer ici la tête de cet illustre Pharaon, au milieu de celles de plusieurs autres personnages de sa race ; et s’il était permis de se prévaloir des ressemblances, soit dans les traits du visage, soit dans les détails de coiffure, que les têtes dont les légendes sont effacées présentent avec celles de différents princes sculptées sur d’autres stèles royales du Musée de Turin, je ne balancerais point à dire que les deux têtes supérieures de ce bas-relief sont celles de la reine Nané-Atari et du Pharaon Aménoftep, fils de Misphrathoutmosis ; que la troisième tête coiffée du Pschent, représente le Pharaon Thoutmosis-Chébron, leur fils, et la cinquième, leur petit-fils Mœris-Thoutmosis comme sa légende le prouve d’ailleurs, Misphrathoutmosis étant entre les deux derniers.

Quoi qu’il en soit, cet intéressant bas-relief présentant le troisième signe du prénom de Misphrathoutmosis dans un état parfait de conservation, établit aussi que ce caractère est en réalité une tête de lion, et non celle d’un crocodile ou d’un cynocéphale, comme on pouvait le supposer en examinant ce même prénom, à demi effacé, et sur la momie de Schébamon, et sur la stèle funéraire citée dans ma première Lettre. Cette tête de lion, suivie du signe de genre T (le segment de sphère), est, ainsi que me le prouvent divers papyrus, le signe symbolique d’une région soit céleste, soit terrestre, région dont je n’ai point encore rencontré le nom phonétique. Cette subdivision du monde moral ou du monde physique, est aussi exprimée dans les mêmes textes par les parties postérieures d’un lion ; et un fragment de manuscrit hiératique du Musée de Turin, porte encore le prénom du roi Misphrathoutmosis (pl. IV, no 7 a), dans lequel le signe hiératique des parties postérieures du lion occupe aussi la place de la tête de cet animal, constamment figurée dans ce prénom tracé en style hiérogyphique. Ce papyrus, qui nous fera connaître en même temps le nom propre monumental du roi appelé Misphrathoutmosis dans les extraits de Manéthon, appartient à une classe très-importante de manuscrits, inconnue jusqu’à ce jour, et au sujet de laquelle il est indispensable d’entrer ici dans quelques détails, puisque la plupart des résultats que je me propose d’exposer dans cette seconde Lettre, sont fondés sur l’autorité de pièces analogues.

On a cru pendant long-temps que les hypogées ou nécropoles creusées dans le voisinage des principales villes de l’Égypte pour recevoir les restes mortels de leur population, ne fourniraient à notre curiosité que des cadavres embaumés, quelques inscriptions funéraires sans intérêt historique, beaucoup de monuments religieux, et des manuscrits contenant seulement des prières pour les morts. La plus grande partie des stèles et des papyrus, transportés en Europe par divers voyageurs dans le courant du siècle dernier et dans les vingt premières années de celui-ci, concoururent à confirmer l’opinion généralement répandue à cet égard. Mais enfin, un contrat en langue grecque, plusieurs actes publics en écriture égyptienne démotique, et un certain nombre de stèles portant des dates exprimées en caractères hiéroglyphiques, trouvés presque en même temps dans les catacombes de Thèbes, sont venus rendre à la science l’espoir fondé de conquérir une foule de documents historiques tout à fait neufs, tirés de l’étude des bas-reliefs et des manuscrits qu’on recueille chaque jour, et en assez grande abondance, dans les tombeaux égyptiens. Les richesses de ce genre, que j’ai été assez heureux pour reconnaître en déroulant les nombreux papyrus du Musée de Turin, ont surpassé mon attente, et portent avec elles la conviction intime qu’il ne dépend uniquement que de quelque gouvernement de l’Europe, qui suivrait le noble exemple donné par S. M. le roi de Sardaigne en acquérant une grande masse de monuments égyptiens, d’assurer à l’époque présente une pleine et entière connaissance de l’histoire, de la religion, des usages et de l’industrie du peuple le plus anciennement civilisé du globe. Je me plais à dire, et c’est un besoin pour mon cœur, qu’il n’a point tenu à vous, Monsieur le Duc, que cette gloire nouvelle ne fût assurée à notre belle patrie.

Sans citer ici un grand nombre de contrats en écriture démotique, j’ai trouvé, en effet, dans le Musée Égyptien de Turin, une nouvelle espèce de manuscrits qui offrent un intérêt non moins précieux pour l’histoire : je veux parler d’une quantité considérable de papyrus en écriture hiératique ou sacerdotale, contenant des dates, lesquelles appartiennent toutes sans exception au règne de divers Pharaons ou rois de race égyptienne, fort antérieurs à la conquête des Perses, c’est-à-dire à l’an 525 avant l’ère chrétienne. Par un hasard singulier, et qu’explique facilement la circonstance seule que ces papyrus ont presque tous été tirés d’une même portion de la nécropole de Thèbes, le plus grand nombre de ces pièces historiques remontent, comme le prouvent leurs dates, à l’époque des rois de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. Enfin ces textes précieux rappelant quelquefois des faits antérieurs, j’ai dû y retrouver les légendes royales de plusieurs princes dont nous ne possédons point encore d’actes contemporains.

Il est surtout à regretter que la plupart de ces manuscrits soient incomplets, et que plusieurs se réduisent même à des fragments d’une petite étendue. Tels sont en particulier ceux dont j’ai recueilli les restes, avec une religieuse attention, dans une masse de débris de papyrus, de plusieurs pieds cubes, trouvée, selon toute apparence, enveloppée dans une même toile au fond d’une catacombe. Malgré cet état presque complet de destruction, j’ai rassemblé un certain nombre de protocoles d’actes publics de différents règnes, et une cinquantaine de fragments d’un papyrus, le plus précieux de tous, sans aucun doute[28], et dont je me réserve, Monsieur le Duc, de vous entretenir dans une prochaine Lettre.

Quoiqu’il ne soit point un acte public, comme beaucoup d’autres que je vais avoir bientôt l’occasion de citer, le manuscrit hiératique sur lequel je fixerai d’abord votre attention, devient réellement historique par la nature de son contenu, qui éclaircit un point important des annales de la XVIIe dynastie égyptienne, en prouvant en premier lieu, par son accord avec la Table d’Abydos, que le prénom (pl. IV, no 7 a) est bien celui du prédécesseur immédiat du premier roi de la XVIIIe dynastie, et en nous offrant de plus le nom propre monumental, jusqu’ici inconnu, de ce vainqueur des Hyk-Schôs, le dernier des princes de la XVIIe.

Ce papyrus n’est plus qu’un fragment formant toutefois le haut de deux grandes pages, et présentant encore onze lignes entières de chacune d’elles. La première page de ce manuscrit, dont je déterminerai la nature dans ma prochaine Lettre où je produirai aussi son texte original en entier accompagné de sa traduction, ne présente qu’une suite de noms de dieux ou de déesses, suivis de divers titres ; mais ce qui reste de la seconde page, contient successivement les prénoms et les noms propres de cinq rois et de six reines ou princesses de race égyptienne. C’est la quatrième ligne de cette page, qui nous montre pour la première fois la légende complète du Pharaon appelé Misphrathoutmosis ou Misphragmouthosis dans les extraits de Manéthon. Cette légende est exactement figurée sur ma planche VIII, no 3.

La transcription que j’ajoute, en hiéroglyphes linéaires ou cursifs, du texte hiératique de cette légende, et qui est gravée sur la même planche, est faite d’après le tableau général de correspondance perpétuelle des signes de ces deux écritures, tableau formé sur une longue comparaison de textes originaux des deux espèces, et dont j’ai présenté un premier essai imprimé à l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres dans l’année 1821. Il résulte d’abord de cette transcription que ce papyrus est postérieur au règne du Pharaon Misphrathoutmosis ; car le prénom de ce prince s’y trouve précédé du titre Osiris-Roi (Ⲟⲩⲥⲓⲣⲉ ⲥⲧⲛ), ou l’Osirien-Roi, que les monuments donnent aux seuls souverains défunts. Le prénom ne présente d’autre particularité que l’emploi déjà noté des parties postérieures du lion, à la place de la tête de ce quadrupède, que contient ce prénom tracé en écriture hiéroglyphique. Le titre Ⲣⲏ-ⲥⲓ Fils du Soleil ou Ⲣⲏ-ⲥⲓ-ⲛⲟⲩⲧⲉ Fils divin du Soleil (si le 17e caractère n’est point un simple signe déterminatif du groupe Ⲣⲏ Soleil), sépare le prénom du nom propre qui se compose de trois caractères seulement.

Les deux derniers, phonétiques, sont la forme hiératique du mot ⲙⲥ (ms), que nous rencontrons comme élément final de tant de noms propres hiéroglyphiques, et entre autres, dans celui que les Grecs ont transcrit en leur écriture par ΘΕΤΜΩΣΙΣ, ΘΟΥΤΜΩΣΙΣ et même ΘΟΥΘΜΩΣΙΣ. C’est précisément ce mot égyptien Ⲙⲥ, que les Grecs ont rendu ici et ailleurs par ΜΩΣ, ou ΜΩΣΙΣ en ajoutant une finale propre à leur langue. Il ne s’agit donc plus que de fixer la prononciation du premier signe formant le nom propre hiératique du dernier Pharaon de la XVIIe dynastie, pour connaître enfin le nom que ce libérateur de l’Égypte porte en réalité sur les monuments originaux.

Ce signe est la forme hiératique du caractère sacré représentant le croissant de la lune tracé horizontalement, les pointes dirigées vers le bas ; cet hiéroglyphe appartient la classe des signes purement figuratifs, et un heureux hasard m’a fait rencontrer dans le Musée même de Turin, un papyrus hiératique contenant les Litanies du dieu Ooh-Thôouth (le dieu Lune identifié avec l’Hermès égyptien ibiocéphale), et dont chaque ligne présente le même caractère figuratif constamment précédé de sa prononciation exprimée, phonétiquement, par les signes hiératiques[29] répondant à la feuille, au bras étendu et à la chaîne, lesquels, dans tous les textes hiéroglyphiques, représentent, les deux premiers, la voyelle A ou O, et le dernier la consonne H. Ce groupe donne donc le mot ⲁⲁϩ Aah ou même ⲟⲟϩ Ooh qui, dans divers dialectes de la langue égyptienne, signifient précisément la lune Σελήνη, que représente en effet le caractère figuratif. Le nom propre monumental du dernier roi de la XVIIe dynastie, doit donc se prononcer Aahmos, et c’est justement là le nom propre égyptien que les Grecs ont transcrit ΑΜΩΣ, ΑΜΩΣΙΣ, en l’attribuant aussi (circonstance très-remarquable) au Pharaon qui chassa les Hyk-Schôs, ou Pasteurs, de l’Égypte.

Du reste, ce nom d’Amosis fut porté par plusieurs des Pharaons de la XVIIIe dynastie, descendants directs de l’AmosisMisphrathoutmosis, dernier roi de la XVIIe. Nous trouvons en effet que le fils de ce prince, le premier roi de la XVIIIe dynastie, appelé Thoutmosis ou Tethmosis dans le texte de Manéthon cité par Josèphe[30], est nommé ΑΜΩΣ ou ΑΜΩΣΙΣ dans les extraits du même auteur faits par l’Africain et Eusèbe. Nous apprenons encore du Syncelle[31] que Misphrathoutmosis ou Misphragmouthosis, sixième roi de la XVIIIe dynastie et le cinquième descendant en ligne directe d’Amosis-Misphragmouthosis de la XVIIe, portait aussi le nom d’Ἄμωσις ; comme son cinquième et son sixième ancêtres[32].

La communauté de nom et de gloire qui existe entre l’Amosis Ier ou Misphragmouthosis la XVIIe dynastie, qui, chassant les pasteurs de l’Égypte moyenne les refoula dans Avaris, et l’Amosis II Aménoftep-Thoutmosis, son fils, premier roi de la XVIIIe, qui continua le siége de la ville et força les barbares d’évacuer l’Égypte, dut nécessairement produire quelque méprise dans les écrits des chronologistes anciens. Une telle confusion ne peut exister en étudiant les monuments égyptiens eux-mêmes, puisque le premier de ces princes y est rappelé sous le nom d’Amosis, et le second sous celui d’Aménoftep ; et il n’est pas inutile de vous prier, Monsieur le Duc, de remarquer que la différence de nom entre les auteurs et les monuments, différence qui aurait droit de surprendre s’il s’agissait d’une toute autre histoire que de celle d’Égypte, s’explique très-naturellement par le fait seul attesté par l’antiquité même, que les rois de race égyptienne portaient deux ou même trois noms différents à la fois, ΔΙΏΝΥΜΟΙ γὰρ καὶ ΤΡΙΏΝΥΜΟΙ πολλαχοῦ τῶν Αἰγυπτίων οἱ Βασιλεῖς εὕρηνται (G. Sync. 63 a.)

Il résulte de tous les faits que je viens d’exposer, que la légende royale entière du dernier Pharaon de la XVIIe dynastie égyptienne contemporaine des Pasteurs, était ainsi conçue : Le Roi soleil seigneur de (telle région), le Fils du Soleil amosis (pl. IV, no 7 a et b). Nous ne possédons encore que les prénoms seuls des rois Thébains de la même dynastie qui occupèrent le trône avant lui ; mais, comme je l’ai déjà dit, la Table d’Abydos donne avec précision l’ordre dans lequel ils doivent être classés chronologiquement. Nous ignorons, il est vrai, les noms propres de ces princes, aucun fragment historique, soit égyptien, soit grec, ne nous les ayant transmis : mais il peut arriver, d’un jour à l’autre, des monuments originaux qui les feront connaître, de la même manière qu’ils viennent de nous fournir déjà celui du dernier roi de cette dynastie. L’important, au fond, est de posséder les cartouches prénoms, et d’être sûr de leur classification relative, parce que les prénoms seuls sont toujours produits de préférence aux noms propres dans les inscriptions historiques.

Deux scarabées du Musée de Turin portent le prénom royal (pl. IV, no 2) qui, d’après la Table d’Abydos (le dernier cartouche à droite de la ligne intermédiaire), est celui du cinquième prédécesseur d’Amosis-Misphrathoutmosis (pl. IV, no 7 a et b). Les quatre autres prénoms royaux suivants (pl. IV, nos 3, 4, 5 et 6), inscrits aussi sur cet important tableau généalogique, sont ceux des rois Thébains de la XVIIe dynastie, qui régnèrent successivement avant ce même Amosis.

Le prénom no 3, celui du quatrième prédécesseur d’Amosis sur la Table d’Abydos, est aussi imprimé, suivi du titre Approuvé d’Ammon[33], sur une portion de bretelle ou plutôt de collier en cuir que décore cette légende royale frappée sur gomme[34]. Le second cartouche, qui renfermait le nom propre de ce roi, est à moitié effacé ; il ne reste de visible que les hiéroglyphes exprimant les mots Ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ ⲡⲓ… le Chéri d’Ammon Pi… ou Amménémé Pi… en prenant le premier groupe, non pour un titre, mais pour une partie du nom propre lui-même.

On rencontre plus fréquemment sur les monuments du vieux style égyptien, le prénom royal suivant no 4. Une stèle funéraire de quatre pieds et plus de hauteur, appartenant à M. Saulnier, est datée de l’an VI du règne de ce roi (pl. VIII, no 1), dont le prénom est, sur cette stèle, semblable en tout à celui que présente la Table d’Abydos.

Je retrouve le même prénom sur deux scarabées du Musée de Turin, avec cette variation cependant que le caractère hiéroglyphique figurant deux bras élevés ne paraît qu’une seule fois dans chacun de ces amulettes, tandis que ce signe est exprimé trois fois dans les autres copies précitées de ce prénom, comme aussi sur un scarabée lithographié sous le no 410 du recueil de M. de Palin, où il est entremêlé des titres ⲥⲧⲛ-ⲥⲉ-ⲣⲏ Roi, Fils du Soleil. De plus, quelques portions du temple de Semné, dans la haute Nubie, offrent ce même prénom royal rappelé dans des textes relatifs au Pharaon Mœris-Thoutmosis de la XVIIIe dynastie, sous le règne duquel ont été décorées ces portions de l’édifice, si, comme je le pense, les dessins que j’en connais sont parfaitement exacts[35].

C’est encore un scarabée du Musée de Turin, qui reproduit le prénom royal no 5, c’est-à-dire, d’après l’autorité irrécusable de la Table d’Abydos, celui même du second prédécesseur et probablement de l’ayeul d’Amosis, et l’un des rois de la XVIIe dynastie. La domination de ce prince sur les portions de l’empire égyptien que les Hyk-Schôs n’occupaient point, semble avoir été d’une longue durée, car une stèle funéraire hiéroglyphique, existant à Paris dans la collection de M. Révil, est expressément datée de la XXVIIe année du règne de ce Pharaon (pl. VIII, no 2). J’ai de plus reconnu ce même prénom sur une magnifique stèle de la collection Nizzoli, récemment acquise par le Grand-Duc de Toscane[36]. Enfin le prénom du prédécesseur d’Amosis-Misphrathoutmosis (pl. IV, no 6), c’est-à-dire celui de l’avant-dernier roi de la XVIIe dynastie, existe sur divers scarabées, comme sur une stèle du cabinet du roi à Paris.

On trouvera sur la planche IV (nos2, 3, 4, 5, 6 et 7) qui accompagne cette Lettre, les prénoms de ces six nouveaux Pharaons dans l’ordre indiqué par le monument d’Abydos, et sous le titre de XVIIe dynastie, Thébaine ou Diospolitaine, conformément encore aux extraits et au texte même de Manéthon. Il est certain qu’on ne découvrira jamais sur des monuments de style véritablement égyptien, les noms des rois Hyk-Schôs qui opprimaient une grande partie de l’Égypte, dans le temps même que les premiers princes de cette XVIIe dynastie légitime possédaient les provinces les plus éloignées de Memphis où les chefs des barbares paraissent avoir établi le siége de leur domination. Je laisse à mon frère le soin important de fixer chronologiquement l’époque de l’existence de cette dynastie Thébaine, en faisant observer, toutefois, 1o que nous pouvons regarder les quatre plus anciens prénoms de cette série (les nos 3, 4 et 5) comme les quatre rois égyptiens cités par le Syncelle, lesquels furent contemporains des Pasteurs, et gouvernèrent une partie de l’Égypte tout en reconnaissant, selon bien des probabilités, la suzeraineté des Hyk-Schôs ; 2o que les deux derniers de ces prénoms (les nos 6 et 7 a) ont appartenu aux rois Thébains qui, s’étant insurgés contre les barbares, comme le dit formellement Manéthon[37], leur firent une longue guerre, et parvinrent à les refouler jusque dans Avaris leur dernier retranchement.

L’histoire égyptienne écrite par les Grecs ne nous a transmis ni les noms propres, ni la durée des règnes particuliers de chacun des rois de cette antique dynastie : mais tout prouve, Monsieur le Duc, que les monuments originaux doivent un jour suppléer à ce silence total des écrivains classiques. Déjà même deux stèles funéraires établissent clairement que les règnes des 3e et 4e rois de cette famille furent, pour le moins, l’un de six et l’autre de vingt-sept années. Espérons donc que des bas-reliefs du même genre viendront successivement nous en apprendre davantage ; et j’ai dit des monuments du même genre, car c’est seulement dans la profondeur des catacombes égyptiennes, dans ces lieux secrets et d’un accès si difficile, que des objets d’art d’une telle antiquité purent se conserver intacts et échapper à la fois aux injures des siècles et à celles des Hyk-Schôs.

Les documents nouveaux que je déduis d’un simple fragment de manuscrit, qui n’est cependant aussi qu’un texte relatif à des matières religieuses, ne se bornent point à la connaissance du nom propre du dernier Pharaon de la XVIIe dynastie, et à celle des signes qui composent son prénom : j’y retrouve textuellement, avec la légende royale complète d’Amosis-Misphrathoutmosis, celles des trois premiers princes de la XVIIIe dynastie, ses successeurs et ses descendants. Ce manuscrit et le grand nombre d’actes publics hiératiques, remontant à cette XVIIIe dynastie, que j’ai reconnus dans le Musée de Turin, nous donnent ainsi un moyen inattendu de vérifier et de contrôler en quelque sorte les résultats relatifs à la succession de ces rois, déjà tirés de l’étude seule des monuments hiéroglyphiques. D’un autre côté, il importe de s’assurer par les dates des années de ces princes, consignées dans la plupart de ces pièces hiératiques, si la durée de leurs règnes respectifs a été exactement déterminée dans la Notice chronologique jointe par mon frère à ma première Lettre, d’après les divers extraits de Manéthon, et si ses recherches ne sont point contredites par l’autorité décisive de ces pièces originales, dont je n’ai fait la découverte que dans le mois d’octobre passé.

Le papyrus hiératique cité en premier lieu, et qui ne peut remonter qu’à la XXIIIe dynastie, ainsi que je l’établirai ailleurs, démontre en effet l’exactitude rigoureuse de notre classification des prénoms et noms propres royaux hiéroglyphiques de la XVIIIe dynastie, quant aux trois premiers princes de cette famille ; car ce texte, qui renferme une série assez étendue de surnoms et de noms propres de rois, de reines et de princesses, disposés selon l’ordre de succession, nous montre le nom d’Amosis-Misphrathoutmosis accompagné des légendes de ses descendants, les trois premiers Pharaons de la XVIIIe.

La première de ces légendes en partant d’Amosis (légende figurée sur notre planche VIII, no 4, avec sa transcription hiéroglyphique linéaire), est bien celle d’Aménoftep-Amosis-Thetmosis, Pharaon que j’ai reconnu dans ma précédente Lettre, pour être à la fois et le fils d’Amosis-Misphragmouthosis, et le premier roi de la XVIIIe dynastie[38].

La seconde (pl. IX, no 6) est aussi celle de Thoutmosis Ier, second roi de la XVIIIe dynastie.

Enfin, dans la troisième (pl. IX, no 7), nous reconnaissons également le prénom du successeur immédiat de Thoutmosis Ier, déjà déterminé dans ma première Lettre. Mais je lis aussi dans ce manuscrit hiératique, et pour la première fois, la légende complète de ce roi, c’est-à-dire son prénom suivi de son nom propre. Les signes formant le mot Amon-mai ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ, que j’ai précédemment trouvés liés au prénom de ce prince, ne sont donc qu’un simple titre le Chéri d’Ammon, ainsi que je l’avais d’abord supposé[39], puisque le texte hiératique (pl. IX, no 7) démontre positivement que le nom propre monumental de ce troisième roi de la XVIIIe dynastie, appelé Aménophis par Manéthon, fut Ⲑⲱⲟⲩⲧⲙⲥ, thoutmosis (l’Enfant de Thôout), comme celui de son prédécesseur. En complétant ainsi les documents réunis dans ma première Lettre sur les rois de la XVIIIe dynastie, ce papyrus hiératique fournit une nouvelle preuve de la prédilection de cette famille de souverains pour le nom propre Thoutmosis ou Thetmosis, que Manéthon donne aussi à Aménoftep, leur chef[40]

J’ajouterai en dernier lieu que ce précieux fragment de manuscrit porte en tête de la série des noms propres de reines mentionnées dans son texte purement religieux, celui de l’épouse d’Aménoftep, de laquelle sont issus tous les princes de la XVIIIe famille royale. Ce cartouche est précédé (pl. IX, no 5) du titre Divine Épouse du dieu Ammon, que j’ai déjà trouvé dans les inscriptions hiéroglyphiques d’une statue en bois de cette princesse ; quant au nom propre lui-même ⲁⲁϩⲙⲥ-ⲛⲁⲛⲉ ou (ⲣ︤︦ⲡ︤︦ⲧⲛⲁⲛⲟⲩϥ)-ⲁⲧⲁⲣⲓ, le premier mot du cartouche ⲁⲁϩⲙⲥ, Aahmès ou Aahmos (dont j’ai donné la simple traduction par l’Enfant de la Lune ou l’Engendrée de la Lune, en publiant des légendes hiéroglyphiques de cette reine dans ma première Lettre), semble devoir être considéré non comme un simple titre, mais, comme la partie principale de son nom propre, si nous remarquons aussi que ce groupe est le nom propre véritable du père de l’époux de cette reine, Amosis, et celui de son époux lui-même dans les deux extraits de Manéthon.

D’autres manuscrits hiératiques, mais d’un ordre différent, m’ont présenté la légende royale du 4e roi de la XVIIIe dynastie, celle du Mœris des auteurs grecs, (Thoutmosis II de ma précédente Lettre et Thoutmosis III d’après les papyrus), le fils et l’héritier de la reine Amensé, sœur de Thoutmosis II et petite-fille d’Aménoftep. Ces papyrus sont des débris d’actes et de registres publics. Trois de ces fragments, d’écritures différentes, portent le prénom de Mœris-Thoutmosis, mais précédé du seul titre ⲥⲧⲛ-ⲛⲟⲩⲧⲉ Roi Divin et sans date, ce qui montre que ces pièces n’appartiennent point à l’époque même de son règne, et qu’elles ont été écrites postérieurement à l’apothéose de cet illustre Pharaon. L’un de ces courts fragments présente en effet, au verso et en très-gros caractères, les restes d’un protocole daté du règne de Ramsès VI ou le Grand. premier roi de la XIXe dynastie. Mais une portion d’acte, remarquable par la teinte de vétusté du papyrus sur lequel elle est écrite, remonte bien certainement au temps même de Thoutmosis III, le Mœris des Grecs, puisque cette pièce est expressément datée de l’une des premières années de son règne : le protocole de cet acte est conçu en ces termes (pl. IX. no 8) : « L’an V, du mois de Thot le 1er (Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲉ︦ ⲑⲱⲟⲩⲧ ⲥⲟⲩ ⲁ︥︦) sous la présidence divine du Roi du Peuple obéissant soleil stabilisateur du monde Fils divin du Soleil thoutmosis ; » et la date de cette pièce écrite par un certain Osoramon (Osorammon), rentre parfaitement dans les courtes limites assignées au règne de Mœris. Ce fragment remonterait ainsi à l’an 1732 avant notre ère, et compterait aujourd’hui 3 557 ans d’antiquité, si, comme tout concourt à le démontrer d’ailleurs, les époques précédemment assignées aux divers règnes des princes de la XVIIIe dynastie, sont très-approximativement exactes. Ainsi le Musée de Turin possède la charte la plus ancienne qui soit connue jusqu’ici en Europe.

J’avouerai, Monsieur le Duc, que j’eusse été moi-même tout le premier effrayé d’une telle antiquité, si ce frêle morceau de papyrus ne sortait point des hypogées de l’Égypte, où aucune autre cause de destruction, si ce n’est l’homme seul, ne peut faire disparaître les objets que l’on y renferma jadis avec tant de soins, et si surtout je n’avais retrouvé dans les papyrus tirés de ces mêmes catacombes, une nombreuse série de pièces pareilles formant une chaîne presque continue de dynastie en dynastie, et qui lient, pour ainsi dire, cette époque si prodigieusement reculée dans l’ordre actuel de nos idées, avec des temps plus rapprochés de nous, je veux dire avec l’époque, comparativement moderne, où les successeurs d’Alexandre usurpèrent à leur tour le trône des Pharaons.

J’ai recueilli, en effet, dans les débris de papyrus du Musée de Turin, trois courts fragments de deux registres de recettes publiques, appartenant au règne du Pharaon Aménophis II ; arrière petit-fils de Mœris-Thoutmosis III. Aucun de ces morceaux ne conserve, à la vérité, le protocole royal tout entier ; mais ceux-ci offrent, dans plusieurs de leurs parties, la date de l’année et du mois, soit les mots Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲅ︥︦︦︦… (l’an IIIe), soit Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲓ︤︦ⲇ︤︦, ⲡⲁⲣⲙⲟⲩⲧⲉ ⲥⲟⲩ ⲓ︤︦ (l’an XIV, de Pharmoutile 10) (pl. IX, no 9 a) ; et tous portent le prénom entier du Pharaon Aménophis II : le Roi ou le Seigneur du monde, soleil seigneur de la région inférieure (idem). La date de l’an XIV du premier de ces registres est tout aussi admissible que celle de l’an III du second, puisqu’Aménophis II a régné plus de trente ans suivant les divers extraits de Manéthon.

D’autres fragments, dont quelques-uns sont d’une écriture menue et très-maigre, m’ont paru aussi avoir appartenu à un registre de recettes, tenu par deux scribes appelés Horus (Ϩⲱⲣ) et Amménémoph (Ⲁⲙⲛⲙⲟⲫ). Ces morceaux de papyrus sont remplis de chiffres et de calculs ; deux d’entre eux ont heureusement conservé toute la partie essentielle de leur protocole. Je place sous le no 10, planche X, le calque du mieux conservé des deux registres, et dont voici la transcription : ϩⲙ ⲧⲣⲟⲙⲡⲉ ⲃ︦ ⲭⲟⲓⲁⲕ ⲥⲟⲩ ⲓ︦ⲉ︤︦ ⲛⲥⲧⲛ (ⲣⲏ-ⲙⲛ-ⲥⲧⲛ), et le sens : Dans la seconde année, de Choiak le 15, du Roi soleil stabilisateur de la région inférieure. Le nom propre du roi n’existe plus ; mais le prénom subsistant nous apprend assez que ces pièces appartiennent au règne de l’un des Achenchérès de la XVIIIe dynastie, Ousirei ou Mandouei, arrière-petits-fils d’Aménophis II, et qui ont gouverné l’Égypte, l’un vers l’an 1597, et l’autre vers l’an 1585 avant notre ère.

Un autre court fragment, d’une très-belle écriture, m’a offert le prénom royal de Ramsès III, le Roi du Peuple obéissant, soleil de la région inférieure ami d’ammon (pl. X, no 11). Je le retrouve également sur d’autres débris, mais sans l’indication d’aucune date.

Le plus long des règnes de la XVIIIe dynastie fut celui de Ramsès IV dit Méiamoun (l’ami d’Ammon), l’ayeul de Ramsès le Grand, qui posséda pendant plus de soixante ans un trône sur lequel n’avaient fait que passer Ramsès II et Ramsès III, successeurs des Achenchérès. De nombreux fragments de manuscrits, sur lesquels on lit la légende royale de ce Pharaon, existent aussi dans le Musée de Turin : quelques-unes de ces pièces sont ou de l’an VI et du 20 du mois de Paopi (Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲋ ⲡⲁⲱⲡⲉ ⲥⲟⲩ ⲕ︤︦), ou de l’an XIV et du premier de Choiak (Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲓ︤︦ⲇ︦︤︥︦ ⲭⲟⲓⲁⲕ ⲥⲟⲩ ⲁ︥︦) ; mais comme le nom de Ramsès-Méiamoun ne se trouve point précisément lié avec ces dates, qui conviennent d’ailleurs avec la durée de son règne, on peut douter, avec quelque espèce de raison, que ces papyrus aient été écrits dans la 6e et la 14e année de ce règne, quoiqu’ils contiennent certainement son prénom et son nom propre, transcriptions très-exactes en style hiératique, et signe pour signe, de ses légendes hiéroglyphiques. Il ne peut toutefois subsister un pareil doute à l’égard d’un reste de pièce (pl. X, no 12) portant expressément la date suivante : l’an XII et d’Epiphi le 19 (Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲓ︤︦ⲃ︥︦ ⲑⲡⲏⲡ ⲥⲟⲩ ⲓ︤︦ⲑ︦) du Roi du Peuple obéissant soleil gardien de la région inférieure ami d’ammon. Ce fragment remonte donc à très-peu près à l’an 1548 avant notre ère ; il a fait partie, comme la plupart des papyrus cités jusqu’ici, d’un registre de comptabilité publique.

Le plus complet des manuscrits hiératiques de ce genre, appartient au règne de Ramsès V, père de Ramsès le Grand, et le dernier des rois de la XVIIIe dynastie. Il consiste en trois fragments contenant en tout cinq pages à peu près entières : ce sont les débris d’un registre de recettes sacrées, tenu par uni scribe nommé Thoutmosis Ⲑⲱⲟⲩⲙⲥ. Le premier fragment est d’une seule page ; le commencement et la fin de la plupart des lignes n’existent plus, mais les deux premières nous conservent le protocole général du registre presque en entier, ce qui devient précieux ; car, selon l’habitude assez constamment suivie dans la rédaction de cette sorte de manuscrits, c’est vers le haut de la première page du registre qu’on mentionne seulement le roi régnant, et l’on se contente de mettre la date de l’année du règne et le quantième du mois en tête de tous les articles subséquents. Le protocole de ce manuscrit (pl. XI, no 13) est conçu en ces termes : L’an XII, de Paopi le 16, sous la divine présidence du Roi du Peuple obéissant, Seigneur du monde, soleil stabilisateur de la région inférieure approuvé par phtha, Fils divin du Soleil, Seigneur des Contrées (ou des Seigneurs) ramsès Chéri d’Ammon divin Président, etc. La lacune de treize à quatorze signes existant sur le manuscrit original, entre la fin du cartouche prénom et le commencement du nom propre, a été facile à remplir par le moyen d’une superbe pièce hiératique appartenant aussi au Musée de Turin, et qui contient la légende entière de ce même Ramsès V : je la reproduis dans la planche XI, no 14 ; elle sert réellement à compléter le protocole précédent, (pl. XI, no 13). Ce magnifique modèle d’écriture sacerdotale porte la date (Ⲣⲟⲙⲛⲉ ⲓ̄︤ⲩ︥︦ ⲭⲟⲓⲁⲕ ⲥⲟⲩ ⲓ︤︦ⲉ︦) de l’an XVII, le 15 du mois de Choiak (même planche, no 14 a.)

Le Pharaon Ramsès V, l’Aménophis-Ramsès de Manéthon, ayant régné dix-neuf ans d’après les divers extraits de cet historien, ces deux pièces originales rentrent donc, comme il arrive de toutes celles que j’ai déjà citées, dans les limites du règne de ce roi, limites fixées par les recherches chronologiques exposées à la fin de ma première Lettre. Je remarquerai aussi, et dans le même intérêt, qu’à la première page du troisième fragment du registre de l’an XII de Ramsès V, il est fait mention, dans un article du 13 de Choiak, d’un individu appartenant à la demeure du Roi divin, soleil gardien de la région inférieure ami d’ammon, c’est-à-dire d’un habitant du Palais ou de la partie de Thèbes où se trouvait le Palais bâti par le Pharaon défunt, Ramsès-Méiamoun. En me réservant de déterminer ailleurs ce qu’il faut entendre par la demeure de Mandou, la demeure d’Amon-Ra Roi des Dieux, la demeure de Mœris (Thoutmosis III), la demeure d’Aménophis II, la demeure de Ramsès VI (le Grand), si souvent rappelées dans plusieurs registres hiératiques, je cite seulement ici la mention de la demeure de Ramsès IV (Méiamoun), faite dans un registre du règne de Ramsès V, comme une preuve de l’exactitude avec laquelle la succession des divers Pharaons appelés Ramsès, a été déduite dans ma première Lettre, d’après les seuls textes hiéroglyphiques.

Ainsi, Monsieur le Duc, tous les nouveaux documents extraits de ces manuscrits hiératiques, pièces originales remontant à la XVIIIe dynastie, s’accordent avec les résultats tirés d’abord des inscriptions en caractères sacrés, gravées soit sur les édifices de l’Égypte, soit sur les statues, les bas reliefs et les stèles religieuses, monuments par la comparaison desquels nous avons cherché à reconnaître les légendes royales de tous les souverains composant la plus illustre des dynasties égyptiennes. En mettant encore à profit de telles lumières, et en puisant à la fois dans ces deux sources, les textes hiératiques et les inscriptions hiéroglyphiques, sources diverses en apparence, mais également pures, j’essaierai dans cette Lettre, autant du moins que le permettent et le petit nombre de monuments, et la divergence des traditions historiques, de distinguer parmi les légendes royales inscrites dans les papyrus, ou gravées sur les temples et sur une foule d’objets d’art de petite proportion, celles de ces légendes qui appartiennent aux rois égyptiens des XIXe, XXe et XXIe dynasties. Les légendes des Pharaons de la XVIIIe ayant été déterminées dans ma précédente Lettre, et la première partie de celle-ci faisant connaître les prénoms des rois de la XVIIe, le Canon de Manéthon se trouvera, quant à ce qui regarde ces mêmes familles royales, appuyé par le témoignage irréfragable de monuments contemporains, et onze siècles entiers seront ainsi rendus à l’histoire positive.

Le premier roi de la XIXe dynastie fut Ramsès VI (le grand Sésostris), et j’ai dû, dans ma précédente Lettre, donner sa légende royale et l’indication des principales images de cet illustre Pharaon, réunies dans le Musée Égyptien de S. M. le roi de Sardaigne. Mais j’appellerai encore une fois votre attention, Monsieur le Duc, sur la plus importante de ces statues. Les nombreux morceaux de ce magnifique colosse, jadis monolithe et naguère démembré, selon toute apparence, par les effets d’un violent incendie, sont maintenant assemblés et parfaitement réunis. À l’exception de la tête seule du petit Uræus qui ornait le casque du conquérant, et que l’on n’a point retrouvée, la statue est complète ; quelques légères sutures rappellent à peine l’état déplorable de destruction dans lequel elle est arrivée à Turin. On peut juger aujourd’hui si ce que j’ai avancé sur la beauté du travail et sur la pureté des formes de ce colosse, est fondé sur la réalité, ou n’est de ma part que le fruit d’une sorte de préoccupation en faveur de ce qui appartient à l’Égypte. Je ne crains point de répéter qu’à la vue seule de cette image de Ramsès, tout homme de goût et sans préjugés systématiques abjurera bien vite la doctrine courante, qui a résolu de ne point accorder la connaissance de l’art, proprement dit, à la vieille Égypte, et qui s’obstine à ranger toutes les créations de la sculpture égyptienne parmi les produits informes de ce qu’on a voulu appeler l’art sans imitation. J’admire les chefs-d’œuvre de la sculpture grecque ; je suis entraîné par le charme de leurs inimitables perfections, sans être Philhellène au point de croire que la Grèce seule fut, exclusivement à toute autre contrée, le berceau et la patrie des beaux-arts. Je crois aussi, avec les anciens Grecs eux-mêmes, et contradictoirement à l’opinion qu’on tente d’établir de nos jours, que les plus anciens artistes de la Grèce, architectes, xyloglyphes, toreuticiens, statuaires et sculpteurs reçurent les premières leçons des Égyptiens. C’est sans doute une assez belle gloire pour les Grecs que d’avoir surpassé leurs maîtres de si loin, graces a l’organisation politique de leur patrie, qui procura aux beaux-arts un si merveilleux développement.

Dans l’état actuel du colosse de Ramsès le Grand, le nom de la femme de ce Pharaon, la reine Ari ou Nanet-Ari, que j’avais d’abord cru omis par le sculpteur[41], est très-visible à la suite des titres sa Royale et Puissante Épouse qui l’aime : ce nom propre est enclos dans un cartouche et présente une variante que je fais graver sous le no 9 de la planche IV, à la suite de la légende royale de Ramsès-le-Grand, (no 8), son mari, et en tête des cartouches de la XIXe dynastie, dite Diospolitaine comme les deux précédentes.

Un nombre très-considérable de fragments de papyrus, en écriture hiératique, m’ont offert la légende, plus ou moins complète, du plus illustre des conquérants égyptiens. Quelques-uns, de ces débris portent des indications de l’an III et de l’an XIV de son règne ; mais les deux protocoles les mieux conservés sont ceux dont je donne le fac-simile (pl. XII, no 15 et 16). Le premier, qui a fait partie d’un registre de comptabilité, renferme le prénom entier du Pharaon : Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲏ̄ ϩⲁⲑⲱⲣ ⲥⲟⲩ ⲕ︦ⲑ︥︦, etc. L’an VIII, du mois d’Athyr le 29, sous la divine présidence du Roi du Peuple obéissant Seigneur du Monde, soleil-gardien-de-la-région-inférieure-approuvé-par-phré. Le revers de ce même papyrus contient un reçu daté aussi de l’an VIII, du 3 de Méchir ; mais ce petit acte est écrit sur un long texte dont on a évidemment enlevé une partie pour faire place à la nouvelle écriture : voilà sans doute le plus ancien manuscrit palimpseste qui soit connu.

Le second protocole du règne de Ramsès-le-Grand est en tête d’un fragment d’acte d’une belle écriture, mais dont aucune ligne n’est entière. Toutefois ce protocole, qui n’a perdu que les derniers caractères du cartouche nom propre, est bien conservé. Il est ainsi conçu : ϩⲙ Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲏ︤︦ ⲙⲉⲥⲱⲣⲉ ⲥⲟⲩ ⲕ̄︦ⲇ︥︦ ⲛ ⲥⲧⲛ, etc. dans l’année VIII, du mois de Mésori le 24, du Roi soleil-gardien-de-la-région-inférieure-approuvé-par-phré, Seigneur du monde, ramsès. Cette pièce est jusqu’ici la seule de cette époque dans laquelle j’aie constaté l’absence du titre fils du soleil, qui devrait être immédiatement placé avant le cartouche nom propre.

Ces divers manuscrits appartiennent donc incontestablement aux premières années de Ramsès VI (le Grand), chef de la XIXe dynastie, et dont le règne eut une durée de plus de 50 ans. Pendant cette période fortunée, l’Égypte fut, pour ainsi dire, couverte, au rapport unanime des historiens, de constructions magnifiques et d’étonnants ouvrages d’utilité publique. La célébrité, et bien mieux encore les bienfaits de ce monarque envers ses peuples, nous expliquent assez le nombre immense de monuments de tout genre qui, existant soit en Égypte, soit dans les collections de l’Europe, sont évidemment consacrés à sa mémoire, ou conservent du moins le précieux souvenir de sa paternelle administration. Parmi ceux de ce genre que possède le Musée de Turin, j’en citerai encore un seul, parce qu’il offre à la fois la légende royale de Ramsès le Grand et celle du Pharaon son successeur, le second roi de la XIXe dynastie.

L’Égypte seule, attendu la constante douceur de son climat, pouvait fournir un pareil objet à notre étude : c’est une porte ou plutôt les montants et le couronnement d’une porte en bois de sycomore, de 9 pieds de hauteur, sculptés et peints, et d’une conservation parfaite. La corniche, semblable en tout à celle des propylons et des portes des temples ou des palais, est ornée de cannelures alternativement rouges, vertes et blanches.

Le fond de la frise et des montants est peint en rouge brun ; mais toute la largeur de l’une et les deux tiers de la hauteur des autres sont occupés par une superbe bande d’hiéroglyphes de grandes proportions, sculptés de bas-relief dans le creux, et se détachant sur un fond jaune doré. Deux filets, profondément creusés et remplis de couleur bleu-céleste, cernent l’inscription, qui se divise en deux parties en quelque sorte affrontées l’une à l’autre. Ces légendes ont un signe qui leur est commun : c’est le caractère hiéroglyphique exprimant la vie divine, sculpté au milieu de la frise, et qui sert de point de départ, comme de premier signe, aux deux légendes. Ce caractère ou plutôt cette expression la vie divine, est une formule initiale qui, dans les textes égyptiens, me paraît avoir eu le même but religieux et le même emploi que l’ΑΓΑΘΗΙ ΤΥΧΗΙ, à la bonne fortune, des Grecs, le Au nom de Dieu clément et miséricordieux des Orientaux, et la formule In nomine sanctæ et individuæ Trinitatis, si habituellement employée par les peuples chrétiens en tête d’inscriptions et d’actes publics de tout genre.

La légende hiéroglyphique commençant à la droite du caractère central, et d’abord tracée horizontalement sur la frise ; devient ensuite perpendiculaire et occupe le milieu du montant de droite. Elle contient l’expression des idées suivantes :

La vie divine ! le Roi du Peuple obéissant, Seigneur du Monde, soleil gardien de la région inférieure approuvé par phré ; le Fils du Soleil Seigneur des Contrées, le Chéri d’Amon-Ra, ramsès, Aimé d’Amon-Ra-Roi-des-Dieu-Seigneur-Suprême, Président de la Région Céleste, Vivificateur.

La légende placée à gauche, et dont les signes vont en sens inverse, est ainsi conçue :

La vie divine ! le Roi du Peuple obéissant, Seigneur du Monde, soleil gardien de la région inférieure approuvé par phré, le Fils du Soleil Seigneur des Contrées, le Chéri d’Amon-Ra, ramsès, Aimé de Phtha-Dominateur-et-Roi-du-Monde, Dieu-Grand, Seigneur du Ciel, Vivificateur.

Ce cartouche prénom soleil gardien de la région inférieure approuvé par phré, démontre suffisamment que ces légendes royales, inscrites sur la frise et les montants de cette porte pour indiquer l’époque de sa construction en y traçant le nom et les titres du souverain régnant, se rapportent à Ramsès VI ou le Grand, chef de la XIXe dynastie. Aucun autre motif ne saurait expliquer la présence de ces légendes sur une porte qui fut celle d’une chambre sépulcrale ou de quelque autre monument funéraire, comme le prouvent deux bas-reliefs occupant presque toute la largeur inférieure des deux montants.

Ces tableaux, qui servent, pour ainsi dire, de support aux deux colonnes perpendiculaires d’hiéroglyphes, représentent l’un et l’autre deux personnages agenouillés. La tête du personnage supérieur est nue et rasée ; il tient dans sa main droite l’emblème de la victoire[42], et le bras gauche est élevé en signe d’adoration. Devant lui est tracée, en petits hiéroglyphes gravés en creux, peints en bleu céleste et disposés en cinq colonnes, la formule funéraire suivante : « Nous supplions Amon-Ra Roi des Dieux, Seigneur du Ciel, Président de la Région supérieure, d’accorder la vie céleste et heureuse à son adorateur l’Athlophore du Roi des trente Régions [43] Pété-Nané-Rompé. » Immédiatement au-dessous est un second personnage peint en rouge comme le premier, mais couvert d’une coeffure bleue, d’une tunique blanche, et les deux bras élevés. Il est censé prononcer cette prière exprimée, comme la précédente, en hiéroglyphes sculptés en creux : « Nous supplions Amon-Ra, Roi des Dieux, Seigneur du Ciel, Président de la Région supérieure, ⲥⲛⲕ-ⲑⲟ[44], ainsi que la déesse Hathôr, Dominatrice suprême, Rectrice bienfaisante de la Région inférieure, d’accorder la vie céleste et heureuse à leur adorateur Noufré-Ftep. Le sculpteur a reproduit les deux mêmes personnages sur le montant de gauche, adressant des prières semblables au dieu Phtha, également nommé dans la légende royale de Ramsès le Grand, gravée au-dessus de ces bas-reliefs funéraires.

Les caractères hiéroglyphiques exprimant ces divers actes d’adoration, quoique sculptés avec une admirable franchise, ne peuvent être comparés, pour la beauté du travail, avec ceux qui composent les légendes royales inscrites sur les portions supérieures de la même porte. Ceux-ci, d’un dessin très-pur, sont d’un style tout-à-fait grandiose ; chacun d’eux est peint des couleurs soit naturelles, soit de convention, propres à l’objet matériel qu’il représente. Le disque, signe de l’idée Ⲣⲙ, Soleil, par exemple, est peint en rouge : l’Abeille, symbole du Peuple obéissant (Λαὸς πειθήνιος), a les ailes jaunes et striées en rouge avec les nervures bleues : son corselet bleu est entouré d’un filet rouge ; l’abdomen est partagé en anneaux alternativement blancs et bleus, divisés par des filets rouges. L’espèce d’oie d’Égypte, nommée Chénalopex dans le texte d’Horapollon, et qui est le signe principal du groupe Fils du Soleil, a été coloriée avec une recherche extrême. Le bec est jaune et le tour de l’œil rouge ; la partie antérieure du col est blanche et la partie postérieure bleue ; les plumes des ailes indiquées en noir avec beaucoup de soin, sont peintes en bleu, en jaune et en rouge ; enfin les pattes ont été couvertes d’une couleur bleue foncée. Les caractères figuratifs représentant, dans ces légendes, les dieux Ammon, Phré et Phtha, offrent des détails de couleur plus délicats encore. Mais, sans m’arrêter à les décrire, je dirai seulement que cette porte peut, à elle seule, donner une idée complète du parti ingénieux que les Égyptiens surent tirer de leur principal système d’écriture, en l’appliquant à la décoration et à l’ornement de leurs édifices. De telles inscriptions, et les temples de l’Égypte en sont couverts, formées de signes animés, si l’on peut s’exprimer ainsi, par le brillant éclat des couleurs les plus vives, flattaient l’œil du spectateur en même temps qu’elles parlaient fortement à son esprit.

Les belles proportions de cette porte, et l’exécution de ses légendes hiéroglyphiques, tout-à-fait dignes de l’époque dont elles nous rappellent le souvenir, confirment le témoignage des historiens qui semblent nous donner le règne de Sésostris (Ramsès VI) comme le grand siècle des arts en Égypte. Les immenses travaux que ce conquérant ordonna dans toute la vallée du Nil, durent nécessairement contribuer au développement de l’architecture et de la sculpture, et les édifices que son fils et successeur, Ramsès VII, entreprit ou termina pendant les 60 années et plus de son gouvernement, ne purent que favoriser aussi les progrès de tous les arts d’imitation.

Je retrouve la légende royale de ce fils de Ramsès le Grand, gravée en hiéroglyphes sculptés en creux, mais sans couleurs, sur l’épaisseur intérieure des montants de la porte de sycomore que je viens de décrire. Les fac-simile des cartouches prénoms ou noms propres, copiés dans les différentes portions du palais de Karnac par notre savant architecte M. Huyot, m’avaient déjà prouvé que cette légende, placée à la suite de celle de Ramsès VI (le Grand), ne pouvait appartenir qu’à Ramsès VII, deuxième roi de la XIXe dynastie, fils et successeur du célèbre conquérant. C’est donc sans surprise que je la retrouve encore sur un monument qui porte en première ligne la légende royale de Sésostris. On y a gravé deux fois l’inscription suivante :

Le Roi du Peuple obéissant, Seigneur du Monde, soleil gardien de la région inférieure approuvé par ammon, le Fils du Soleil, le Dominateur des Contrées, le Chéri d’Ammon, ramsès, Président de la Région inférieure, semblable à Phré pour toujours.

Telle est la légende royale du septième des Ramsès, que Manéthon appelle aussi Ramsès ou Rampsès, et dont il est parlé dans les écrits d’Hérodote et de Diodore de Sicile, sous les noms divers de Phéron et de Sésoosis II. Il est important de remarquer que le prénom de ce Pharaon est suffisamment différencié du prénom de son prédécesseur Ramsès VI par le titre Approuvé d’Ammon, le premier étant toujours terminé par le titre Approuvé par Phré (le dieu Soleil). Les cartouches noms propres de ces deux princes ne sauraient non plus être confondus : l’un (pl. IV, no 8 b) contient le nom de Ramsès, lié au seul titre Chéri d’Ammon ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ, et l’autre (pl. IV, no 10 b) renferme de plus la qualification de Président ou Modérateur de la Région Inférieure. Je dirai aussi que ce dernier titre, exprimé dans les légendes de la porte de sycomore, comme au palais de Karnac ; par le sceptre recourbé et la feuille de plante, symbole de Saté[45], occupe différentes places dans la légende royale de Ramsès VII, et y est quelquefois rendu par des caractères différents. Il m’a paru nécessaire d’indiquer ici toutes ces variations, dans l’intérêt même des recherches historiques ; car l’on pourrait, faute de connaître cet emploi de signes synonymes ou homophones, si fréquent dans les textes hiéroglyphiques, attribuer à plusieurs rois des monuments qui, en réalité, se rapportent à un seul et même prince.

Je trouve, par exemple, dans le Musée de Turin, une belle inscription hiéroglyphique, contenant deux variantes très-notables, l’une dans le prénom et l’autre dans le nom propre de Ramsès VII. Cette légende est sculptée sur une statue colossale monolithe de granit noir à taches blanches, ayant huit pieds de hauteur et représentant la déesse gardienne de l’Égypte, à tête de lion, et assise sur un trône dont la partie antérieure présente l’inscription suivante, relative au Pharaon Ramsès VII, sous le règne duquel le colosse a été exécuté, ou tout au moins placé devant un des temples de Thèbes :

« Le Dieu vivant et gracieux, fils d’Ammon, enfanté par Mouth (la mère) Dame suprême (Néith), Roi du Peuple obéissant, Seigneur des Mondes, soleil gardien de la région inférieure approuvé par ammon, l’Enfant du Soleil, le Dominateur des Contrées, le Directeur de la Région Inférieure, le Chéri d’Ammon ramsès.

Dans le titre Approuvé d’Ammon, partie essentielle du cartouche prénom dans lequel il est compris, le nom du dieu est rendu par le caractère figuratif d’Ammon lui-même[46], mis à la place des trois signes phonétiques (ⲁⲙⲛ)[47] exprimant ce même nom divin dans les légendes de la porte de sycomore ; de plus la ligne brisée qui termine ce titre est remplacée par son homophone, la partie inférieure du pschent.

Le cartouche nom propre offre, dans inscription de la statue léontocéphale, une variante tout aussi remarquable ; c’est l’image même[48] de la déesse de la région inférieure, Saté, mise à la place de la feuille son symbole, que présentent seulement les légendes de la porte antique dans l’expression du titre Président de la Région Inférieure.

L’emploi de cette feuille de plante, comme synonyme du caractère figuratif Saté, est très-ordinaire dans les textes hiéroglyphiques ; et pour peu que l’on compare les divers protocoles royaux en écriture hiératique cités jusqu’ici, avec leurs transcriptions en hiéroglyphes, que j’ai cru indispensable de mettre à leur suite et qui sont au fond les légendes royales de ces mêmes souverains, copiées aussi sur les monuments originaux, on s’apercevra que, partout où une inscription hiéroglyphique porte une imagé de Saté, le texte hiératique contient seulement une indication grossière de la feuille de plante, symbole de la déesse et qui en orne la tête dans le caractère figuratif.

Une abréviation pareille se trouve, et il était naturel de s’y attendre, dans la légende, royale hiératique de ce même Pharaon Ramsès VII (pl. XII, no 17), que j’ai reconnue sur des fragments d’un papyrus en écriture sacerdotale appartenant au Musée de Turin. L’indication de l’année du règne de Ramsès VII, que portait ce papyrus, a disparu entièrement ; ce qui reste de la légende royale n’est que l’exacte transcription hiératique de ses légendes hiéroglyphiques : Le Roi, etc. soleil gardien de la région inférieure approuvé par ammon, le Fils du Soleil, ramsès, Président de la Région Inférieure, Chéri d’Ammon. Quelques passages du même papyrus portent ⲙⲁⲓⲁⲙⲛ Ami d’Ammon au lieu de ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ Chéri d’Ammon, vers la fin du cartouche nom propre (pl. XIII, no 17 a).

Les différents extraits de l’histoire d’Égypte écrite par Manéthon, s’accordent à donner pour successeur au fils du grand Sésostris, c’est-à-dire à Ramsès VII, et pour troisième roi de la XIXe dynastie, un prince appelé Αμμενέφθης Amménephthès ou Αμενέφθης Aménephthès, nom dans lequel on ne peut méconnaître la transcription grecque du nom égyptien Améneftep ou Aménoftep, si souvent répété dans les textes hiéroglyphiques, et que porta aussi le chef de la XVIIIe dynastie. Le Musée de Turin possède plusieurs scarabées sur lesquels ce même nom est gravé comme nom propre royal, puisqu’il s’y montre environné d’un cartouche ; mais n’offrant aucune sorte de prénom, il est impossible de décider si ces amulettes se rapportent au roi Aménoftep de la XVIIIe dynastie, ou bien à l’Aménoftep de la XVIIIe. J’étais, jusqu’à un certain point, dans une incertitude pareille relativement à plusieurs débris de manuscrits hiératiques appartenant à la même collection, et sur lesquels je reconnaissais aussi le même nom propre royal : cependant comme ces fragments étaient entremêlés dans des restes d’autres papyrus dont tous les protocoles rappellent des rois de la XIXe dynastie, il me paraissait très-probable qu’il s’agissait ici de l’Aménoftep, troisième roi de cette même famille. Il ne me resta plus de doutes à cet égard, lorsque j’eus examiné un nouveau papyrus qui portait ce nom propre (pl. XIII, no 18 a), et de plus trois prénoms royaux que je voyais pour la première fois.

Ce manuscrit hiératique, d’une assez grande étendue, est encore un registre public dans lequel sont relatées des recettes faites jour par jour, depuis le 3 de Méchir jusque vers la fin de l’année, au 26 de Mésori, par un certain Mandoumès ou Mandoumosis (Ⲙⲛⲧⲟⲩⲙⲥ l’Enfant de Mandou). Les cinq premiers mois manquent totalement, et quelques débris seulement contiennent les recettes du 3 au 16 et du 24 au 27 de Méchir ; enfin une dernière lacune a fait disparaître toute la partie du registre relative au-mois de Phaménoth depuis le 2 jusqu’au 21. La perte totale des premières pages de ce manuscrit nous laisse donc ignorer sous le règne de quel Pharaon il fut rédigé ; mais comme je le trouvais aussi mêlé dans des pièces appartenant à la XIXe, je me crus d’abord autorisé par cela même à le rapporter à cette époque : l’examen attentif que j’en fis ensuite confirma cette première donnée.

Il est question en effet, dans un article daté du 25 Pharmouti, d’un certain Natsi-Amoun, homme appartenant à la demeure du roi Ramsès-IV-Méiamoun ; un autre article, du 14 Mésori, parle de la demeure de Ramsès VI (le Grand), chef de la XIXe dynastie ; son fils et successeur, Ramsès VII, est mentionné dans un troisième article, du 26 de Pachôn ; enfin sous la date du 22 Paôni, on parle des prêtres du Roi Seigneur du Monde soleil bienfaisant approuvé par phré. Il est de toute évidence que, les rois Ramsès IV, Ramsès VI et Ramsès VII étant nommés dans ce manuscrit, il est nécessairement postérieur au règne de ces princes, comme aussi, peut-être, à celui du roi qui porte pour prénom le titre Soleil Bienfaisant, Pharaon appelé encore Ramsès et dont les légendes hiéroglyphiques sont sculptées sur quelques colonnes de la grande salle hypostyle du palais de Karnac, à la suite des cartouches des deux premiers rois de la XIXe dynastie, sous le règne de laquelle on termina cet ouvrage immense. Et en effet, un reçu de la même main que le texte du manuscrit, tracé au verso du papyrus et offrant encore les débris d’une date du règne d’un neuvième Ramsès, dont le prénom royal exprime les idées soleil président de la région inférieure approuvé par ammon (pl. IV, n°14 a), démontre d’une manière assez claire que ce registre est également postérieur au règne du soleil bienfaisant ramsès (pl. IV, n°12), mentionné dans l’article du 22 Paôni.

Mais une nouvelle circonstance vient encore augmenter la difficulté qui reste à vaincre pour rapporter ces différents Ramsès aux listes royales de Manéthon, et pour y marquer chronologiquement leur place : c’est une ligne en très-grosse écriture, tracée transversalement sur le verso du même registre et convenant un troisième prénom totalement nouveau, avec une indication d’année : Ⲣⲟⲙⲛⲉ ⲅ︥︤ ⲛⲥⲧⲛ, etc., troisième année du Roi soleil du monde inférieur approuvé par phré (pl. XIII, no 18).

Plusieurs registres du genre de celui dont il est ici question, portent au verso de semblables indications, véritables titres destinés à indiquer sous quel roi et dans quelle année de leur règne ont été rédigés les actes que ces rouleaux peuvent renfermer. Mais ces titres se trouvent au commencement des papyrus, ainsi que cela doit être naturellement, et non à la fin, comme il arrive dans le registre dont il s’agit ici.

Cette singularité réveillant mon attention, je m’aperçus bientôt que ce papyrus était palimpseste, et avait contenu dans quelques-unes de ses parties un texte antérieur à celui qu’elles portent aujourd’hui, et qu’on y a tracé jadis après avoir préalablement enlevé l’écriture primitive. Un assez grand nombre de manuscrits égyptiens de ce Musée offrent aussi des exemples d’une pareille économie, à laquelle on doit sans doute la perte de beaucoup de textes importants. Les pages du nouveau registre ayant été disposées en sens inverse des pages de l’ancien (comme le démontrent assez plusieurs portions de celles-ci, existant encore entre la dernière et l’antépénultienne page du texte secondaire), il dut nécessairement arriver que le titre du nouveau registre fut placé sur la fin de l’ancien texte, et que le titre de cet ancien registre se trouva, comme cela est en effet, à la fin du nouveau texte.

En tirant les déductions les plus simples de tous les faits que je viens de détailler, on conclut d’abord que le Pharaon dont le prénom renferme le titre soleil président de la région inférieure approuvé par ammon, auquel se rapportent les dates de règne du registre secondaire, vécut postérieurement aux rois Ramsès VI, Ramsès VII, Aménoftep, et un autre Ramsès, tous nommément rappelés dans ce même registre.

D’autres papyrus hiératiques du Musée de Turin nous font connaître le cartouche nom propre de ce Pharaon. Tel est surtout un fragment de registre de recettes dont voici le protocole (pl. XIV, no 21) : L’an II, du mois d’Altyr le 28, sous la présidence divine du Roi du Peuple obéissant Seigneur du Monde soleil président de la région inférieure approuvé par ammon, le Fils du Soleil Seigneur des Contrées ramsès, Directeur de la Région Inférieure, toujours vivant, Aimé-d’Amon-Ra-Roi-des-Dieux.

Le nom propre Ramsès porté par ce prince, nom qui, comme celui de Thoutmosis, appartint spécialement à la grande famille Diospolitaine issue d’Aménoftep Ier, et qui, liée par le sang à la XVIIe dynastie, forma la XVIIIe et la XIXe, ce nom propre, dis-je, ne permet point de placer ce nouveau Ramsès à une époque fort postérieure, ni dans une famille royale étrangère aux princes connus de la XIXe dynastie.

Le nombre des rois de cette dynastie fut de six, suivant les divers extraits comparés de l’historien Manéthon :

1 Σέθως-Ραμεσῆς
le Ramsès VI ou le Grand
2 Ράμψης
Ramsès VII — Phéron
3 Ἀμμενέφθης
Aménoftep II
4 Ραμεσῆς
Ramsès VIII
5 Ἀμμενεμῆς
Ramsès IX Amenmé
6 Θούωρις
Ramsès X
des monumens

Nous connaissons les légendes royales des deux premiers Pharaons de cette famille (pl. IV, nos 8 et 10). Le nom propre du troisième (no 11), Aménoftep (ⲁⲙⲛϥⲧⲡ), se lit aussi dans le registre. Nous trouvons également dans ce papyrus le prénom royal d’un autre Ramsès, soleil bienfaisant approuvé par phré (no 12) ; c’est nécessairement celui du Ramsès (Ραμεσῆς) que Manéthon donne pour successeur à Amménephthès ; donc l’autre Ramsès, le soleil président de la région inférieure approuvé par ammon (no 14), sous le règne duquel le registre a été écrit, doit être l’Amménémès ou bien le Thouôris de Manéthon.

Mais parmi les papyrus du Musée de Turin portant tous des dates de la XIXe dynastie, je trouve aussi les restes d’un registre d’une écriture très-négligée, et conservant toutefois la partie essentielle, la fin d’un protocole (pl. XIV, no 20) : L’an… Roi du Peuple obéissant Seigneur du Monde soleil établi sur l’universle Fils du Soleil ramsès-amenmé ou amonmé. Ce mot ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ ou ⲁⲙⲛⲙⲉ renfermé dans le cartouche nom propre de cette légende, lève toute incertitude et nous conduit naturellement à reconnaître dans ce nouveau Ramsès l’Αμμενεμῆς de Manéthon, c’est-à-dire le cinquième roi de la famille de Ramsès le grand (pl. IV, no 13 a et b). Le prénom soleil président de la région inférieure approuvé par ammon (idem, no 14) est donc celui du Thouôris de Manéthon, sixième roi de cette XIXe dynastie.

Quant au prénom soleil du monde inférieur approuvé par phré, qui seul reste à déterminer parmi tous ceux que contient le registre hiératique, il ne peut être que le prénom royal de l’Amménephthès de Manéthon, dont le nom propre égyptien se lit aussi dans le même registre hiératique, les légendes royales de tous les autres princes de la XIXe dynastie étant complètement reconnues, et ce même prénom ne pouvant trouver place dans les dynasties antérieures.

Ainsi, Monsieur le duc, un seul papyrus nous conduit à fixer l’ordre successif des légendes royales d’une dynastie entière ; et dans cette XIXe famille, telle que les manuscrits hiératiques et les monuments nous la donnent, les noms propres des rois sont tous semblables à ceux que porte le Canon de Manéthon, à l’exception d’un seul. Sethôs-Ramsès, premier roi de la XIXe dynastie selon le prêtre de Sébennytus, est bien le Ramsès VI des monuments ; ses successeurs Rampsès et Amménephthès sont le Ramsès VII et l’Aménoftep II des inscriptions hiéroglyphiques ; le Ramesès, successeur d’Amménephthès, n’est autre que le Ramsès VIII des textes hiératiques, et l’Amménémès de Manéthon ne diffère point du Ramsès-Amenmé ou Amonmai de ces textes sacrés. Mais le dernier de ces rois, le Thouôris du même auteur, est appelé Ramsès dans les monuments originaux, comme la plupart de ses prédécesseurs. Il nous est impossible d’apprécier le motif qui porta Manéthon à mettre dans son livre le nom vulgaire de ce prince, à la place de son véritable nom monumental. Nous verrons bientôt aussi de ce même Thouôris, notre Ramsès X[49], est connu sous beaucoup d’autres noms différents dans l’histoire égyptienne écrite par les Grecs.

Des monuments de divers genres, autres que les papyrus déjà cités, constatent d’autre part l’existence de plusieurs des Pharaons de la XIXe dynastie, que je viens de nommer. Beaucoup de scarabées offrent sans nul doute le nom propre d’Aménoftep II (pl. IV, no 11 b), et il est très-probable que ses légendes royales sont sculptées sur quelques portions des monuments de Thèbes ; mais comme aucun voyageur n’a fait jusqu’ici le recueil complet des cartouches des temples et des palais de l’Égypte, travail facile cependant, et du plus pressant intérêt pour l’histoire, nous ignorons encore quels sont les édifices qu’il faut rapporter en tout ou en partie au règne de ce Pharaon, petit-fils de Ramsès le Grand, et qui gouverna l’Égypte pendant quarante années consécutives. C’est précisément sous son règne que, d’après la chronologie égyptienne, tombe un renouvellement du cycle caniculaire ou de la grande année divine, composée de 1461 années civiles[50]. Ce même roi est désigné dans un manuscrit de Théon, sous le nom de Ménophrès, ce qui n’est, selon toute apparence, qu’une altération de Ménophthès, forme grecque de Ménoftep ou Aménoftep, son véritable nom égyptien.

La légende royale de son successeur immédiat, Ramsès VIII (pl. IV, no 12), existe sur quelques unes des grandes constructions de Thèbes et surtout au palais de Karnac. Je la trouve gravée, en effet, dans la Description de l’Égypte[51], mais incomplète sous plusieurs rapports. Il m’a été facile de la restituer avec une pleine certitude, d’abord par le moyen de la même légende en écriture hiératique, et mieux encore en découvrant dans une masse de débris de papyrus, un fragment sur lequel est tracé le prénom hiéroglyphique de ce même roi : son cartouche se trouve sur un morceau de papyrus de trois pouces de hauteur, à côté d’une image de ce Pharaon représenté debout, coiffé du casque royal orné de l’uræus, et dans l’attitude d’offrir l’encens à une divinité, qui a disparu ainsi que toute la partie inférieure du corps de Ramsès VIII. Son cartouche nom propre manque également ; mais le prénom intact est formé du caractère figuratif du dieu Phré (le Soleil), du théorbe, des deux bras élevés et du groupe ordinaire[52] exprimant l’idée approuvé par le Soleil, groupe incomplet dans le cartouche de la Description de l’Égypte, où l’on a omis le disque, une de ses parties principales. J’ai reconnu ce même prénom sur cinq ou six autres fragments de papyrus hiératiques. Le registre daté du règne de Ramsès X m’avait seul fourni le prénom de ce roi (Ramsès VIII) en écriture sacerdotale, lorsque je déroulai enfin une superbe pièce hiératique portant aussi son nom propre. Ce papyrus, complet à très-peu de chose près, renferme un compte très-détaillé d’objets reçus ou livrés par les prêtres de ce roi, dont la légende royale entière est conçue en ces termes : Le Roi du Peuple obéissant soleil bienfaisant approuvé par phré, Fils du Soleil ramsès Bien-aimé d’Ammon Dominateur dans la Région d’en haut (pl. XIII, no 19). En comparant ce texte hiératique avec même légende en style hiéroglyphique (même planche, no 19 b), on voit que les deux prénoms sont l’exacte transcription l’un de l’autre, à la seule différence près que le texte hiératique remplace l’image du Dieu Soleil à tête d’épervier, surmontée du disque, employée dans le cartouche prénom hiéroglyphique (pl. IV, no 12 a), par le signe simple de l’idée Ⲣⲏ (Soleil), le disque, parce que les caractères figuratifs n’entraient nullement dans l’essence de l’écriture sacerdotale.

La représentation du même dieu, exprimant la syllabe ra du nom propre Ramsès, est tout à fait méconnaissable dans le cartouche de la Description de l’Égypte[53]. Je l’ai rendu à sa véritable forme dans mes planches, conformément au texte hiératique précité, guide infaillible, et que nous devons suivre avec une pleine confiance, puisque ce papyrus est un monument original qui remonte soit au règne même de Ramsès VIII, soit à une époque très-voisine, puisque son sacerdoce était encore en vigueur. Cette pièce ne porte aucune date précise. Le règne de ce Pharaon fut très-long, si l’on s’en rapporte à l’extrait actuel de Manéthon par Jules l’Africain : c’est le seul témoignage direct de l’existence de ce prince que nous puissions trouver dans les anciens auteurs grecs.

L’histoire n’a conservé le souvenir d’aucun évènement remarquable du règne de Ramsès IX (l’Aménémès de Manéthon) (pl. IV, no 13). Hérodote, qui est entré dans quelques détails sur les actions de plusieurs des anciens souverains de l’Égypte, parle seulement du premier et du second roi de la XIXe dynastie, Ramsès VI et Ramsès VII, qu’il nomme Sésostris et Phéron, mais ne fait aucune mention de leurs descendants Amménephthès, Ramsès VIII et Amménémès ou Ramsès IX ; s’il nomme enfin le dernier roi de cette XIXe dynastie, le Thouôris de Manéthon, ce n’est qu’à propos du voyage d’Hélène et de Ménélas en Égypte, voyage sur lequel l’historien d’Halicarnasse s’étend avec complaisance, parce qu’il savait combien un pareil récit pouvait intéresser vivement les lecteurs de son temps. Mais l’histoire, dont cet écrivain semble oublier parfois toute la gravité, ne saurait faire aucun profit de semblables traditions, bien propres sans doute à amuser l’imagination des Grecs, mais qui ne doivent pas pour cela trouver grâce devant l’austère critique.

Manéthon, qui a donné au Ramsès X des monuments le nom de Thouôris, le range dans la famille des Ramsès et indique très-clairement son époque, en avertissant que ce Pharaon régnait sur l’Égypte au temps de la prise de Troye. Hérodote appelle ce même prince du nom grec Πρωτεὺς Protée, et suppose qu’il était Memphite (ἄνδρα Μεμφίτην), trompé sans doute par la magnificence des constructions qui, dans Memphis, portaient le nom de ce roi, et parmi lesquelles il a cité[54] un Téménos très-beau et parfaitement décoré, situé au midi de l’Héphæstieum ou grand temple de Phtha, dieu éponyme de cette seconde capitale de l’Égypte. Dans le Téménos du roi Protée, se trouvait un Hiéron dédié à l’Aphrodite étrangère (Ξείνης Ἀφροδίτης Veneris Hospitæ), et que l’écrivain d’Halicarnasse suppose avoir été consacré à la Grecque Hélène, fille de Tyndare, parce que, ajoute-t-il, j’ai entendu dire qu’Hélène avait demeuré chez le roi Protée, et parce que ce temple est le seul de tous ceux d’Aphrodite où la déesse soit qualifiée de ΞΕΙΝΗ Hospita. Il appuie ensuite son raisonnement sur le récit que lui firent les prêtres égyptiens, du séjour d’Hélène en Égypte et du grand acte de justice du roi Protée, qui ôta Hélène des mains de son ravisseur pour la rendre à son époux légitime.

Je m’abstiens de décider jusqu’à quel point nous devons croire aux assertions des prêtres égyptiens sur une pareille matière : Hérodote semble toutefois se prévaloir de leur témoignage ; tout ce qu’ils racontent du roi d’Égypte Protée ne sort point en effet de la vraisemblance historique ; mais il n’en est pas ainsi du peu de lignes dans lesquelles Diodore de Sicile parle du même Pharaon, nommé, selon lui, en langue égyptienne ΚΕΤΗΣ[55], et Πρωτεὺς en langue grecque. Ce roi, suivant les traditions des Grecs qui, dit l’historien, sont d’accord avec celles des prêtres égyptiens, possédait à fond la science des vents, et avait le don de se transformer en toutes sortes d’animaux, en arbre et même en feu dévorant. Mais ces fables sur le souverain de l’Égypte contemporain de la prise de Troye, n’ont été évidemment inventées chez les Grecs qu’à propos du voyage de Ménélas en Égypte, raconté au 4e livre de l’Odyssée, voyage durant lequel l’Atride lutte avec le Dieu marin Protée, pasteur de Neptune, établi dans l’île de Pharos, où Ménélas obtint enfin de Protée des vents favorables. Diodore eût pu s’épargner la peine de chercher dans les détails du costume des anciens Pharaons, une explication peu naturelle des prétendues métamorphoses du roi Protée, qu’on aura, postérieurement à Homère, confondu sans raison avec un roi d’Égypte. L’inimitable poète n’est point tombé dans la même erreur ; il ne parle de Protée que comme d’un immortel, un dieu marin, ministre de Neptune et qui connaissait toutes les profondeurs de la mer,

Ἀθάνατος Πρωτεὺς Αἰγύπτιος, ὅστε θαλάσσης
Πάσης βένθεα οἶδε, Ποσειδάωνος ὑποδμώς
[56].

Diodore a de plus déplacé le règne du pseudonyme Protée (Cétès, Thouôris ou Ramsès X), en le faisant vivre après le roi Mendès (le Smendès de Manéthon), et postérieurement à une première invasion des Éthiopiens. D’après l’historien de Sébennyte, le texte d’Hérodote, et même selon la mauvaise compilation de Georges le Syncelle, qui donne aussi au Ramsès X des monuments le nom de Θούωρις, ce prince a certainement vécu un petit nombre de générations après Ramsès VI ou le grand Sésostris.

Hérodote a indiqué les belles constructions de Memphis, qui, de son temps, rappelaient la mémoire de Ramsès X ou Protée. Les monuments de Thèbes portent encore sa légende royale hiéroglyphique. M. Huyot l’a copiée sur les petites colonnes de la salle hypostyle de Karnac et sur quelques autres points du palais. La Commission d’Égypte l’a également dessinée à Thèbes, mais sans désigner les édifices sur lesquels elle se montre. J’ai cité aussi quelques manuscrits hiératiques du Musée de Turin, dans lesquels ce même Pharaon est expressément nommé ; il me reste enfin à parler d’une autre papyrus de la même collection, qui semble confirmer la courte durée que Manéthon donne au règne de son Thouôris, et prouver en même temps l’identité de ce personnage et de notre Ramsès X. C’est un reste de registre de recettes, de 3 à 4 pieds de longueur, et d’une grosse écriture très-négligée : le protocole manque, et aucune des pages soit du recto, soit du verso, car il est écrit des deux côtés, ne fournit d’indication précise sur le règne auquel il faut le rapporter. J’ai trouvé seulement à la fin de la première page et à la deuxième, un résumé suivi d’un total général de certaines recettes faites pendant les années I, II, III, IV, V et VI du règne du roi soleil président de la région inférieure approuvé par ammon (pl. XV, no 22), ce qui est le prénom royal de Ramsès X (pl. IV, no 14 a). Immédiatement après cette année VIe, commence un second résumé de recettes annuelles à partir encore d’un an 1er appartenant sans doute à un autre règne : s’il en est ainsi, comme tout semble l’établir, ce papyrus se montrerait d’accord avec les extraits de Manéthon qui donnent seulement 7 années au règne du dernier roi de la XIXe dynastie, en observant toutefois que, dans ces extraits, on compte les années de Thouôris-Ramsès X à la manière égyptienne, en disant 7 années pour 6 ans effectifs et quelques mois, tandis que les registres de comptabilité, constatant des dépenses et des recettes faites jour par jour, ont dû au contraire ne porter régulièrement que la 6e année, par des raisons qu’il est facile d’apprécier sans les développer ici[57].

Tels sont, Monsieur le Duc, les divers genres de monuments qui m’ont paru constater l’existence et la succession des princes de la XIXe dynastie égyptienne : il en subsiste sans doute une assez grande quantité relatifs à la XXe ; mais, dans l’état actuel des connaissances, nous manquons tout à fait d’un point de départ certain, soit pour reconnaître les légendes royales de ces Pharaons, soit pour reconstruire le tableau des règnes dont elle se composa. Une lacune considérable dans les extraits de Manéthon ne nous permet point en effet de rétablir la série de ces légendes royales, aussi complètement que nous avons tenté de le faire pour la XVIIIe et la XIXe dynastie.

L’extrait de Jules l’Africain porte seulement que la XXe dynastie se composa de 12 rois, dont la somme totale des règnes s’élève à 135 ans. L’extrait d’Eusèbe est tout aussi bref que celui de l’Africain, avec lequel il s’accorde quant au nombre de rois ; mais il attribue à leurs règnes réunis une durée de 178 ans[58]. Ni l’un ni l’autre de ces chronologistes n’a pris la peine de transcrire les noms propres de ces 12 Pharaons, noms que l’égyptien Manéthon avait certainement consignés en tête du troisième volume de son histoire, lequel s’ouvrait par les annales de la XXe dynastie formée de rois Diospolitains comme les trois précédentes. Les 135 ou 178 années assignées à la domination de ces 12 princes, n’étant point en concordance avec la durée moyenne des règnes en Égypte, si l’on prend pour fondement de ce calcul les dynasties précédentes, on doit présumer que l’état politique de ce pays fut, à cette époque, dans une certaine agitation, puisqu’on vit passer sur le trône un si grand nombre de princes dans un aussi court espace de temps.

Les débris de l’histoire égyptienne, épars dans les écrits d’Hérodote et de Diodore, ne peuvent pleinement suppléer soit à la perte totale, soit à un extrait plus détaillé du livre de Manéthon, relatif à cette XXe dynastie.

L’historien d’Halicarnasse nous apprend toutefois que le successeur de Protée (Ramsès X de la XIXe dynastie) s’appelait Rhampsinitus, et qu’il posséda une telle masse de richesses, qu’aucun des rois qui régnèrent après lui ne parvint à l’égaler sous ce rapport[59]. Diodore dit aussi qu’après la mort de Protée, le trône passa à Rhemphis[60], prince dont la vie entière fut employée à l’accumulation de trésors immenses. Cet accord des deux auteurs établit, il me semble, assez positivement que le premier roi de la XXe dynastie porta les noms de Ῥαμψίνιτος Rhampsinitus et de Rhemphis Ρέμφις, ou plutôt Ρέμψις Rhempsis ; car nous trouvons aussi dans la liste des rois d’Égypte que Le Syncelle a composée, en bouleversant à sa manière l’ordre des dynasties de Manéthon, un roi Ῥάμψις Rhampsis donné comme successeur du roi Κῆρτος[61], qui doit être le Κέτης (Protée) de Diodore de Sicile.

Selon ce dernier, les descendants du roi Rhempsis tinrent sans honneur le sceptre de l’Égypte, et les livres sacrés ne conservaient la mémoire d’aucune action glorieuse ni d’aucune entreprise utile de la part de tels Pharaons, qui paraissent s’être seulement occupés à consommer dans la mollesse des voluptés, quarante myriades de talents entassés par Rhempsis I ; ce chef de la XXe dynastie, est lui-même taxé d’avarice par le même historien, et accusé de n’avoir rien fait ni pour les Dieux, ni pour les hommes. Mais Diodore se trompe en cela même ; car Hérodote, beaucoup plus croyable en ceci, puisqu’il est plus ancien et surtout puisqu’il parle de ce qu’il a vu, assure que ce Pharaon laissa pour monument de son règne les propylées occidentaux du temple de Phtha (l’Héphæstium) à Memphis, et qu’il fit de plus ériger devant ces propylées deux colosses de 25 coudées de hauteur[62]. Or, si les prêtres de la seconde capitale de l’Égypte ont dit à Hérodote que ces ouvrages étaient dus au roi Rhampsinitus, c’est qu’ils portaient effectivement sa légende en caractères sacrés.

Sous un autre point de vue, et celui-ci est d’une plus haute importance, les récits d’Hérodote méritent plus de confiance que ceux de Diodore ; je veux parler de la succession chronologique des rois, adoptée par l’un et par l’autre de ces auteurs. Hérodote, d’accord avec Manéthon, place Protée (Ramsès X) à la suite de Sésostris (Ramsès VI) et de Phéron (Ramsès VII), tandis que Diodore met entre ces deux derniers Pharaons (qu’il appelle Sésoosis Ier et Sésoosis II), et le règne de Protée, un intervalle de temps tel, qu’il surpasse de beaucoup la durée des 4 générations que Manéthon a dû reconnaître seulement, et d’après les monuments historiques originaux, entre Ramsès VI (le grand Sésostris) et Protée-Ramsès X.

Diodore admet en effet entre ces deux princes :

1o Un grand nombre de règnes, et après plusieurs générations (πολλαῖς γενεαῖς), dit-il, un tyran nommé Ἄμασις ou Ἄμμωσις ;

2o Une invasion des Éthiopiens sous la conduite d’Actisanès (ΑΚΤΙΣΆΝΗΣ) qui, de concert avec les Égyptiens, renverse Ammôsis du trône et l’occupe jusqu’à sa mort ;

3o Le règne entier du roi Mendès intronisé par les Égyptiens secouant le joug des Éthiopiens ;

4o Enfin une anarchie de cinq générations (γενεὰς πέντε), qui se termine par le couronnement du roi Protée.

Mais la durée et l’ordre même de ces évènements divers sont en opposition complète avec l’histoire égyptienne écrite par un Égyptien même, c’est-à-dire avec tous les extraits de Manéthon, que l’on doit sans difficulté préférer à tout autre document ; et si-nous faisons remarquer aussi que le roi Mendès qui, d’après Diodore, commence une dynastie égyptienne, puisqu’il succède à une invasion étrangère, n’est autre que le Smendès Σμένδης de Manéthon, le chef même de la XXIe dynastie, on admettra nécessairement de deux choses l’une, ou que Diodore a interverti la succession véritable des règnes et des faits, ou, si l’on veut, que ce désordre provient des copistes, induits en erreur par la répétition des formules Τοῦ δὲ βασιλέως τούτου τελευτήσαντος, et Μετὰ δὲ τοῦτον τὸν βασιλέα, si fréquentes dans cette partie du texte original de l’auteur grec.

Quoi qu’il en soit, le premier livre de Diodore n’en est pas moins précieux, puisque, en rétablissant toutefois l’ordre des évènements, il semble pouvoir nous donner quelque lumière relativement à l’état de l’Égypte sous la XXe dynastie.

En reportant en effet Protée (Ramsès X) à sa véritable place, c’est-à-dire à un petit nombre de générations après Sésoosis II (Ramsès VII), nous trouverons le chef de la XXe dynastie dans le successeur même de Protée dernier roi de la XIXe, Remphis ou Rempsis le Rampsinite d’Hérodote, Pharaon dont les descendants, les autres rois de XXe dynastie, ne firent rien de mémorable : on pourra placer du temps même de ces rois fainéants la période d’anarchie dont parle Diodore ; cette XXe dynastie se terminerait par la tyrannie d’Amôsis et l’invasion des Éthiopiens, s’il est vrai que cette conquête de l’Égypte par les Éthiopiens ne soit point, comme certains détails m’induiraient à le croire, le récit de l’invasion de Sabbacon, dont Diodore parle aussi dans la suite de son histoire, récit donné avec un autre nom et porté à une époque antérieure. Enfin le roi Mendès, succédant à l’anarchie et à l’invasion éthiopienne, serait alors à sa véritable place, à celle que Manéthon et les monuments lui ont invariablement marquée comme chef de la XXIe dynastie.

Il est très-vrai qu’en accordant ainsi les récits de Diodore avec le Canon de l’historien de Sébennyte, il ne reste plus de place pour les règnes de Chembès Χέμβης, de son frère Cephren Κεφρὴν, et de son neveu Mycerinus, Μεχερίνος ou Μυκερῖνος, rois que l’écrivain sicilien donne comme les 8e, 9e et 10e successeurs de Rampsis, et auxquels il attribue la construction des trois principales pyramides de Memphis. Mais ici les extraits de Manéthon viennent encore à notre secours, en établissant unanimement que ces ouvrages immenses ont été exécutés bien long-temps avant l’époque par trop rapprochée dans laquelle Diodore voudrait les placer. Manéthon, d’accord sans aucun doute, je le répète, avec les traditions écrites, conservées dans les temples de l’Égypte ; Manéthon qui a pu lire et comprendre les nombreuses inscriptions gravées en caractères sacrés sur ces gigantesques édifices, puisque ces mêmes inscriptions paraissent avoir existé jusques au XIIe siècle de notre ère[63], attribue nommément la construction de la grande pyramide de Memphis, au Pharaon Souphis (ΣΟΥΦΙΣ) de la IVe dynastie, prédécesseur de Souphis II et de Mencherès ΜΕΝΧΕΡΗΣ ; ces rois sont le ΣΑΩΦΙΣ, le ΣΕΝ-ΣΑΩΦΙΣ et le ΜΟΣΧΕΡΙΣ du catalogue d’Eratosthène.

L’opinion du prêtre égyptien est d’ailleurs pour ainsi dire démontrée par la nature même et la destination véritable de ces monuments. Les pyramides furent des tombeaux de Rois, et puisque ces constructions existent dans les environs de Memphis, c’est que les princes qui les firent élever, appartenaient à une dynastie Memphite. C’est ainsi que tous les rois Saïtes avaient leurs tombeaux à Saïs ; et que les magnifiques catacombes royales de la vallée de Biban-el-Molouk à Thèbes ou la grande Diospolis, ont été creusées, comme leurs légendes le prouvent invariablement, pour recéler les corps des Pharaons des dynasties Diospolitaines. Or, les divers extraits de Manéthon s’accordent à n’admettre que trois dynasties de Memphites, et toutes antérieures à l’invasion des Hyk-Schôs. Ce sont la IIIe, la IVe dans laquelle se trouvent en effet les rois Souphis Ier, Souphis II et Mancherès, enfin la VIe où se trouva aussi la fameuse ΝΙΤΩΚΡΙΣ, Nitocris, reine qui, selon Manéthon, fit aussi ériger celle des pyramides de Memphis qui est la troisième en grandeur comme en ancienneté[64].

Nous devons donc, Monsieur le Duc, considérer les célèbres pyramides de Memphis, comme les plus antiques monuments de l’Égypte entière, ce que semblait dire déjà l’absence totale de sculptures et d’inscriptions sur les parois de leurs chambres ou couloirs intérieurs, et principalement sur les sarcophages qu’elles renferment ; et quant à celles qui décoraient le revêtement extérieur de ces masses, rien ne nous garantit qu’elles ne fussent pas d’un temps postérieur. Ces immenses édifices sont très-antérieurs à la XXe dynastie Diospolitaine, c’est-à-dire au XIIIe siècle avant notre ère, époque vers laquelle on devrait les placer si l’on voulait suivre la chronologie d’Hérodote ou celle de Diodore de Sicile. Mais ce dernier auteur doutait beaucoup, et avec raison, de l’opinion qu’il a lui-même énoncée à cet égard. Il avoue, en effet, n’avoir trouvé d’accord sur l’époque et les constructeurs des pyramides ni les Égyptiens eux-mêmes, ni les auteurs qu’il a pu consulter[65]. Il était naturel que vers le siècle d’Auguste, des habitants de l’Égypte questionnés par Diodore de Sicile, n’eussent pas des idées très-claires sur l’origine d’ouvrages qui remontaient aux premiers temps de la vieille monarchie ; mais sous les premiers Lagides il ne pouvait en être ainsi de Manéthon, historien, homme instruit et en état de consulter à ce sujet et les livres anciens et les archives des temples. Au reste, il me paraît certain qu’Hérodote et Diodore ont nommé les véritables auteurs des pyramides, et qu’ils ont erré seulement sur l’époque même de la construction. Les rois ΧΕΩΨ, ΧΕΦΡΗΝ et ΜΥΚΗΡΙΝΟΣ du premier, le ΧΕΜΒΗΣ, le ΧΕΦΡΗΝ ou ΧΑΒΡΥΙΣ et le ΜΥΚΕΡΙΝΟΣ du second, ne peuvent être en effet que les Pharaons ΣΟΥ͂ΦΙΣ Ier, ΣΟΥ͂ΦΙΣ IIe et ΜΕΝΧΈΡΗΣ de Manéthon, c’est-à-dire les 2e, 3e et 4e princes de la IVe dynastie Memphite ; et il est très-digne de remarque sans doute que Diodore donne très-expressément au constructeur de la grande pyramide ΧΕΜΒΗΣ, la qualification de Memphite : ΧΈΜΒΗΣ Ὁ ΜΕΜΦΊΤΗΣ[66].

Des monuments d’une moindre importance que les pyramides peuvent donc seuls, Monsieur le Duc, conserver quelques traces de l’existence et des travaux de la XXe dynastie dite Diospolitaine. Mais à moins que d’étudier sur les lieux mêmes les grands édifices de l’Égypte, ou de retrouver une table généalogique des rois de cette famille, semblable à la table d’Abydos, il sera impossible et de réunir les légendes royales hiéroglyphiques de ces Pharaons, et surtout de les ranger dans leur véritable ordre de succession. Aucun auteur grec ou latin ne nous ayant transmis la série des noms propres de ces princes, il ne nous reste aucun moyen sûr de les discerner dans les inscriptions des monuments originaux. Je me trouve donc par cela même réduit à ne vous présenter à cet égard que de simples conjectures.

Les sept légendes royales hiéroglyphiques gravées sur ma planche V (nos 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23), me paraissent avoir appartenu à la XXe dynastie, soit par l’analogie du travail des monuments qui les portent, avec celui des sculptures qui remontent à la XIXe, soit aussi parceque les noms propres qu’elles offrent n’ont aucune ressemblance avec ceux que Manéthon donne aux princes de toutes les autres dynasties postérieures, depuis et y compris la XXIe.

Le prénom (pl. V, no 15), existe sur un bel autel égyptien du musée de Turin, formé d’un bloc de granit noir de quatre pieds de hauteur. Toute la surface de cet autel est couverte d’inscriptions hiéroglyphiques, sculptées en creux, d’un très-beau travail et partagées en cinq bandes perpendiculaires dont chacune renfermé de dix-huit à vingt lignes horizontales de caractères. Vers le haut de la première de ces divisions, est figurée la Bari, ou barque symbolique du dieu Phtha-Socri, reconnaissable à sa proue ornée d’une tête de bouc ou de chèvre sauvage : au-dessous de ce tableau et devant une image de Phtha, représente en pied, tel que je l’ai donné dans mon Panthéon[67], se voit la dédicace de l’autel faite à cette grande divinité par un Pharaon qui s’intitule le Dieu bienfaisant aimé du soleil, approuvé par Neith gardienne, vivificateur et chéri de Phtha, Dominateur de la région suprème. Ce même prénom royal, formé seulement des mots Ⲣⲏ-ⲙⲁⲓ Aimé du Soleil, a été retrouvé dans les inscriptions hiéroglyphiques du mont Sinaï, ainsi que le cartouche nom propre gravé sur la même planche (no 16), et qui paraîtrait devoir se lire Sénoufra ou Sénoufrô, si l’esquisse que j’ai sous les yeux est exacte, mais j’ignore s’il est réellement lié au prénom Ⲣⲏ-ⲙⲁⲓ, ou bien à un second prénom royal (pl. V, no 17), copié dans le même lieu, mais dont les formes sont malheureusement très-indécises.

Les seconde, troisième et quatrième divisions perpendiculaires de l’autel de granit renferment environ soixante-quatre lignes de caractères sacrés offrant successivement les noms de toutes les divinités Synthrônes du dieu Phtha, adorées dans le même temple, et auxquelles l’autel est aussi dédié. Les noms de ces dieux et de ces déesses sont presque tous suivis de titres particuliers à chacun des personnages divins qu’ils expriment, titres qui, pour la plupart, se rapportent aux différentes Régions célestes auxquelles ces êtres mythiques étaient censés présider. C’est dire assez combien ce monument devient précieux pour éclaircir le système théogonique de l’ancienne Égypte, si compliqué et si peu connu. Les principales divinités nommées dans cette longue série, sont le dieu Kaï, le Mars et l’Hercule égyptien ; la déesse Tafné, sœur de ce dernier ; Sèb (Saturne) et Nefthé (Rhéa) sa femme ; Osiris, Isis et Nephthys leurs enfants ; Phrè (le soleil) ; la déesse Rompé (l’année) ; Thôout Ibiocèphale (le 2e Hermès) ; les dieux Sovk, Hnoum (Chnoumis), Anebô (Anubis), Horus, Mandou, le taureau d’Ammon, et les déesses Athyr (Vénus), Bouto (Latone ou la nuit), enfin Svan ou Souan (Ilithyia).

La dernière subdivision de cet autel présente un intérêt d’un autre genre : partagée en vingt-huit lignes rangées sur deux colonnes, elle contient la série détaillée des offrandes présentées au temple en même temps que l’autel qui s’y trouve en effet exprimé figurativement. Ces offrandes consistent en ustensiles et instruments nécessaires au culte des dieux, en vases à libations, et surtout en vins dont six espèces sont successivement dénommées. Deux de ces sortes de vins sont celles de la Région d’en haut et de la Région d’en bas ; une troisième est exprimée par le mot ⲏⲣⲡ ERP (vin) écrit phonétiquement et suivi d’un Ibis perché sur un gros poisson qu’il béquette : les mêmes groupes se voient aussi dans les légendes du grand bas-relief d’Eléthya, près de la scène qui représente les vendanges et la fabrication du vin.

C’est également sur la partie supérieure d’un énorme autel de granit noir, appartenant aussi au musée de Turin, monument de forme arrondie et n’ayant pas moins de 3 pieds de diamètre, que se montre le prénom royal (pl. V, no 18 a.), exprimant les idées soleil approuvé par hercule, plus quelques titres relatifs au dieu. La franchise du travail des inscriptions qui décorent le pourtour de cet autel, et plus encore la présence de ce même prénom royal sur un édifice isolé dans l’enceinte du palais de Karnac, ainsi que sur une porte de ce même palais, me font supposer que ce roi a pu appartenir à la XXe dynastie diospolitaine. Je retrouve aussi dans le musée de Turin, une magnifique figurine funéraire, en terre fine ou porcelaine égyptienne, recouverte d’un émail du bleu céleste le plus éclatant, et dont le visage et les inscriptions contenant une prière en faveur du Pharaon défunt, sont rendus avec une délicatesse si parfaite, qu’un tel ouvrage ne peut avoir été exécuté que dans le meilleur temps de l’art en Égypte, sous la XIXe dynastie ou dans l’un des premiers siècles qui l’ont suivie. Cette figurine, la plus belle de ce genre que j’aie encore vue, nous donne à la fois et le prénom et le nom propre (pl. V, no 18 a et b) ; ce dernier que précède le titre chéri d’Hercule, ou qui se combine avec cette même qualification, me semble pouvoir être lu Athôout, ou bien Arthôout en prenant l’épervier dans le sens le plus ordinaire, c’est à-dire, comme représentant par abréviation les syllabes AR ou OR, nom égyptien du dieu Horus. La prononciation du dernier caractère, le signe de la panégyrie, ne présente aucune difficulté.

Ce second autel égyptien du musée de Turin, n’est pas moins important que le premier, pour l’avancement des études archéologiques : il a été dédié par ce même Pharaon, comme le démontrent quatre petits bas-reliefs sculptés sur sa circonférence, représentant un personnage offrant l’encens et dont la coiffure est ornée de l’Uræus ou serpent royal, l’insigne habituel des souverains de l’Égypte. Au-dessus de la tête du Roi est inscrite la légende suivante le Dieu bienfaisant seigneur du monde, le chéri d’Hercule Arthôout semblable au soleil. Devant ce prince et marchant dans la même direction que lui, est un second personnage de moindre taille, versant un liquide qui s’échappe d’un vase et qui tombe sur un autel. Le rang et l’action de cet individu se trouvent parfaitement dénotés par la légende qui le surmonte : elle signifie : le prêtre faisant une libation. Le Pharaon et le prêtre font face à plus de soixante petites images de divinités ou d’animaux sacrés, rangées en une même ligne sur le pourtour de l’autel, et isolées l’une de l’autre par un encadrement particulier renfermant le nom de chacune de ces divinités, écrit perpendiculairement au-dessus de leur tête. Ces mêmes divinités sont groupées en quatre séries, séparées par quatre bas-reliefs semblables en tout à celui qu’on vient de décrire ; mais le principal mérite de ce monument consiste sans contredit, en ce qu’il contient, comme j’ai pu facilement m’en convaincre, les noms hiéroglyphiques des villes de l’Égypte dans lesquelles chacune de ces nombreuses divinités fut honorée d’un culte spécial. J’y retrouve en effet, au milieu d’une foule d’autres, les noms sacrés de Thèbes, de Memphis, d’Hermopolis magna, d’Ombos, d’Aphroditopolis, de Philæ, etc., que je connaissais déjà par l’étude d’autres inscriptions et textes hiéroglyphiques.

Les objets d’art de petit volume contenant la légende royale de ce Pharaon chéri d’Hercule, ne sont point rares dans les collections de l’Europe ; je me dispense de les énumérer, mais je citerai trois monuments très-remarquables, soit par leur matière, soit par leurs grandes proportions, existants tous trois dans le Musée Britannique. Les deux premiers sont deux obélisques en basalte noir ayant environ sept à huit pieds de hauteur et de l’exécution la plus pure et la plus précieuse. Ces monolithes avaient été érigés devant un temple consacré au second Hermès, Thoth-Ibiocéphale. Les légendes hiéroglyphiques gravées sur les quatre faces de cet obélisque disent en effet que le roi du peuple obéissant Seigneur du Monde, Soleil approuvé par hercule etc. le fils du Soleil aimé d’Hercule, Arthôout, vivant, semblable au soleil a fait exécuter le monument en l’honneur de lui Thôth deux fois grand, Seigneur-de-Schmoun Seigneur-Dieu-Grand, et qu’il a érigé l’obélisque dans la demeure du dieu.

Le troisième monument remarquable de ce règne et que la capitulation d’Alexandrie a mis aussi en la possession de l’Angleterre, est précisément le sarcophage dans lequel fut jadis renfermé le corps du Pharaon Arthôout lui-même. Sa légende hiéroglyphique se lit sur toutes les parties de ce beau sarcophage, mais le nom de ce roi défunt est constamment précédé, selon l’usage, de la formule funéraire, Osiris-Roi ou l’Osirien Roi, à la place des titres fils du Soleil et roi du peuple obéissant Seigneur du Monde, qui se donnent aux souverains vivants. Ce magnifique monument, qu’on veut bien regarder en Angleterre comme la tombe d’Alexandre le Grand, est plus connu en France et dans les relations des voyageurs modernes, sous le nom de sarcophage, cuve ou bassin de la mosquée de Saint-Athanase à Alexandrie.

Les légendes royales plus ou moins complètes que, sous les no 19 à 23 de la pl. V, j’ai provisoirement rangées dans la XXe dynastie, n’ont point toutes été copiées sur les monuments originaux du musée de Turin. J’ai tiré la légende no 21 de la Description de l’Égypte, dont les auteurs disent simplement l’avoir dessinée d’après les édifices de Thèbes. Ce prénom signifierait soleil protecteur du monde approuvé par phré, si la copie est minutieusement exacte. Le no 22 est aussi gravé dans le même ouvrage ; M. Huyot l’a également dessiné sur les lieux, à Thèbes, dans la cour du palais de Karnac, où cette légende se montre sur des constructions d’un beau style. Je cite en particulier ce prénom royal (no 22 a), parce qu’il diffère très-essentiellement de tous les autres prénoms royaux, en ce que le Pharaon, au lieu de se comparer au Soleil, comme tous ses prédécesseurs et successeurs, y prend le simple titre de grand prêtre d’ammon. Le nom-propre de ce Pontife-Roi (no 22 b) est Amensé-Pé-Hôr (ⲁⲙⲛⲥⲉ ⲡⲉϩⲱⲣ), si le dernier signe est bien réellement un épervier. Mais il ne peut naître de pareilles incertitudes sur les légendes royales numérotées 19, 20 et 23, puisque j’ai sous les yeux, à Turin, les monuments qui les portent. La légende no 20 est sculptée sur un grand bloc de pierre calcaire blanche, dont la destination primitive m’est inconnue. Le prénom no 19 a, existe aussi sur un scarabée, et je le connaissais déjà uni au nom propre no 19 b, sur un amulette de la collection de M. Lageard ; enfin j’extrais le prénom no 23, du plus complet des rituels funéraire hiéroglyphiques du musée de Turin. Dans la même colonne du manuscrit, où existe le prénom royal ; il est parlé d’un fils de roi ou prince, dont le titre et le nom-propre sont reproduits sur la planche V, no 24.

Le Musée Égyptien de S. M. le roi de Sardaigne ne possède, à ma connaissance, qu’un seul monument relatif à la XXIe dynastie : c’est une magnifique stèle funéraire de six pieds de hauteur sur deux de large, provenant de fouilles faites à Abydos dans la Thébaïde. La matière et le genre de travail de cette stèle, offrent une si parfaite analogie avec la matière et le travail de la belle stèle rapportée également d’Abydos par M. Thedenat, et appartenant aujourd’hui à M. Cousinery, que j’en fus d’abord frappé avant même de connaître le lieu d’où provenait le monument de Turin. Ce dernier porte en tête un prénom (pl. V, no 26 a.), avec la date de l’année XLVI[68]. Le manque total du nom-propre royal nous laisserait dans une complète incertitude sur l’époque où cet admirable bas-relief a été exécuté, si la stèle de M. Cousinery, laquelle est évidemment du même siècle et sort peut-être de la même catacombe, ne venait heureusement suppléer à cette absence et nous apprendre dans quelle dynastie nous devons chercher ce long règne.

Ce précieux modèle de sculpture égyptienne contient, vers le bas, deux petits bas-reliefs : l’un représente cinq personnages de divers sexes, portant des offrandes à leurs père et mère défunts. Sur l’autre, sont figurés les deux époux assis, ayant devant eux un autel chargé d’offrandes. Toute la partie supérieure de la stèle, est occupée par quinze grandes lignes horizontales d’hiéroglyphes, exécutés avec une finesse et une pureté peu communes. Treize de ces lignes contiennent l’inscription funéraire du défunt qui se nommait : ⲁⲁⲥⲛ Aasen ou Oosen et même Ousen. L’inscription commence véritablement à la troisième ligne supérieure par la formule ordinaire dans ces sortes de monuments, et dont celle-ci n’est qu’une pure amplification ; mais les deux premières lignes de la stèle, et qui forment une sorte de titre général, présentent un intérêt tout particulier, puisqu’elles contiennent la dédicace même de ce monument faite par un Pharaon dont les qualifications, et le nom propre environné du cartouche royal, remplissent la première ligne que je traduis ainsi, le sens de tous les caractères qui la composent étant bien connu d’ailleurs :

La vie divine ! l’Aroëris bienfaiteur du Monde, seigneur de la Région d’en haut et de la Région d’en-bas, le bienfaiteur du monde, roi du peuple obéissant, fils du Soleil mandouftep toujours vivant (pl. XV, no 23).

Le bas-relief placé à la suite de la légende funéraire, nous explique bien clairement pourquoi le Pharaon Mandou-ftép fit élever une si magnifique stèle à la mémoire de l’individu nommé Aasen, qu’aucun titre ni aucun détail de costume ne distingue, ni sa femme non plus, Hapévé (ϩⲁⲡⲩⲉ) ou Hapéfé (Epaphia), du commun des défunts figurés sur les autres stèles. Une pareille consécration ne fut, de la part de ce souverain de l’Égypte, qu’un simple acte de piété filiale, puisqu’il est représenté dans ce bas-relief, faisant à son père Aasen et à sa mère Hapévé, l’offrande d’une cuisse de victimes : sur la tête du Pharaon est tracée la légende suivante indiquant expressément son degré de parenté avec le défunt Aasen : Ⲥⲉϥ ⲙⲉⲓϥ Ⲙⲛⲧⲟⲩϥⲧⲡ son fils qui l’aime mandouftep. Ce roi n’était que le second des enfants de Aasen, car le fils aîné, nommé Osortasen (Ⲟⲥⲣⲧⲥⲛ), est placé avant Mandou-ftép et présente le premier son offrande funéraire (une oie) à leurs parents. Un troisième frère s’appelle ⲙⲛⲧⲟⲩⲥⲉ Mandou-sé et donne la main à leur sœur qui la donne à son tour à Thanen (ⲑⲛⲛ) un de ses enfants.

Le nom du père défunt, Aasen, n’est lié sur la stèle a aucun des titres qui précédent ou qui suivent les noms-propres royaux : le nom de Mandou-ftép seul est environné du cartouche royal, et nous devons forcément conclure de là, que le Pharaon Mandouftép fut le chef d’une famille royale, puisque ni son père, ni son frère aîné Osortasen n’a exercé le pouvoir suprême. C’est donc parmi les chefs de dynasties qu’il faut chercher à reconnaître, dans les extraits de Manéthon, ce roi Mandou-ftép par les soins duquel ce beau monument fut érigé. La pureté du travail de cette stèle qui dénote le meilleur temps de l’art, et la convenance des noms nous portent naturellement a reconnaître dans mandou-ftép (l’approuvé de Mandou), le roi Mendès ΜΕΝΔΗΣ de Diodore, le ΣΜΕΝΔΗΣ ou ΣΜΕΝΔΙΣ de Manéthon, le chef de la XXIe dynastie égyptienne, dite des Tanites (ΤΑΝΙΤΩΝ) parceque son premier roi appartenait à une famille originaire du Nome ou de la ville de Tanis.

Une circonstance presque indifférente au premier apperçu, mais qui devient grave lorsqu’on a quelque habitude des monuments de l’Égypte, établit encore assez positivement, l’identité de ces deux princes. Il était d’usage en effet parmi les Égyptiens, et toutes les stèles funéraires le prouvent invinciblement, que le fils prit le nom de l’un de ses ayeux soit paternel soit maternel. Or, nous trouvons dans la XXIe famille royale, celle des Tanites, que le fils et le successeur de Smendès (notre Mandou-ftép) s’appeloit ΨΟΥΣΈΝΗΣ[69], et l’on y retrouve des traces du nom même de l’aïeul paternel de ce roi, celui du père de Mandouftep, Aasen, Ousen, que l’on retrouve accru d’une finale grecque dans ΨΟΥΣΕΝ-ΗΣ. Un autre roi porte un nom analogue, et ces analogies méritent bien quelqu’attention.

Il faut donc aussi, Monsieur le Duc, rapporter à cette XXIe dynastie Tanite, le règne du Pharaon dans la XLVIe année duquel a été sculptée la belle stèle funéraire du Musée de Turin, si étonnamment analogue, quant au style et à la matière, à celle qui vient de nous fournir le nom hiéroglyphique du chef de cette famille royale ; et à cet égard encore, les extraits de Manéthon ne nous laissent pas même un seul instant d’incertitude, puisque celui qu’a donné l’Africain nous apprend que le Pharaon Psousénès I, successeur immédiat de Smendès (Mandou-ftép), occupa en effet le trône pendant 46 années consécutives comme le dit notre stèle[70]. C’est le plus long des règnes de la dynastie entière ; son premier roi (Smendès), ne gouverna en effet l’Égypte que pendant 26 ans ; le troisième Néphelchères, règna 4 ans ; le quatrième Aménophthis, 9 ans ; le cinquième Osochôr, 6 ans ; le sixième Psinachès, 9 ans ; enfin le septième et dernier, Psousénès II, 30 ans selon l’Africain, et non 35 comme le dit l’extrait d’Eusèbe qui ôte 5 ans au règne de Psousenès I, fixé à 46 par celui de l’Africain et par notre belle stèle, pour les reporter sur Psousénès II. C’est donc à la dernière année du règne de Psousénès I, qu’appartient la plus grande des stèles du musée de Turin. Le prénom royal qu’elle porte est par conséquent celui du Psousénès successeur de Mandou-ftép : ainsi cette belle stèle, sur laquelle je-dois revenir en traitant des bas-reliefs, remonterait au onzième siècle avant notre ère.

Je terminerai cette lettre, Monsieur le Duc, par l’indication de quelques monuments relatifs à la XXIIe dynastie égyptienne, famille originaire de Bubaste, qui monta sur le trône après la déchéance des Tanites, et ces monuments nous donneront aussi un nouvel exemple de cette permanence déjà annoncée des mêmes noms propres dans une famille.

Le chef des Bubastites porta le nom de ΣΕΣΈΓΧΩΣΙΣ, Sésenchosis, suivant l’extrait d’Eusèbe, ou de ΣΈΣΟΓΧΙΣ Sésonchis, d’après l’extrait de l’Africain. Ce dernier nom est le véritable, comme je l’ai fait voir déjà dans mon Précis du système hiéroglyphique[71], il est, à la finale près qui est grecque, la transcription, aussi exacte du moins qu’elle pouvait l’être en usant de l’alphabet grec, de l’égyptien ϣϣⲛⲕ schéschonk, nom de ce même Pharaon en hiéroglyphes phonétiques. J’ai établi en même temps que ce nom royal, précédé de son prénom, existe sur une des colonnades de la première cour du vaste palais de Karnac à Thèbes, dont M. Huyot a dessiné les légendes hiéroglyphiques. Je retrouve le nom-propre de Sésonchis, schéschonk, le Sésac, Schéschak ou Schischak de l’Écriture Sainte, conquérant de Jérusalem et spoliateur du Temple comme de la maison de David, inscrit sur le devant du trône d’une superbe statue léontocéphale du Musée de Turin. La déesse gardienne est représentée assise et décorée de ses insignes ordinaires. Ce colosse est de granit noir à taches blanches, et n’a pas moins de 7 pieds de hauteur. Il porte la légende royale suivante (pl. V no 27) :

» Le Dieu bienfaisant Seigneur du Monde, soleil du monde supérieur approuvé par phré, le fils du Soleil qui l’aime schéschonk. »

Une statue léontocéphale du Musée de Paris, offre la légende du même Roi. Je la retrouve aussi sur un scarabée du Musée de Turin, avec cette différence toutefois que le nom propre est abrégé, l’espace n’ayant permis d’inscrire que les deux premiers signes ϣϣ (Schésch) : une pareille abréviation de ce nom existe sur une statue du Musée Britannique, le dessein que j’en possède et que je tiens de Belzoni, portant seulement ϣⲛⲕ Schonk pour Schéschonk ϣϣⲛⲕ. Mais la présence du prénom et sur la statue de Londres et sur le scarabée de Turin, ne permet point de douter qu’il ne faille lire le cartouche nom-propre Schéschonk, ainsi que portent tant d’aufres monuments.

Ce chef de la XXIIe dynastie, celle des Bubastites, contemporain de Salomon et de son fils Roboam, paraît avoir exercé une puissante influence sur les destins politiques de la Judée. Hiéroboam, auquel un prophète avait promis la souveraineté sur dix des tribus d’Israël, fuyant la colère de Salomon, se réfugia à la cour de Sésonchis, auprès duquel il trouva non seulement un asile, mais encore un protecteur actif. Le Pharaon non content d’accueillir l’étranger fugitif, lui donna sa fille en mariage, et envahit la Judée après la mort de Salomon. Ce fut sans doute la terreur des armes égyptiennes, qui décida le démembrement des états de David, et la création du royaume d’Israël. Hérodote ni Diodore de Sicile n’a fait aucune mention des entreprises militaires de Sésonchis (Schéschonk), que les chronologistes modernes ont souvent confondus avec le grand Sésostris. Il paraît certain que, sous le règne de ce Pharaon, l’empire Égyptien avait conservé ou recouvré en très-grande partie la prépondérance et l’étendue que lui avaient acquises les travaux et les exploits guerriers des princes les plus illustres de la XVIIIe et de la XIXe dynasties, puisque Schéschonk parut devant les murs de Jérusalem à la tête d’une armée immense composée d’Égyptiens, de Libyens, de Troglodytes et d’Éthiopiens.

La qualification de Kouschi בושי (Éthiopien), que les livres saints donnent au roi Zarach ou Zaroch, c’est-à-dire à Osorchon fils et successeur de Sésonchis, semblerait prouver aussi que les Pharaons de la XXIIe dynastie tenaient tributaire une partie du vaste pays que les anciens ont connu sous le nom d’Éthiopie. Quoi qu’il en soit, le Musée de Turin possède un scarabée sur lequel est gravé le nom-propre de ce second des princes Bubastites ; ce nom, entièrement formé de signes phonétiques, se lit ⲁⲙⲛⲙⲁⲓ Ⲟⲥⲟⲣⲕⲛ, le chéri d’Ammon osorchon (pl. V, no 28 b), comme le cartouche nom-propre du même Pharaon, sculpté à la suite de ceux de Sésonchis sur les édifices de Karnac à Thèbes où nous retrouvons son prénom royal (pl. V, no 28 a) ainsi conçu : le soleil gardien de la région inférieure approuvé par ammon.

Il paraît que les noms de Schéschonk et d’Osorchon furent portés de préférence par les descendants du vainqueur de la Judée. C’est ce que prouve un papyrus hiéroglyphique, gravé par M. le baron Denon dans son intéressant et beau Voyage en Égypte[72]. Les 3e et 4e colonnes de ce manuscrit, orné de nombreuses figures emblématiques, contiennent le nom du défunt :

Le prêtre d’Amon-Ra roi des Dieux, Osorchon fils du grand prêtre d’Amon-Ra roi des Dieux Schéschonk, royal fils du Seigneur du monde le chéri d’Ammon Osorchon vivificateur semblable au Soleil pour toujours. Il s’agit évidemment ici d’un arrière petit-fils du Pharaon Schéschonk chef de la XXIIe dynastie. Le défunt dont ce papyrus conserve la mémoire, le prêtre d’Amonra Osorchon, était fils d’un prince, ⲥⲃⲛⲥⲧⲛ ou ⲥⲧⲛ-ⲥⲃ[73] appelé Schéschonk, l’un des enfants du Roi Osorchon fils et successeur du premier des Bubastites. Nous trouvons vous ainsi quatre générations d’une même famille dans lesquelles le nom du grand-père passe régulièrement au petit-fils. Ce manuscrit nous instruit en outre d’une particularité d’un assez haut intérêt pour l’histoire. Il prouve, puisque Schéschonk, fils du roi Osorchon, était grand prêtre d’Ammon, et selon toute apparence à Thèbes où le papyrus a été trouvé, que les Pharaons n’oubliant point que la monarchie avait été fondée en Égypte sur les ruines du gouvernement théocratique, cherchaient à prévenir toute réaction d’une caste nombreuse et puissante, en confiant les hautes dignités du sacerdoce à des personnes de leur propre famille. Le défunt Osorchon, fils du grand prêtre Scheschonk, était sans doute, suivant la coutume égyptienne, destiné à succéder à son père dans le suprême sacerdoce d’Amon-Ra, la grande divinité de Thèbes, puisqu’à l’époque de sa mort, il était déjà prêtre de ce dieu. Peut-être aussi que le roi Amensé-Péhor[74] que nous avons conjecturalement rangé dans la XXe dynastie, et dont le prénom royal contient exactement le même titre, le grand prêtre d’Ammon, fut un prince d’une autre dynastie, qui, n’étant point appelé directement au trône et se trouvant revêtu du grand sacerdoce d’Ammon, dut ensuite le sceptre à des évènements imprévus. Il demeure certain toutefois, que l’opinion de la plupart de nos écrivains modernes, qui nous représentent toujours l’Égypte courbée sous le joug sacerdotal, et les Pharaons esclaves des pontifes, mérite encore un sérieux examen avant que d’être définitivement adoptée.

Le Musée de Turin possède un second monument funéraire rappelant le souvenir d’un autre membre de la dynastie des Bubastites. C’est un fragment de tableau ou plutôt de stèle en bois de sycomore, peinte et dont les couleurs ont presque conservé tout leur éclat primitif. Nous avons à regretter la perte de plus des deux tiers de cette curieuse peinture ; ce qui reste appartenait à la portion gauche de la stèle (pl. XVI).

Au-dessous d’une moitié du caractère figuratif du ciel peint en bleu et recourbé sur le contour extrême de la stèle, on aperçoit encore le disque ailé emblème du premier Hermès, la lumière et la sagesse éternelles. Les ailes du globe sont peintes en rouge et en vert ; l’extrémité encore visible du caractère ciel, repose sur l’emblème ordinaire de la région supérieure, espèce d’enseigne ornée de bandelettes. La partie opposée de la stèle montrait indubitablement, comme le prouvent une foule d’exemples, l’autre extrémité du caractère ciel (ⲡⲑ) appuyée sur l’emblème de la région inférieure. Ces deux enseignes symboliques formaient ainsi l’encadrement du tableau dont le sujet est un acte d’Adoration, ΠΡΟΣΚΎΝΗΜΑ. La figure en pied de l’adorateur existe encore presque en totalité, ainsi que les deux dernières colonnes de sa légende hiéroglyphique. La tête de cet Égyptien, dont toutes les chairs sont coloriées en rouge très-vif, est entièrement rase, ce qui semblerait prouver qu’il appartenait à l’ordre sacerdotal. Le cône et les feuillages qui surmontent sa tête, indiquent aussi que cette image est celle d’un individu défunt. Enfin, la peau de panthère qui couvre la partie supérieure de son corps, comme la tête de l’animal fixée sur sa ceinture et à laquelle est appendu un riche ornement semblable à celui qui décore la ceinture des rois, tout concourt à prouver le haut rang de ce personnage. La statue d’Aménophis II citée dans ma précédente lettre, et un manuscrit funéraire d’Osorchon[75], arrière petit-fils de Sésonchis, établissent assez que ce costume était propre aux membres des familles Pharaoniques, et les restes de la légende hiéroglyphique tracée sur la stèle même, à côté de l’adorateur, en fournit une nouvelle preuve : la plupart des signes qui composent cette légende étant phonétiques, j’en donne ici la transcription en caractères coptes :

ⲧ. ⲥⲧ. ⲥⲧⲛⲥⲑ ⲛ Ⲧⲕⲁⲧⲑ ⲧⲙⲁⲩϥ Ⲧⲁⲙⲡϫ ϩⲓⲙⲑ
ⲧⲥⲑ ⲛ ⲛⲟⲩⲧⲑⲙⲁⲓ ϩⲱⲣ ⲥⲧ.
(défunt) Royal fils de takelothé, sa mère étant
tampedj fille de l’aimé de Dieu horus (défunt).

Le premier signe de ce débris d’inscription est un ou  ; c’est la dernière lettre du nom-propre du personnage représenté sur le tableau ou peut-être aussi du nom propre de son père. L’autre portion de ce nom se trouvait dans la colonne précédente sur la partie perdue de la stèle. Les deux caractères suivants ⲥⲧ sont l’abréviation de ce groupe qui accompagne constamment les noms-propres, soit dans les papyrus, soit sur les stèles. Je l’ai traduit provisoirement par défunt, quoique les éléments dont il est formé me semblent exprimer l’idée générale appartenant à la région inférieure, ce qui pourrait être applicable à tout individu vivant ou mort, appartenant à la terre de la région inférieure de l’univers égyptien.

La plante et le Chénalopex sont les abréviations usuelles du titre ⲥⲧⲛ-ⲥⲑ, ou ⲥⲧⲛⲥⲓ, royal fils, enfant de Roi (prince), titre particulier aux seuls descendants des Pharaons. Le nom-propre du père de ce prince est effectivement environné du cartouche, marque distinctive accordée, sans exception, aux seuls noms des souverains sur tous les monuments écrits de l’Égypte. Cet encadrement renferme cinq caractères tous phonétiques. La valeur fixe de chacun de ces signes étant déjà parfaitement déterminée par mes recherches antérieures, il m’a été facile, les extraits de Manéthon à la main, de voir que ce nom (pl. V, no 29), dont la transcription en lettres coptes peut donner indifféremment Ⲧⲕⲣⲧⲓ, Ⲧⲕⲁⲑⲉ, Ⲧⲕⲁⲑⲓ ou Ⲑⲕⲁⲑⲓ, ne peut être que celui du Pharaon appelé ΤΑΚΈΛΩΘΙΣ Takelôthis, ou ΤΑΚΈΛΛΩΘΙΣ Takellôthis, dans l’extrait d’Eusèbe, comme dans celui de l’Africain. Ces deux chronologistes, d’après le texte original de Manéthon qu’ils avaient pris pour guide, et avec toute raison, dans la partie de leurs ouvrages relative aux annales égyptiennes, placent le Pharaon Takellôthis dans la XXIIe dynastie, c’est-à-dire parmi les rois de la famille Bubastite dont Sésonchis fut le chef.

Je retrouve donc ainsi, Monsieur le Duc, soit sur des stèles, soit dans les papyrus, les noms des trois Pharaons Bubastites mentionnés par les écrivains grecs. L’existence historique de la XXIIe dynastie est donc prouvée monumentalement comme celle des XXIe, XXe, XIXe, XVIIIe et XVIIe ; et si le petit nombre d’objets d’art Égyptiens transportés en Europe, et qu’il m’a été permis d’étudier, donnent déjà de telles lumières, que ne serait-il point permis d’espérer de recherches bien méditées d’avance et convenablement dirigées sur le sol même de l’Égypte qui recèle encore tant de trésors historiques ? Mais de telles entreprises dépassent les facultés d’un simple particulier ; elles réclameraient et l’attache et la coopération active d’un gouvernement protecteur zélé des lettres. Il faut donc se contenter, dans l’état actuel des choses, d’explorer les monuments Égyptiens existants dans les collections de l’Europe.

Je me propose, en conséquence, de poursuivre, dans une prochaine Lettre, l’examen des statues, bas-reliefs, manuscrits ou amulettes qui peuvent se rapporter aux dynasties postérieures à celle des Bubastites. L’espoir fondé de trouver et d’étudier dans les Musées de Florence, de Rome et de Naples, de nombreux documents qui confirment ou étendent ceux que j’ai déjà recueillis ici, et qui donnent des lumières bien désirables relativement aux dernières dynasties des Pharaons, à celles des Perses ou des Lagides, m’engage à suspendre la rédaction de ma troisième Lettre, afin de l’enrichir de notions nouvelles, et justifier ainsi l’honorable intérêt que vous voulez bien accorder à mes travaux. La continuation de mon voyage ne tournera point d’ailleurs au profit seul de mes études, puisqu’elle me promet le précieux avantage de vous renouveler de vive voix, Monsieur le Duc, les expressions de mon respectueux dévouement.

Turin, décembre, 1824.
J. F. CHAMPOLLION le jeune.
  1. Πολεμοῦντες ἀεὶ καὶ ποθοῦντες μᾶλλον τῆς Αἰγύπτου ἐξᾶραι τὴν ῥίζαν. Manetho, apud Joseph. contra Apion. I.)
  2. Τὸ λοιπὸν τάς τε πόλεις ὠμῶς ἐνέπρησαν καὶ τὰ ἱερὰ τῶν θεῶν κατέσκαψαν. (Idem, ibidem.)
  3. Idem, ibidem.
  4. Τήν τε ἄνω καὶ κάτω χώραν δασμολογῶν (Idem, ibidem.)
  5. Καὶ φρουρὰν ἐν τοῖς ἐπιτηδειοτάτοις καταλείπων τόποις. (Idem, ibidem.)
  6. Description de l’Égypte. Karnac, Temple du Sud.
  7. Planche IV, n. 1. b.
  8. Voyez sur cette divinité, la Xe livraison de mon Panthéon Égyptien.
  9. Le nom propre du roi, comme cela arrive fréquemment dans les légendes royales hiéroglyphiques, est quelquefois inséré entre les deux portions du titre Établi par Phtha (Ⲡⲧϩ-Ⲙⲛⲧⲟⲩⲉⲓ-ⲙⲛ) pour (Ⲡⲧϩⲙⲛ Ⲙⲛⲧⲟⲩⲉⲓ) que portent d’autres monuments.
  10. Καθ' οὓς χρόνους παρεβάλομεν ἡμεῖς εἰς ἐκείνους τοὺς τόπους. (Lib. I, pag. 30, in fine.) Et en ce qui concerne ce tombeau d’Osymandyas comme d’autres antiquités égyptiennes, Diodore écrit et d’après les prêtres, et d’après les historiens grecs (notamment Hécatée) qui s’étaient rendus à Thèbes sous Ptolémée Soter, dont les relations, dit-il, s’accordent avec la sienne. Nulle part Diodore ne donne à entendre qu’il ait vu ce tombeau : s’il avait existé de son temps, il l’aurait certainement visité ; il n’aurait pas écrit d’après les autres, mais d’après lui-même. Il nous fait soigneusement remarquer ailleurs, 1o que selon les anagraphes interprétés par les prêtres, le nombre des tombeaux royaux était de 47 ; 2o que du temps de Ptolémée Soter il n’en existait plus que 17 ; 3o que la plupart de ceux-ci avaient été détruits (ou violés) à l’époque où il se rendit lui-même en Égypte. Si le tombeau d’Osymandyas avait existé alors, Diodore, qui donne des indications si précises sur le nombre et l’état des monumens de ce genre, n’aurait pas manqué de nous en avertir, et il ne se serait pas contenté de le décrire sur les dires seuls des prêtres et des écrivains grecs qui avaient visité l’Égypte avant lui.
  11. Diodore de Sicile : livre Ier ch. 50. pag. 59.
  12. Pages 41 et 68.
  13. Panthéon égyptien, planche no 10.
  14. Panthéon égyptien, planche 11 et son explication.
  15. Description du l’Égypte, Ant. vol. III, pl. 69, nos 31 et 32, 55, 56 et 62.
  16. Œdipus Ægyptiacus, tome III, pag. 212.
  17. Voir la gravure de cet obélisque dans le grand ouvrage de G. Zoëga, De origine et usu Obeliscorum.
  18. Gan, Antiquités de la Nubie, pl. 47.
  19. Pl. VI, les six premiers cartouches, à droite, de la ligne intermédiaire, l’ordre des règnes étant de droite à gauche.
  20. L’Africain, apud Syncell. Chronograph. pag. 61. Édit. Reg.
  21. Ibidem, Chronograph. pag. 103.
  22. Josephe, contre Apion, liv. Ier.
  23. Γενέσθαι φησὶν ἐπὶ τοὺς Ποιμένας ἐπανάστασιν, συῤῥαγῆναι μέγαν καὶ πολυχρόνιον.
  24. V. mon Égypte sous les Pharaons, partie géographique, tome II, pages 87 à 92, in-8o. Paris, 1814, de Bure frères.
  25. Première Lettre, page 94.
  26. Première Lettre, page 27
  27. Voyez la planche VII, qui est de la grandeur de l’original.
  28. Ce manuscrit était un Tableau chronologique des dynasties Égyptiennes.
  29. Voyez ce groupe, pl. XV, no A, à la suite de cette lettre.
  30. Josèphe, contre Apion, livre Ier.
  31. Georges le Syncelle, Chronograph., pag. 68, édit. Reg.
  32. Idem, pag. 63, édit. Reg.
  33. Ce groupe est gravé dans mon Précis du système hiéroglyphique, Tableau général, nos 400 et 401.
  34. Je dois la connaissance de ce curieux objet, à l’amitié de Mr L. J. J. Dubois, son possesseur actuel.
  35. Cailliaud, Voyage à Méroé, vol. II, pl. 29.
  36. Ce prénom existe également sur le scarabée no 1737 du Recueil de Mr de Palin.
  37. Dans son texte cité par Josèphe, premier livre contre Apion.
  38. La légende d’Aménoftep (pl. VIII, 4 a.) est répétée toujours en écriture hiératique, sur un très-petit fragment d’un autre manuscrit de Turin portant deux fois, au verso, une date de règne : Ⲣⲟⲙⲡⲉ ⲉ︤︦ Ⲭⲟⲓⲁⲕ ⲥⲟⲩ ⲕ︤︦ⲇ︤︦, L’an V, du mois de choïak le 24. Mais l’exiguïté de ce débris d’un long manuscrit, ne permet point d’affirmer que cette date doit être réellement attribuée au règne du Pharaon Aménoftep nommé au recto de ce même papyrus, plutôt qu’au règne d’un roi beaucoup moins ancien. J’ai aussi extrait une troisième légende d’Aménoftep (pl. VIII, no 4 b.), de deux textes hiératiques fort étendus, écrits au pinceau et à l’encre noire, sur la partie intérieure des couvercles de deux des riches cercueils de la momie de Schèbamon (Première Lettre, pag. 27), appartenant aussi au musée de Turin. Cette légende diffère des précédentes par l’addition du caractère phonétique ϥ au nom propre d’Aménoftep écrit ainsi Aménoftepf.
  39. Première Lettre, pag. 26.
  40. Conformément aux nouveaux faits déduits de ce texte hiératique, il faudra donc entendre désormais en parlant des rois de la XVIIIe dynastie, par
    Thoutmosis Ier
    Le Chèbron
    de Manéthon
    Thoutmosis II
    L’Aménophis Ier
    Thoutmosis III
    Le Misphra (Mœris)
    Thoutmosis IV
    Le Thoutmosis prédécesseur d’Aménophis II (Memnon)
  41. Première Lettre, page 72.
  42. V. mon Panthéon Égyptien, pl. no 6, et son explication.
  43. Je rends par Athlophore un titre sacerdotal dans lequel l’image de l’emblème de la victoire est le signe dominant. J’ignore, du reste, si la qualification roi des 30 régions se rapporte à un dieu ou à un Pharaon.
  44. Le sens du mot ⲥⲛⲕ, qui est ici un nom d’agent, m’est encore inconnu. Le mot ⲑⲟ signifie le monde.
  45. Voir le Panthéon Égyptien, planche no 7 a et son explication.
  46. Précis du système hiéroglyphique, Tableau général, no 67.
  47. Précis du système hiéroglyphique, Tabl. général, no 39.
  48. Idem, no 79.
  49. Je désignerai à l’avenir son prédécesseur Ramsès-Amménémès sous le nom de Ramsès IX.
  50. Suprà, première Lettre, pag. 100.
  51. Antiq. vol. III, pl. 69, no 41 et 42.
  52. Précis du système hiéroglyphique, Tableau général, no 399.
  53. Antiquités, vol. III, pl. 69, no 42.
  54. Livre II § CXII.
  55. Livre I, p. 62. Les manuscrits offrent les variantes Κετηνα, Κετνα et Κετινα.
  56. Odyssée, livre IV, vers 385, 386.
  57. À la rigueur le texte de Manéthon, d’après Eusèbe, peut ne donner que 6 années de règne à ce roi, au lieu de la variante 7. Voir sur ce point la Notice Chronologique à la suite de cette Lettre.
  58. Le texte arménien dit 172.
  59. Hérodote, liv. II, § CXXI.
  60. Diodore, Biblioth., liv. I ; chap. 61 et 63.
  61. Le Syncelle, Chronograph., pag. 160, ed. reg.
  62. Hérodote, liv. II, § CXXI.
  63. Voy. Abd-allatif traduit par M. Silvestre de Sacy.
  64. Georges le Syncelle, Chronograph., pag. 58, ed. reg.
  65. Περὶ δὲ τῶν Πυραμίδων οὐδὲν ὅλως οὐδὲ παρὰ τοῖς ἐγχωρίοις οὕτε παρὰ τοῖς συγγραφεῦσι συμφωνεῖται. Diodore liv. I, § 64.
  66. Diodore de Sicile, liv. I, § 63.
  67. 2e livraison pl. 8.
  68. Voy pl. XV, no 23.
  69. Apud Syncel. chronograph, pag. 93, ed. reg.
  70. Ibid. pag. 73.
  71. Chap. VIII pag. 203 et suiv.
  72. Pl. 137. Voir aussi le Précis du système hiéroglyphique, planche XI.
  73. Comme on le trouve dans la troisième colonne du même papyrus où la légende généalogique est reproduite une seconde fois. — Ce titre ⲥⲧⲛⲥⲃ ou ⲥⲃⲛⲥⲧⲛ, prince, enfant de Roi, ne m’étant pas encore connu lorsque je publiai mon Précis du système hiéroglyphique, je ne pus décider aussi positivement que je le fais aujourd’hui, le degré de parenté de cet Osorchon avec le roi Séchonchis.
  74. Supra, page 113.
  75. Supra, page 123.