Lettres à M. Malthus sur l’économie politique et la stagnation du commerce/V


LETTRE CINQUIÈME.


Monsieur,


À la lecture de vos Principes d’économie politique, l’objet qui le premier a dû fixer mon attention, était cette grande maladie qui tourmente maintenant le genre humain et qui l’empêche de vivre de ses produits. Quoique dans l’ordre des idées, une discussion sur la nature des richesses, dût précéder celle-là, pour aider l’esprit à comprendre tous les phénomènes qui se rapportent à leur formation et à leur distribution, je n’ai pas cru devoir lui accorder la préséance, en ce qu’elle semble intéresser plus spécialement ceux qui cultivent l’économie politique comme science, et sans aucune vue d’applications. Cependant je ne puis poser la plume sans vous dire ma pensée sur ce point. Vous m’y autorisez vous-même par la noble franchise avec laquelle vous provoquez des discussions qui puissent éclairer le public. « Il est à désirer, dites-vous (page 4) que ceux que le public regarde comme juges compétens, s’accordent sur les propositions principales. » On ne saurait donc trop les éclaircir.

Vous blâmez, comme trop vague, la définition que milord Lauderdale donne de la richesse en disant que c’est tout ce que l’homme désire comme pouvant lui être utile ou agréable ; et selon moi vous avez grande raison. Je cherche la définition que vous croyez devoir substituer à celle-là ; et je trouve que vous donnez le nom de richesses à tous les objets matériels qui sont nécessaires, utiles, ou agréables à l’homme (page 28). La seule différence que je remarque entre ces deux définitions, consiste dans le mot matériel que vous ajoutez à celle de milord Lauderdale ; et s’il faut que je vous l’avoue, ce mot me paraît le contraire de la vérité.

Vous devez pressentir mes raisons. La grande découverte de l’économie politique, ce qui la rend précieuse à jamais, c’est d’avoir montré que l’on peut créer de toutes pièces les richesses. L’homme a pu dès-lors savoir comment il fallait s’y prendre pour posséder ces bienheureux moyens de satisfaire ses désirs. Mais, ainsi que j’ai déjà eu occasion d’en faire la remarque, il est au-dessus du pouvoir de l’homme, d’ajouter un atome à la masse des matières dont se compose le monde. S’il crée de la richesse, la richesse n’est pas de la matière : il n’y a point de milieu. L’homme ne peut, au moyen de ses capitaux et de ses terres, que changer les combinaisons de la matière pour lui donner de l’utilité ; mais l’utilité est une qualité immatérielle.

Ce n’est pas le tout, monsieur, je crains que votre définition ne contienne pas le caractère essentiel de la richesse. Permettez-moi quelques explications pour appuyer ma pensée.

Adam Smith, avec tout le monde, a remarqué qu’un verre d’eau qui pouvait être une chose fort précieuse quand on a soif, n’était point une richesse. C’est pourtant un objet matériel, il est nécessaire, utile, ou agréable à l’homme. Il remplit toutes les conditions de votre définition ; et ce n’est pas de la richesse. Ce n’est pas du moins de celle qui fait le sujet de nos études et la matière de votre livre. Que lui manque-t-il pour cela ? d’avoir de la valeur.

Il y a donc des choses qui sont des richesses naturelles, fort précieuses pour l’homme ; mais qui ne sont point celles dont il est donné à l’économie politique de pouvoir s’occuper. Peut-elle les accroître ? Peut-elle les consommer ? Non ; elles suivent d’autres lois que les siennes. Un verre d’eau est soumis aux lois de la physique ; l’attachement de nos amis, notre réputation dans le monde, dépendent des lois de la morale, et échappent à celles de l’économie politique. Quelles sont donc les richesses du ressort de cette science ? celles qui sont susceptibles de création et de destruction, de plus et de moins ; et ce plus, ce moins, qu’est-ce encore une fois ? de la valeur.

Vous-même, monsieur, êtes forcé d’en convenir en plusieurs endroits. Vous dites (page 340) : « Il paraît donc que la richesse d’une nation dépend, en partie, de la quantité des produits obtenus par son travail (elle en dépend tout-à-fait) ; et en partie de l’adaptation de son travail aux besoins et aux moyens de la population, à l’effet de donner de la valeur à ses produits. » Et à la page suivante vous êtes encore plus positif. Après être entré plus avant dans la question, vous avouez que « il est évident que, dans l’état actuel des choses, la valeur des marchandises… peut être regardée comme la seule cause de l’existence de la richesse. » Comment se peut-il dès-lors qu’une condition aussi essentielle que la valeur, manque à votre définition ?

Mais cela ne suffit pas : nous ne connaîtrions qu’imparfaitement la nature des richesses, si nous ne parvenions à préciser ce mot valeur. Nous suffit-il pour posséder de grandes richesses, d’évaluer très-haut les biens que nous possédons ? Si j’ai fait construire une maison que je trouve charmante, et s’il me plaît de l’évaluer cent mille francs, suis-je réellement riche de cent mille francs à raison de cette maison ? Nous recevons un présent d’une personne qui nous est chère ; ce présent est inestimable à nos yeux : s’ensuit-il qu’il nous rende immensément riches ? Vous ne pouvez le penser. Pour qu’une valeur soit une richesse, il faut donc que ce soit une valeur reconnue, non par le possesseur, mais par une autre personne. Or, quelle preuve irrécusable peut-on donner qu’une valeur est reconnue, si ce n’est lorsque, pour l’avoir, d’autres hommes consentent à donner en échange, une certaine quantité d’autres choses pourvues de valeur. Malgré l’estimation de cent mille francs que j’aurai faite de ma maison, s’il m’est impossible de trouver quelqu’un qui, pour l’avoir, veuille sacrifier au-delà de cinquante mille de ces pièces que nous appelons un franc, je ne puis pas dire qu’elle vaille cent mille francs : elle n’en vaut réellement que cinquante mille ; elle ne me rend riche que de cinquante mille francs, et de tout ce qu’on peut avoir pour cinquante mille francs.

Aussi Adam Smith[1], immédiatement après avoir observé qu’il y a deux sortes de valeurs, et avoir nommé, assez improprement à mon avis, l’une valeur en usage, et l’autre valeur en échange, abandonne-t-il complètement la première, et s’occupe-t-il dans tout le cours de son ouvrage de la valeur échangeable uniquement. C’est ce que vous avez fait vous-même, monsieur[2] ; c’est ce qu’a fait M. Ricardo ; ce que j’ai fait ; ce que nous avons tous fait ; par la raison qu’il n’y a pas d’autre valeur en économie politique ; que celle là seule est sujette à des lois fixes, qu’elle seule, se forme, se distribue, et se détruit suivant des règles invariables, et qui peuvent devenir l’objet d’une étude scientifique. Par une suite nécessaire, le prix de chaque chose étant sa valeur échangeable estimée en monnaie, il n’y a que des prix courans en économie politique : ce que Smith appelle prix naturel, n’a rien de plus naturel que tout le reste : ce sont les frais de production ; c’est le prix courant des services productifs.

Je ne prétends point le dissimuler : vous avez, monsieur, dans M. Ricardo, un puissant et respectable auxiliaire. Il était contre vous dans la question des débouchés ; il combat avec vous dans la question des valeurs ; mais, malgré mes relations avec lui et l’estime réciproque dont nous faisons profession l’un pour l’autre, je n’ai pas craint de combattre deja ses raisons[3] : notre première passion à l’un et à l’autre, et j’ose dire la vôtre, monsieur, n’est-elle pas l’amour du bien public et de la vérité ?

Voici les paroles de M. Ricardo : « La valeur diffère essentiellement des richesses ; car la valeur ne dépend pas de l’abondance (des choses nécessaires ou agréables), mais de la difficulté ou de la facilité de leur production. Le travail manufacturier d’un million de personnes produira toujours la même valeur, mais ne produira pas toujours la même richesse. Par des machines plus parfaites, une habileté plus exercée, un travail mieux divisé ; par l’ouverture de nouveaux débouchés donnant lieu à des échanges plus avantageux, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de choses nécessaires ou agréables, qu’elles en pourraient produire dans une autre situation sociale ; et pourtant elles n’ajouteront rien à la somme des valeurs[4]. »

Cet argument, fondé sur des faits qui ne sont point contestés, paraît convenir parfaitement au sens que vous soutenez. Il s’agit de savoir comment ces faits confirment, au lieu de l’infirmer, la doctrine des valeurs, la doctrine qui établit que les richesses se composent de la valeur des choses que l’on possède, en réservant ce mot de valeur aux seules valeurs reconnues et échangeables.

Qu’est-ce, en effet, que la valeur, que cette qualité susceptible d’appréciation, susceptible de plus et de moins, qui réside dans les choses que l’on possède ? C’est la qualité qui nous permet d’obtenir, en échange des choses que nous avons, les choses dont nous avons besoin. Cette valeur est d’autant plus grande, que la chose que nous avons peut obtenir une plus grande quantité de la chose que nous desirons. Ainsi, quand j’ai besoin d’échanger un cheval que je possède contre du froment dont j’ai besoin, c’est-à-dire quand il me convient de vendre mon cheval pour acheter du blé, si mon cheval vaut six cents francs, j’ai une fois plus de valeur à mettre en blé, que si mon cheval ne valait que trois cents francs ; j’aurai une quantité double de boisseaux de blé, et en même temps cette portion de ma richesse sera le double plus grande. Et, comme le même raisonnement peut être appliqué généralement à tout ce que je possède, il s’ensuit que notre richesse se mesure sur la valeur des choses que nous possédons. C’est une conséquence que personne ne peut raisonnablement repousser.

Vous ne pouvez pas nier de votre côté, me dit M. Ricardo, que l’on ne soit plus riche lorsqu’on a plus de choses agréables et nécessaires à consommer, quelle que soit d’ailleurs leur valeur. J’en conviens en effet ; mais n’est-ce pas avoir plus de choses à consommer, que d’avoir la puissance d’en acquérir en plus grande quantité ? Posséder plus de richesses, c’est avoir dans ses mains le pouvoir d’acheter une plus grande quantité de choses utiles, une plus grande quantité d’utilité, en étendant cette expression à tout ce qui nous est nécessaire ou agréable. Or cette proposition n’a rien de contraire à ce qu’il y a de vrai dans la définition que M. Ricardo et vous, monsieur, donnez de la richesse. Vous dites que la richesse est dans la quantité de choses nécessaires ou agréables que l’on possède : je le dis comme vous ; mais, comme ces mots, quantité de choses nécessaires ou agréables, ont une signification vague et arbitraire qui ne peut point entrer dans une définition bien faite, je les précise par l’idée de leur valeur échangeable. Alors la limitation de l’idée d’utilité est d’être égale à une autre utilité quelconque que les autres hommes consentent à donner en échange de celle que vous possédez. Dès-lors il y a équation ; on peut comparer une valeur avec une autre par le moyen d’une troisième : un sac de froment est une richesse égale à une pièce d’étoffe, lorsque l’une et l’autre peuvent s’échanger contre une égale quantité d’écus. Voilà ce qui peut servir de base à des comparaisons, ce qui permet de mesurer une augmentation, une diminution ; en un mot, voilà les bases d’une science. L’économie politique n’existe point sans cela ; c’est cette seule considération qui l’a tirée du domaine des rêveries : elle est si essentielle, que vous lui rendez hommage sans le vouloir, et qu’il n’y a pas un de vos raisonnemens où elle ne soit exprimée ou sous-entendue. Autrement vous auriez fait reculer la science, au lieu de l’enrichir de vérités nouvelles.

En même temps que votre définition et celle de M. Ricardo manquent de précision, elles manquent aussi d’étendue ; elles n’embrassent pas la totalité de ce qui fait nos richesses. Quoi ! nos richesses se borneraient aux objets matériels nécessaires ou agréables ! Et nos talens, pour quoi les prenez-vous donc ? Ne sont-ce pas des fonds productifs ? n’en tirons-nous pas des revenus ? des revenus plus ou moins grands, de même que nous retirons un revenu plus grand d’un arpent de bonne terre, que d’un arpent de broussailles ? Je connais des artistes habiles, qui n’ont d’autre revenu que celui qu’ils tirent de leurs talens, et qui sont dans l’opulence. Selon vous, ils ne seraient pas plus riches qu’un barbouilleur d’échoppes.

Il vous est impossible de le nier : tout ce qui a une valeur échangeable fait partie de nos richesses. Elles se composent essentiellement des fonds productifs que nous possédons. Ces fonds sont ou des terres, ou des capitaux, ou des facultés personnelles. De ces fonds les uns sont aliénables et non consommables, comme les terres ; les autres aliénables et consommables, comme les capitaux ; d’autres enfin inaliénables et cependant consommables, comme les talens, qui périssent avec celui qui les possède. De ces fonds sortent tous les revenus qui font vivre la société ; et, ce qui paraît paradoxal quoique parfaitement vrai, tous ces revenus sont immatériels puisqu’ils dérivent tous d’une qualité immatérielle qui est l’utilité. Les différentes utilités sorties de nos fonds productifs, se comparent entre elles par leur valeur, que je n’ai pas même besoin de nommer échangeable, parce que, en économie politique, je n’en reconnais point à moins qu’elle ne soit échangeable.

Quant à la difficulté qu’élève M. Ricardo en disant que, par des procédés mieux entendus, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de richesses, sans produire plus de valeurs, cette difficulté n’en est pas une lorsque l’on considère, ainsi qu’on le doit, la production comme un échange dans lequel on donne les services productifs de son travail, de sa terre et de ses capitaux, pour obtenir des produits. C’est par le moyen de ces services productifs que nous acquérons tous les produits qui sont au monde ; et voilà, pour le dire en passant, ce qui donne de la valeur aux produits ; car, après les avoir acquis à titre onéreux, on ne peut pas les donner pour rien. Or, puisque nos premiers biens sont des fonds productifs que nous possédons, que nos premiers revenus sont les services productifs qui en émanent, nous sommes d’autant plus riches, nos services productifs ont d’autant plus de valeur, qu’ils obtiennent dans l’échange appelé production, une plus grande quantité de choses utiles. Et, en même temps, comme une plus grande quantité de choses utiles et leur meilleur marché sont des expressions parfaitement synonymes, les producteurs sont plus riches quand les produits sont plus abondans et moins chers. Je dis les producteurs en général, parce que la concurrence les oblige à donner les produits pour ce qu’ils leur coûtent ; tellement que lorsque les producteurs de froment ou d’étoffes réussissent, par le moyen des mêmes services productifs, à produire une double quantité de blé ou d’étoffe, tous les autres producteurs peuvent acheter une double quantité de blé ou d’étoffe avec un pareille quantité de services productifs, ou, ce qui est la même chose, avec les produits qu’ils en tirent.

Telle est ; monsieur, la doctrine bien liée sans laquelle il est impossible, je le déclare, d’expliquer les plus grandes difficultés de l’économie politique et notamment, comment il se peut qu’une nation soit plus riche lorsque ses produits diminuent de valeur, quoique la richesse soit de la valeur. Vous voyez que je ne crains point de réduire mes prétendus paradoxes à leur plus simple expression. Je les dépouille nus et je les livre à votre équité, à celle de M. Ricardo, et au bon sens du public. Mais en même temps je me réserve de les expliquer si on les entend mal, et de les défendre avec persévérance si on les attaque injustement.




FIN.

  1. Liv. I, ch. 4.
  2. Il est donc évident que la valeur des marchandises, c’est-à-dire le sacrifice en travail, ou en tout autre article, que les gens consentent à faire pour les obtenir en échange, etc. » Malthus : Principes d’économie politique, page 341 de l’édition anglaise.
  3. Voyez les notes que j’ai ajoutées à la traduction française que M. Constancio a donnée des Principes d’économie politique de M. Ricardo.
  4. Principes d’économie politique, de M. Ricardo, seconde édition anglaise, chap. 20.